Wild crows – 1 – Addiction : chapitre 5

Chapitre 5

 

Joe

 

Jerry Welsh referma la porte derrière lui et je découvris une pièce étroite, un bureau métallique recouvert de piles de feuilles en désordre, un vieil ordinateur poussiéreux, un fauteuil en piteux état, une chaise sans doute réservée aux visiteurs, et sur les murs au crépi jauni, quelques posters de playmates dénudées. Aucun doute ne subsistait, nous étions bien dans un garage de seconde zone. Il m’indiqua de prendre place sur la chaise et se vautra dans l’assise à roulettes située de l’autre côté du bureau. Puis il croisa ses mains devant lui, me détaillant de nouveau comme un ovni. Je remarquai les énormes bagues en argent sur ses larges phalanges, puis je pris place, incertaine, ne sachant pas par où commencer.

— Alors, c’est quoi ces conneries ? Je ne t’ai jamais vue de ma vie, ma belle… commença-t-il d’une voix grave à faire trembler les murs.

Je devais être bien pâlichonne, soudain, face à ce costaud qui ressemblait à un vétéran de guerre surentraîné. En dépit de son âge, sa carrure restait impressionnante sous son tee-shirt et son cuir.

— Ce ne sont pas des conneries. En réalité, je ne sais même pas comment vous l’expliquer… j’ai pourtant cherché la meilleure manière de m’y prendre pendant mes presque huit heures de trajet.

Ma remarque lui fit hausser les sourcils de surprise. Si la durée de mon périple pour lui rendre visite l’étonnait, il n’était pas au bout de ses peines ! Face à sa mine perdue et ses épais sourcils intimidants, je me lançai, avec la grâce d’un éléphant dans un musée de céramique.

— Ma mère est décédée la semaine dernière…

Son front se plissait de plus en plus et il m’interrompit d’un geste de la main.

— Je suis désolé pour toi, gamine, mais je ne vois pas en quoi je peux t’aider. Tu frappes à la mauvaise porte si tu veux du fric ou autre chose dans le genre.

J’inspirai pour me donner le courage de poursuivre.

— Je ne veux pas de fric. Ni « autre chose », le détrompai-je. Ma mère m’a laissé une lettre contenant le nom de mon père biologique.

J’hésitai une ultime seconde, puis me jetai dans le vide — sans parachute, ç’aurait été trop facile.

— Et il s’avère que ce père, c’est vous.

Peu délicat, certes. Mais au moins, c’était dit. Le grand costaud grisonnant me dévisagea comme si j’étais folle durant une minute. Il fallait que j’agisse maintenant, ou je perdrai toutes mes chances de poursuivre mon chemin ici.

— Margaret Blake. Son nom était Margaret Blake.

Il se figea aussitôt. Son front se détendit un instant. Le prénom de ma mère semblait faire écho dans ses souvenirs. Ce fut son tour de pâlir.

— Ma… Maggie… ? murmura-t-il.

Je hochai la tête, saisissant à deux mains l’attention que j’étais parvenue à capter chez lui.

— Oui. Je suis née en 1990, à Stonebridge, dans l’Oregon.

Il s’adossa brutalement au dossier de sa chaise à roulettes et me dévisagea, le regard lointain. Puis une large main passa sur sa bouche. Je venais de lui asséner un coup puissant, à défaut d’être mortel. Je lui avais jeté son passé en pleine face, alors qu’il devait le penser résolu.

— Tu… tu…

Disparu le biker trop sûr de lui. Je ne voyais plus que l’homme désormais, désemparé face à la nouvelle que je lui apportais.

— Oui, je sais, dis-je. Moi aussi, ça m’a fait un choc au début. Je ne m’attendais pas à connaître votre nom un jour…

Il ne bougea pas d’un pouce, complètement abasourdi.

— Je sais que ma mère ne vous a jamais parlé de moi. J’imagine que c’est une sacrée surprise pour vous de me voir débarquer comme ça…

Il souffla par le nez, acquiesçant ma remarque et se passa de nouveau la main sur le visage, puis dans les cheveux. Je venais de mettre K.O. un motard en cuir, fallait le faire tout de même ! Son malaise me peinait. Je compatissais tellement… J’étais comme un vieux dossier qu’on aurait préféré ne jamais trouver, ne jamais ouvrir non plus. Mais dorénavant, je savais. Je savais qui était mon père, ou tout du moins, à quoi il ressemblait. Certainement pas ce à quoi je m’étais attendue.

Jerry Welsh se racla la gorge à plusieurs reprises, le regard tantôt fuyant, tantôt sur moi, examinateur et curieux.

— Alors celle-là, je ne l’avais pas vu venir…

Il marqua une pause, ébahi.

— Tu es venue de Stonebridge pour me voir ? parvint-il à articuler.

Je lui confirmai en hochant la tête et il esquissa un sourire fugace. Puis il posa sur moi des yeux navrés.

— Je me souviens de Maggie… c’était il y a tellement longtemps.

Je décelai dans son regard une lueur nouvelle. Ses iris clairs brillaient plus que de raison. Avait-il aimé ma mère ou bien était-ce l’annonce de son décès qui éveillait cette tristesse en lui ? Les deux peut-être. Je le vis se redresser dans son siège, comme pour se redonner un peu d’allure.

— Et non, elle ne m’a jamais parlé de toi. Je suis désolé…

— Moi non plus, je n’avais jamais entendu parler de vous avant ça. Nous sommes donc ex æquo.

Un nouveau sourire répondit à ma tentative de détendre l’atmosphère. L’humour me permettait de ne pas me laisser bouffer par l’émotion intense qui bouillonnait en moi. Si souvent au cours de mon adolescence je m’étais interrogée au sujet de ce père inconnu dont ma mère avait refusé de me parler « pour mon bien ». Et aujourd’hui, il se tenait là, devant moi, aussi tétanisé que moi par notre confrontation.

— J’ai… une famille, m’expliqua-t-il avec une douceur insoupçonnée. Une femme, un fils.

Je l’arrêtai tout de suite.

— Un fils… waouh. J’ai donc un … frère.

J’assimilai la nouvelle et compris aussitôt ses inquiétudes.

— Je ne suis pas venue pour vous poser de problèmes. Je voulais juste vous rencontrer, après toutes ces années sans savoir…

Ma remarque l’étonna.

— Et, donc, tu voudrais rester un peu en ville, j’imagine ?

Je haussai les épaules, n’osant crier trop fort mon souhait d’apprendre à le connaître de peur de le faire fuir.

— Quelque temps, oui. Si vous me le permettez.

De nouveau, sa tête rencontra sa main, alors qu’il se demandait sans doute dans quel foutoir je venais de le plonger. Je me retins de lui dire que je n’en pensais pas moins dans l’autre sens.

— Je ne vais tout de même pas te demander de repartir alors que tu as déjà passé la journée à rouler.

Première victoire. Il me tolérait temporairement dans sa vie bien établie.

— Je me demande juste comment je vais annoncer ça à ma femme… C’est complètement dingue.

— Je sais… ça l’est pour moi aussi, lui rappelai-je.

— Tu loges où ?

— Dans l’Oregon… ?

— Non, ici, en ville. Tu es à quel hôtel ?

— Oh, à vrai dire, je n’ai pas pris le temps de m’arrêter en venant. Je vais aller chercher quelque chose en partant.

Il leva une paume en l’air, pour mettre un terme à mon plan.

— Il y a un petit appartement au-dessus du bar. Personne ne l’occupe en ce moment. Tu peux t’y installer le temps que tu resteras.

C’était plus que je ne pouvais espérer. J’en restai muette sur le coup.

— C’est quoi ton nom ?

— Joe. Joséphine, précisai-je en grimaçant.

Je ne portais pas vraiment mon prénom dans mon cœur. Aussi, je lui préférais de loin son diminutif.

Un étrange sourire se dessina dans la courte barbe grise et blanche de Jerry. De mon père.

— Cela ne m’étonne pas de ta mère. Cela fait trente ans, mais je me souviens très bien d’elle, admit-il, une pointe de regret dans la voix. Elle aimait la musique, l’art, le cinéma. Une hippie dans l’âme.

Il disait vrai. Aucune erreur au tableau. Celui qui se tenait devant moi avait bel et bien connu ma mère, peu de temps avant moi. Soudain, un voile sombre tomba sur sa mine presque réjouie quelques secondes plus tôt.

— Comment est-elle…

— Morte ? l’aidai-je. Un cancer.

— Saloperie, grogna-t-il, un poing serré sur le bureau.

— Mouais. Une sacrée saloperie, surenchéris-je, amère.

— Je suis désolé pour toi.

Il me fixa un instant puis baissa finalement le regard. Le grand solide qui me faisait face tentait de rester fort face à ses émotions. La pudeur en blouson de cuir.

— Merci, dis-je, touchée.

Jerry Welsh se leva et contourna le bureau. Puis il s’y adossa, juste devant moi. Sa main ne cessait de passer sur sa bouche, et son regard brillait de mille questions. Il inspira bruyamment.

— Alors, j’ai une fille…

— Et moi, un père…

Un nouveau sourire éphémère apparut au coin de ses lèvres, laissant apparaître une large fossette sur sa joue mal rasée.

— Il va me falloir un peu de temps pour m’y faire.

— Je peux le comprendre.

— Et pour l’expliquer aux miens.

— Évidemment.

Je jetai un regard vers l’extérieur et aperçus plusieurs nouveaux venus parmi les hommes laissés là-bas quelques minutes plus tôt.

— Alors, tu diriges un bar, un motel, un garage et un club de moto ?

Je me rendis compte que le tutoiement s’était imposé de manière naturelle. Une légère gêne s’éprit de moi, et mes joues chauffèrent une seconde. Jerry sembla le déceler, et m’offrit un sourire en coin.

— Ouais, ce sera plus simple si l’on se tutoie, je crois.

Il pencha la tête et approuva.

— Et oui, je dirige tout ça.

— Impressionnant.

— Je vais te faire visiter, si tu veux.

Intimidée, j’appréciai le geste et me relevai.

— Avec plaisir.

Je mentis un tout petit peu. S’il était vrai que j’avais envie d’en savoir plus sur mon père, je ne piétinais pas d’impatience en revanche à recroiser le chemin des loubards qui l’accompagnaient. Et quelque chose me laissait penser que les deux étaient indissociables.

 

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wild crows chapitre 4

Wild crows – 1 – Addiction : chapitre 4

Chapitre 4

 

Joe

 

J’avais l’impression que ma valise pesait un âne mort. À ma décharge, je ne savais pas ce que je devais emporter, ni pour combien de temps. Le climat de Californie serait un peu plus doux, mais à part cela, je n’avais pas la moindre idée des quantités de vêtements à prévoir, ne sachant pas du tout ce qui m’attendrait une fois sur place. Incertaine, j’avais glissé dans mon bagage un vieil album chargé de photos de ma mère et de moi depuis ma naissance, et la lettre qu’elle m’avait léguée. Lorsque je fermai la porte à double tour, j’observai une fois encore cette bâtisse qui avait vu mes premiers pas, et tant d’années de bonheur. Je ne la quittais pas définitivement, mais l’idée de m’en séparer — même le temps d’une brève absence seulement — générait en moi une certaine nostalgie. J’inspirai profondément, et me convainquis qu’il était temps. La peur me serrait le ventre, et mille scénarios se bousculaient dans ma petite tête. Je démarrai ma vieille Mercury Comet noire, la seule chose de valeur qui m’accompagnait au quotidien. Aucun bijou précieux, pas de portefeuille plein, mais une voiture de collection achetée il y a des années de cela par ma mère, dans sa période hippie. Un coup de cœur et un coup de tête aussi. J’aimais son allure, le bruit du moteur, et le cachet qui s’en dégageait. Mais plus encore, c’était une part d’elle qui vivait toujours à mes côtés. Elle vrombit avec une musicalité qui lui était propre et je délaissai mon cocon familial pour l’inconnu.

Sept heures de route ou presque m’attendaient. Les premières passèrent relativement vite, sur fond de Bob Dylan et des Stones, vitres ouvertes, un vent de liberté flottant dans l’air. Sans doute ma manière d’oublier mon appréhension. Je le savais pertinemment : elle reviendrait au grand galop dans les derniers instants du trajet ; alors je profitai pleinement des premiers. Une belle journée s’annonçait. Les premières lueurs du soleil traversaient le pare-brise et réchauffaient mes mains sur le volant. Inconsciemment, je disais adieu aux montagnes de verdure et aux étendues d’eau qui jonchaient cet état dans lequel j’avais grandi. Un au revoir serait un terme plus juste. J’y reviendrai. Le tout était de savoir quand.

Je fis une pause aux alentours de midi, l’appétit creusé par ce premier tronçon de route. Un fast-food en bordure de chemin fit l’affaire. J’avalai un burger maison, quelques frites et un soda, me réjouissant d’une belle et savoureuse entorse au mode de vie plutôt sain que je m’imposais d’ordinaire — et c’était bon ; vraiment bon. Je laissai un pourboire à la petite serveuse sympathique et repris mon long périple, un grand café à la main. Il me faudrait bien ça pour tenir trois heures encore.

Le décor changea progressivement, l’herbe se raréfiait et d’immenses nappes de sable apparaissaient, çà et là sur les côtés de la route. Toujours ces espaces grandioses de nature laissée vierge, mais cette fois-ci, le sud faisait son effet, magnifiant le tout d’un air plus sec et plus chaud aussi. En traversant la petite ville de Corning, un panneau m’annonça la couleur. Dans moins de cinquante miles, je devrais prendre mon destin en main. La boule d’angoisse pressentie dès le départ à l’aube obstrua dès lors tout mon être. Il me fallut faire preuve de beaucoup de sang-froid pour calmer mon cœur qui s’emballait. Quarante miles. Je traversai les dernières villes avant mon point d’arrivée. Orland et son arche blanche, Willows et ses briques rouges. Dix miles. Les quelques recherches faites les jours précédents m’avaient donné l’adresse exacte où je pouvais trouver ce Jerry Welsh. J’avais saisi le tout dans mon GPS, et le suivais depuis, en quête d’un père que je n’avais jamais vu. Tout cela me semblait surréaliste et pourtant. J’obéis aux consignes vocales de l’appareil et tournai à droite au croisement. Cinq miles. Un panneau me souhaitait la bienvenue à Monty Valley. Mon souffle se coupa un instant. Une petite ville très authentique se dressait devant moi, chargée de petits immeubles datant probablement des années 70 et de parterres fleuris sur les côtés du bitume. Un peu plus loin, j’observai un quartier résidentiel et ses grappes de charmantes maisonnettes. Le soleil brillait haut et fort, et sous la brise tiède qui s’aventurait par mes vitres ouvertes, un air de vacances balayait les lieux. La Californie, dans sa version la plus préservée, rurale. Au feu suivant, je tournai à gauche et longeai une petite rivière.

—  Vous êtes arrivée, m’informa mister GPS.

Je me garai le long de la route, et coupai le moteur. Je restai béate face à ce qui m’attendait. Je discernai un bar, un motel, et ce qui semblait être un garage, tout au fond. Mon père était donc multitâche, dans une version sans doute plus grunge que je ne l’aurais imaginée, vu l’état peu entretenu des bâtiments. Il était donc venu, cet instant où la peur prenait le dessus sur le reste. L’instant d’une seconde je redevins une enfant, perdue, effrayée par le monde qui l’entourait, par un adulte en particulier. Les questions soulevées maintes fois avant mon départ surgirent à nouveau, de manière plus violente encore. « Et si ? ». Ces deux petits mots s’ancraient dans ma tête avec une force indomptable. La main tremblante, je quittai ma vieille Comet et foulai le sol californien. J’inspirai et expirai lentement, à plusieurs reprises, avec la folle idée que cela me calmerait un peu. Foutaises. Le pas hésitant, je rejoignis le grand parking qui débutait derrière la clôture et franchis le grand portail électrique laissé ouvert. Je m’aventurai vers la partie bar, pensant avoir plus d’espoir de trouver un interlocuteur de ce côté-ci. Manque de chance, la porte était fermée à clé. Je jetai un coup d’œil à l’intérieur et découvris un long comptoir en bois verni qui rappelait celui d’un pub irlandais. Je toquai à plusieurs reprises, mais pas l’ombre d’un chat. Je tentai donc ma chance du côté du motel. Il n’y avait pas de borne d’accueil, la gestion se faisait probablement depuis le bar… qui était fermé.

Je me retournai et parcourus du regard l’immense parking désert. Ma montre indiquait que nous approchions les dix-sept heures. Je doutais que le bar ne reste clos encore longtemps. En tout cas, j’espérais voir juste : attendre ici toute seule ne m’enchantait guère. Soudain, j’entendis un bruit de métal en provenance du garage, au bout du parking. Ma dernière chance. Angoissée par l’idée de me retrouver nez à nez avec un père qui ignorait tout de mon existence, le chemin qui me séparait du hangar fut pénible et étonnament long en dépit de la courte distance à franchir. J’essuyai mes mains moites sur mon jean et réajustai ma veste comme pour me donner un peu de contenance. Je découvris un immense garage, les deux larges portes entièrement remontées.

— Bonjour … lançai-je dans le vide.

Un cliquetis retentit à nouveau et j’aperçus deux jambes dans un bleu de travail et une paire de santiags usées qui dépassaient de sous une vieille Chevrolet.

— Excusez-moi… bonjour, retentai-je.

Un grognement plus tard, le type qui s’activait sous la voiture glissa sur une planche à roulettes pour s’extraire de sa cachette et se redressa. Il avait la carrure d’un catcheur, les cheveux aussi, longs jusqu’aux coudes, attachés en une queue de cheval faite à la va-vite. Du cambouis, et sans doute un peu de crasse aussi, durcissaient les traits de son visage. Quelques rides çà et là me firent penser que l’homme qui se tenait désormais devant moi devait frôler la quarantaine d’années. Un tatouage vieilli par le temps dépassait de son débardeur blanc, sous le bleu de travail entrouvert. Je me raclai la gorge quand il me détailla de la tête aux pieds.

— Bonjour, lâcha-t-il d’une voix grave. Je peux vous aider ?

— Heu, oui, en effet. Je recherche Jerry Welsh, et je pensais pouvoir le trouver ici, lâchai-je d’un trait, la voix presque assurée — presque.

Ma requête retint l’attention du grand costaud.

— Jerry Welsh ? Et vous êtes…

— Un membre de sa famille, éludai-je, soudain mal à l’aise.

Il me toisa un instant, tentant sans doute de déceler la part de vrai dans ma réponse. Puis il dirigea son regard vers un petit local vitré, derrière l’atelier.

— Il n’est pas encore là. Il ne devrait pas tarder. Vous pouvez l’attendre dans son bureau si vous voulez.

J’hésitai un instant, mais ne jugeai finalement pas l’idée très sûre. Me retrouver seule au fin fond d’un garage poussiéreux avec un géant musclé à l’allure douteuse, cela respirait le polar prévisible à plein nez. Je refusai poliment et indiquai à mon interlocuteur que j’allais sagement patienter dehors. Il haussa les épaules avec nonchalance et repartit sur sa planche à roulettes fouiller les dessous de la Chevrolet. Je soufflai un peu plus fort que d’habitude, savourant la fin de la montée de stress temporaire qui avait affolé les battements de mon cœur. Je m’adossai contre la tôle à l’extérieur et guettai l’arrivée de celui qui allait bousculer ma vie. Ou plutôt celui dont j’allais bousculer la vie, c’était plus juste dans ce sens. Cinq minutes s’écoulèrent, et toujours ce silence insupportable, hormis le cliquetis des outils du garagiste et quelques corbeaux chanteurs dans un arbre voisin.

Puis un ronflement. Un vrombissement, même. De plus en plus fort. J’aperçus finalement une grosse moto noire s’engager sur la petite route qui longeait le complexe. Un casque simpliste sur la tête, et une Harley Davidson sous les jambes, l’individu fut rapidement rattrapé par deux autres motards du même type. Un trio digne des Hells Angels ralentissait l’allure en approchant du large portail. J’étais aussi fascinée qu’inquiète. Ce genre de mauvais garçons n’inspiraient pas confiance. Leur réputation les précédait. Et moi, j’étais seule, comme une idiote. J’aurais voulu que mon père arrive à cet instant-là. J’aurais trouvé une bonne raison de ne plus jouer les pots de fleurs devant le hangar, à la tombée du jour.

Comme la poisse aimait me suivre des heures durant, le ronflement des moteurs augmenta encore et je vis les trois motos rejoindre le hangar. Ils garèrent leurs bécanes dans un alignement parfait. Six yeux masqués de lunettes noires me détaillèrent un instant. Ils ôtèrent leurs casques de manière presque simultanée, et je frissonnai. Le premier avait les cheveux courts et bouclés, d’un gris presque blanc. Le doyen, sans doute. Le second portait une chevelure brune négligée. Il devait à peine être plus jeune que l’autre. Quant au dernier, il arborait un crâne rasé et un énorme tatouage dans le cou. Jamais je n’aurais pu imaginer quelqu’un vouloir se faire tatouer sur cette zone. Ils délaissèrent leurs engins et je sentis aussitôt une présence derrière moi. Le mécanicien faisait son grand retour, saluant les trois types d’une accolade complice. Je faisais clairement tache dans le décor. Si seulement mon père pouvait arriver vite, un mauvais augure planait sur cet endroit. Je n’en menais pas large.

Le plus âgé s’avança vers moi, le sourire aimable malgré sa barbe mal rasée et son look de gangster cuirassé. Les deux autres suivirent, en roulant des mécaniques.

— Bonjour, on peut vous aider ?

Le mécano lui répondit pour moi.

— La p’tite demoiselle prétend être de ta famille…

Ironie du sort, quand tu nous tiens…

D’une, ce type aux allures de criminel en cavale, c’était Jerry Welsh. Mon père, donc. Voilà une chose à laquelle je n’étais pas préparée. De deux, la manière dont les choses se goupillaient ne plaidait pas en ma faveur. Le quinquagénaire plissa les yeux pour sonder les miens, puis il pencha légèrement la tête.

— Tu nous avais caché avoir de si bons gènes, s’esclaffa le crâne chauve en retrait.

Le plus âgé ne tint pas compte de sa remarque, et je commençai sérieusement à regretter ma venue. Introduire une telle révélation que celle que je m’apprêtais à faire, entourée de trois gorilles redoutables ne serait pas de bon goût. J’osais espérer qu’une meilleure solution s’offrirait à moi et tentai de provoquer ma chance, à ma façon.

— C’est une longue histoire, me lançai-je, le regard fuyant. Peut-on se parler, seul à seul ?

Ma question valut un sourire bien trop vicieux sur le visage carré du grand brun sur ma gauche. Mais mon interlocuteur n’émit pas la moindre trace d’humour. D’une main, il me montra son bureau, et cette fois, j’acceptai de l’y suivre, ravie de pouvoir fuir ses acolytes. Non pas que lui m’inspirait plus confiance, mais une fois que je lui aurais tout avoué, mes craintes concernant ses intentions s’envoleraient. Au pire, il me jetterait dehors, mais ma dignité serait sauve, et j’aurais sans doute un laissez-passer pour regagner ma voiture sans remarque désobligeante de la part des homo sapiens qui l’accompagnaient.

— Par ici, ma jolie.

Je frissonnai de dégoût face à ce surnom qui m’horripilait et franchis la porte vitrée qui m’avait pourtant effrayée quinze minutes auparavant.

 

 

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chapitre 3

Wild crows – 1 – Addiction : chapitre 3

Chapitre 3

 

Joe

 

Mon regard divaguait dans l’or noir fumant que je tenais entre mes doigts pour les réchauffer. Autour de moi, la salle du Short Break [1]était bondée. Ce petit lieu douillet se situait au pied de l’hôpital de Stonebridge, ce qui expliquait pourquoi tant de membres du personnel s’y retrouvaient, le temps d’une pause dans leur journée. La mienne se terminait tout juste. La concentration m’avait manqué ce matin, pour de bonnes raisons. J’avais repris le travail en début de semaine, le cœur toujours en berne. Mais plus encore que la douleur du décès de ma mère, ce qui occultait mes pensées — peut-être s’agissait-il d’un système de bouclier de la part de mon inconscient pour occuper mon esprit ailleurs — c’était le contenu de cette lettre. Un simple bout de papier avait-il réellement le pouvoir de changer mon existence à jamais ? La voix suraiguë de ma collègue Saddie virevoltait tout autour de moi sans jamais parvenir à réellement happer mon attention. D’ordinaire, ce timbre atypique me faisait sourire, d’autant qu’elle était ce qui se rapprochait le plus d’une amie dans ma vie actuelle. Je l’appréciais beaucoup, et elle me le rendait bien. Mais une partie de moi avait fui de mon corps le jour où j’avais découvert les mots laissés par ma mère à mon intention. Ce bout de mon être s’était réfugié dans un lot insurmontable d’interrogations, de craintes et d’espoirs, et ne semblait pas prêt à en sortir.

Lorsque ses doigts glacés se posèrent sur les miens, je sursautai.

— Tu m’écoutes toujours ?

— Oui… non !

Saddie m’incendia du regard.

— Heu… peut-être que oui ? Oui ? répétai-je d’un air plus sûr de moi.

Mon amie soupira.

— Écoute, je sais que ce que tu traverses s’avère difficile. Raison de plus pour prendre du recul, et te poser les bonnes questions.

— Je sais. Je ne déciderai rien sur un coup de tête.

Elle semblait douter.

— Tu en es certaine ? Parce que depuis quelques jours tu sembles ailleurs… déjà partie.

J’inspirai profondément, prenant conscience qu’elle disait vrai. Incertaine, je tentai de lui expliquer mon ressenti.

— J’essaie simplement de faire le point, tu vois… je n’arrête pas de me demander ce qu’il se passerait, si je me réveillais dans trente ans sans ne jamais avoir osé le rencontrer.

Mon Père. Voilà ce qui me hantait depuis une semaine. Il fallait que je sache, enfin. Le voir. Un instant, je décelai une certaine gêne dans le regard azur de ma collègue. Elle se frottait les mains avec un certain malaise.

— Que feras-tu si jamais… si jamais, lui, ne souhaite pas te rencontrer ?

Elle s’excusa aussitôt, sans doute consciente du coup qu’elle venait de porter à mes espoirs. Mais je n’étais pas stupide. À vingt-sept ans, j’avais déjà appris à contrer les aléas de la vie. Si tel était le cas, alors je me relèverai, blessée, mais vivante.

— J’imagine qu’il a une vie bien organisée, sans doute une famille aussi. Ce sera un choc, probablement.

— Mais tout de même… vingt-sept ans sans rien lui dire… c’est juste dingue !

J’approuvai en silence, le café brûlant rappelant mes prunelles, puis mes lèvres.

— S’il ne veut pas me connaître, j’accepterai sa décision… j’imagine. Je ne vois pas ce que je pourrais faire d’autre.

Saddie m’observait en silence, une moue navrée sur son visage de poupée.

— Dans tous les cas, ne lâche pas tout pour l’inconnu, c’est trop risqué. Beaucoup font ça et s’en mordent les doigts ensuite. Vois avec Sullivan pour une « pause », dit-elle en mimant des guillemets avec ses doigts. Un « short break », plaisanta-t-elle en jetant un coup d’œil vers l’enseigne colorée du point chaud.

Je ris. Cela ne m’était pas arrivé depuis des jours. Mais Saddie, eh bien, c’était Saddie. Elle avait ce don pour me redonner du baume au cœur quand plus rien n’allait.

— Comme ça, si tout ne se passe pas comme tu le souhaites, tu pourras toujours reprendre ta place à l’hôpital et ta petite vie ici.

— Je n’ai pas encore pris ma décision, lui rappelai-je.

— Oh, si, tu l’as prise ! me défia-t-elle.

Elle me jeta un regard accusateur. Je ris de nouveau.

— Ta situation ici me semble plutôt sympa, non ? Un bon job, une copine au top, un chouette appartement, et le meilleur resto de tacos juste en bas. Oh, et j’oubliais, un ex détestable au possible, mais super mignon et encore dans la course…

— Arthur, dans la course ?

Mon ton se fit plus vif que je ne l’aurais souhaité. Ma rupture avec Arthur Marvel remontait à deux ans auparavant. Mais je ne parvenais toujours pas à parler de lui sans sentir une colère et un profond dégoût me monter au nez. Je ne lui pardonnais pas ses mensonges, ses tromperies. Après un an et demi de vie commune, j’avais coupé court à tout ça ; mais je ne m’en étais pas encore remise. Ensuite, la maladie de ma mère et mon boulot s’étaient chargés de reléguer ma vie sentimentale dans un vieux placard. J’avais eu quelques aventures, bien évidemment, mais rien de sérieux. De toute manière, je n’avais ni le temps, ni l’envie de me consacrer à quelqu’un d’autre, et encore moins le courage de faire confiance à nouveau. Pas après cela. Depuis quelques mois, ce cher Arthur s’entêtait à me relancer par le biais de messages mielleux à souhait, et vue l’heure tardive de chaque envoi, il me réservait ses tentatives maladroites pour ses soirées les plus arrosées. Le parfait ingénieur en bâtiment qu’il était, passait plus de temps dans les soirées mondaines que sur les chantiers. De mon côté, j’avais fait le choix de refuser tout contact avec lui. On ne me décevait pas deux fois. C’était une règle que je m’efforçais de suivre, pour me protéger. Mais Saddie, en éternelle optimiste, se contentait de me rappeler que « l’opportunité Arthur » existait toujours, et que, peut-être, il avait changé. Sans moi.

— Va pour le bon job, la collègue qui déchire et la bouffe mexicaine, conclus-je.

Je noyai mes lèvres dans le café pour clore là ce chapitre indésirable.

— Tu comptes partir longtemps ?

— Je ne sais pas. Tout va dépendre… de ce fameux Jerry…

— Mouais. En tout cas, ça va me faire tout drôle de ne plus avoir nos pauses ensemble.

— Le service psy ne va pas me manquer ! Je pensais demander ma mutation de toute façon.

Saddie approuva la nouvelle, surprise, mais sans jugement aucun.

— Et tu sais ce qu’il fait, ce « Jerry » ?

— Il dirige un complexe hôtelier, selon les mots de ma mère…

— La Californie…

En prononçant ce mot, je vis Saddie voyager dans sa tête.

— Tu quittes l’Oregon pour la Californie. C’est à quoi ça, une journée de route ?

— Exact, confirmai-je avec un sourire amusé.

— Rien que ça… Mais bon… si c’est pour le soleil de Californie.

— Exact.

— N’empêche, Monty Valley, ça semble paumé.

— Rien n’est « paumé », près de San Francisco, la corrigeai-je avec une pointe d’humour.

Je vis les épaules de Saddie s’affaisser sous mon argument de choc, puis elle leva son mug et nous trinquâmes ensemble, comme un début d’adieux.

— Que comptes-tu faire de la maison de ta mère ?

Voilà un point auquel je n’avais pas réfléchi. Ou tout du moins, je n’avais pas encore de réelle idée de ce que je comptais décider.

— Je ne sais pas. Je n’ai aucune envie de m’en séparer. J’y ai tellement de souvenirs… Mais de là à y vivre !

Je grimaçai, incertaine.

— Pas pour le moment… peut-être que ce voyage en Californie me permettra d’aller de l’avant. À mon retour, j’aurais le recul nécessaire pour faire le bon choix.

Saddie me regardait avec un air doux et encourageant. Je lui souris en coin, sans réelle joie, mais emplie d’une gratitude certaine.

— Je l’espère pour toi, ma belle.

Nous terminâmes nos cafés, partageâmes un énorme donut recouvert d’un nappage glacé rose et de petits grains de sucre colorés. Puis la jolie rouquine dut regagner son service, et reprendre son poste. Nous nous serrâmes dans les bras l’une de l’autre. Et même si je continuais de certifier que je ne prendrais ma décision finale que dans quelques jours, au fond de moi, je ne pouvais plus l’occulter : le mot « papa » m’appelait d’un cri strident. Le manque de presque trente années ressurgissait soudain, et l’irrépressible besoin de mettre un visage dessus l’emportait. J’avais appris à vivre sans père. Le temps avait diminué les flots de questions qui m’avaient assaillie durant mon enfance, et plus encore au cours de mon adolescence. Mais désormais, le soulèvement de cette question par ma mère, dans cette lettre posthume, détruisait littéralement tous les remparts érigés pour me protéger de la vérité. Je devais affronter la vie seule. Une opportunité se présentait à moi, celle de découvrir celui qui m’avait un jour permis d’exister.

Je claquai la porte du Short Break et décidai finalement d’accompagner Saddie à l’hôpital. Je devais rencontrer ma supérieure, et m’entretenir avec elle.

 

[1] Short break : signifie « Courte pause » en anglais.

 

separation

Chapitres : 1234 – 567 89

Wild crows c2

Wild crows – 1 – Addiction : chapitre 2

Chapitre 2

 

Joe

 

Je passai la porte, l’esprit encore ailleurs. Cet endroit m’avait vu grandir, et je l’avais rejoint deux ans plus tôt, afin d’accompagner ma mère dans son quotidien médicalisé ; j’avais alors lâché mon appartement. De toute façon, je venais de rompre avec mon copain de l’époque, Arthur, et avais besoin de changement. Ma mère et moi, nous nous complétions : ensemble, nous étions plus fortes. Je lui donnais tout l’amour que je pouvais, et m’efforçais de lui transmettre toutes les ondes positives qu’il m’était possible de puiser en moi. Elle agissait comme un pansement sur mes plaies, rendant mes peines de cœur plus douces. Elle était ce « bisou magique » que l’on s’amusait à évoquer pour qu’un enfant oublie vite son petit bobo. Mais désormais, cette grande maison me paraissait bien vide, comme suspendue dans le temps. Ma mère avait pris soin de tout mettre en ordre avant son dernier grand voyage. Tout avait été organisé par ses soins, jusque dans ses derniers instants. Je ne doutais pas une seconde de ses motivations : cette manière de ne rien laisser au hasard avant son départ trahissait son inquiétude me concernant, et n’avait que pour seul but de me protéger, moi, sa fille unique. Ces longs mois de maladie lui avaient laissé le temps de préparer « l’après ». Tout avait été planifié en amont, qu’il s’agisse de l’aspect administratif, ou même des problématiques d’ordre logistique. Une dernière fois, elle m’avait préservée, jouant son rôle de mère aimante et dévouée. Ma gorge se noua. Je me dirigeai vers le grand sofa bleu du salon et m’y effondrai, épuisée. Je laissai retomber le tas de documents du notaire sur le coussin voisin, l’enveloppe avec. Pourquoi avait-elle pris le temps de m’écrire un courrier ? S’agissait-il d’ultimes adieux ? Nous nous étions pourtant tout dit, au-delà du possible même. Pourquoi se perdre dans un au revoir supplémentaire, elle qui avait pourtant toujours affirmé que « l’on se reverrait un jour » ? Je déglutis avec difficulté. La curiosité l’emportait, devançant de peu le flot de peur et de douleur qui m’assaillaient pourtant avec une violence certaine. Elle semblait m’appeler, cette enveloppe. Un chant de sirène impitoyable, mais trop intense pour que la sagesse s’en mêle. Je grognai.

J’observai la pièce autour de moi. Toujours ce silence, semblable au trépas, me rappelant chaque foutue seconde qu’elle n’était plus là, qu’elle ne reviendrait pas. Une vieille rengaine sifflotée par un destin bien vicieux. La réalité que je refusais toujours d’accepter, martelait mes tempes, puis ma tête, mon être tout entier même. Elle me consumait, effroyablement présente, dans chaque infime partie de cette maison.

Je connaissais parfaitement les phases du deuil. C’était le b.a.-ba dans le service dans lequel je travaillais, l’étage psy de l’hôpital de la ville. Et sans l’ombre d’un doute, juste après le choc, j’affrontai la première d’entre elles : le déni. Bientôt, la colère porterait ses fruits. Déjà, je la sentais monter en moi, menaçante. Mais pour l’instant, je me noyais littéralement, et la lueur de la surface semblait disparaître peu à peu. On perd tous nos parents un jour, mais rien ne nous y prépare. Je doute que l’on puisse s’en remettre vraiment.

Le temps paraissait comme arrêté dans la maison, et j’aurais presque pu entendre les fantômes de mon enfance et leurs rires espiègles s’élever un peu partout. Un passé révolu à jamais. Je reportai mon attention sur l’enveloppe, indécise.

Et puis mince, je cédai.

— Qu’est-ce qu’il te reste à me dire ?

Voilà que je parlais toute seule à voix haute ; rien n’allait plus. Je ris, amère. Puis je flanchai. Retenant mon souffle, j’attrapai l’objet de mon tourment et en déchirai l’ouverture. Avec délicatesse, je dépliai le papier chargé d’une écriture féminine et élégante. J’en frissonnai déjà, quoi qu’elle contint. Dès les premiers mots, les larmes affluèrent. Pour chacun d’eux, j’entendais la douce voix de ma mère en train de les prononcer à mon intention.

 

Ma jolie petite Joe,

 

Je te connais suffisamment pour savoir à quel point tu souffres au moment où tu lis ces mots. Et pourtant, sois-en certaine, je vais bien.

L’heure est venue pour moi de rejoindre d’autres cieux. Mais toi, ma puce, tu vas devoir aller de l’avant, te relever, et affronter la vie.

Ton cœur est immense, bien trop grand pour rester vide. C’est pour cette raison que j’estime que le moment est venu de tout te dire. Parce qu’il faut que quelqu’un puisse y élire domicile à ma place, et parce que, non, mon ange, la solitude n’est pas faite pour toi. Tu débordes d’amour, et il te faut l’accorder à quelqu’un, c’est vital.  Tu ne peux pas t’isoler pour le restant de tes jours.

Alors voilà. Vingt-sept années se sont écoulées depuis que la vie m’a fait le plus beau des cadeaux. Toi. Et jamais tu n’as osé me poser LA question, sans doute par peur de me blesser, ou bien d’être déçue. Mais il est temps, désormais. Si tu préfères rester dans l’ignorance, je respecterai ton choix. Mais je crois sincèrement que tu auras besoin de cette vérité pour te reconstruire. Si tu me fais confiance, Joe, lis ce qui suit, s’il te plaît ma chérie.

Ton père.

Ton père se prénomme Jerry Welsh.

 

Je marquai un arrêt pour essuyer les larmes devenues trop envahissantes, et tentai de calmer ma respiration anarchique. J’hésitai un instant, sous le choc de ces non-dits de longue date posés là sur le papier. Puis je repris.

 

Aux dernières nouvelles, il dirige un petit commerce à Monty Valley en Californie. Il ne connaît pas ton existence, ma puce, et c’est sans doute mon plus grand regret. Non pas par rapport à lui, ou même à moi, mais pour toi. Parce que j’ai réalisé bien trop tard que j’avais fait le mauvais choix, que son absence dans ta vie créerait forcément un manque. C’est entièrement de ma faute, et j’en assume l’entière responsabilité. J’ai agi comme une mère, pour ton bien. Mais j’ai failli. Aujourd’hui, j’espère qu’il est encore temps de changer la donne et de me racheter pour cette erreur, la plus grosse de ma vie. C’est un peu tard, mais je n’ai pas eu le courage de bousculer le passé plus tôt.

Mais toi, Joe, tu as cette force en toi, ce courage qui m’est étranger. Cette fougue aussi. Tu la tiens de lui.

Va retrouver ton père, ma puce. Donne-lui cette lettre s’il le faut. Il sera plus que surpris au début. Il sera sans doute sous le choc, en colère aussi. Puis il va paniquer, mais qu’importe. Personne ne peut nier l’évidence. Tu as ses yeux, Joe, sa détermination et son tempérament. Le temps fera bien les choses, j’en ai l’intime conviction. Une dernière fois, fais confiance à ta vieille mère, ma chérie. L’avenir t’ouvre les bras.

Eh bien voilà, cette fois-ci nous y sommes. Prends soin de toi, et ne ferme pas les portes à ceux qui te tendront la main. La jeune femme forte que tu es devenue restera ma plus grande fierté. Je t’aime mon ange, de tout mon être. Le moment venu, on se retrouvera, de l’autre côté. Mais d’ici là, vis. Dévore chaque seconde de ton existence et montre au destin ce dont tu es capable. Acharne-toi, livre bataille autant qu’il le faudra pour défendre ce en quoi tu crois, afin que ton avenir soit à la hauteur de tous tes espoirs.

Je t’aime.

Maman.

 

Je m’arrêtai de respirer, partagée entre choc et tristesse. Par ces derniers mots, j’eus le sentiment qu’elle me quittait une nouvelle fois. Un flot d’émotions trop emmêlées pour que je ne puisse les identifier me submergea. Les yeux embués, je peinai à réaliser ses propos. Des mots résonnaient encore dans ma tête meurtrie. Deux en particulier. Un prénom, un nom : Jerry Welsh. Mon père.

Je m’effondrai, complètement dépassée. Je n’étais plus que l’ombre de moi-même, l’ombre d’une petite fille perdue face aux choix de la vie.

 

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