chapitre 9 wild crows

Wild Crows – 1 – Addiction : chapitre 9

Chapitre 9

 

Joe

 

Un lointain mal de crâne m’habita dès le réveil. La fatigue faisait des siennes en dépit de la grosse nuit de sommeil que je m’étais autorisée. Mona m’avait demandé de revenir au Devil’s Trip pour dix-huit heures, ce qui me laissait la matinée pour me reposer, et l’après-midi pour vaquer à mes occupations. Mais une seule me venait en tête. Je n’étais pas là pour visiter les alentours. J’étais venue pour une raison. Mon père. Je pris le temps de me réveiller grâce aux saveurs corsées d’un café et décidai d’aller faire un saut en ville après une bonne douche afin d’acheter de quoi remplir le frigo. Mon estomac me tiraillait et je n’avais rien à me mettre sous la dent.

Je quittai mon appartement,  me délectant de la douceur des rayons de soleil sur mes joues. Une légère brise balayait mes cheveux détachés, et je dévalai les escaliers, motivée par la faim. J’avais aperçu une petite supérette en arrivant la veille. Elle ne devait se situer qu’à quelques minutes en voiture. Je m’apprêtai à rejoindre ma Comet, mais une voix désormais familière me héla sur l’immense parking.

— Joe ! Salut !

Je reconnus aussitôt ce timbre grave et éraillé. Jerry se tenait devant le garage, et levait sa main pour me faire signe. Je lui souris et décidai de le rejoindre. Sous son blouson en cuir à l’effigie du club, il portait un tee-shirt sali par du cambouis.

— Salut, dis-je à mon tour. J’allais faire quelques courses.

Non, faire la discussion avec un père que l’on connaissait depuis la veille, ça n’avait rien de naturel. Alors j’improvisais.

— Dis, ça te dirait qu’on aille faire un tour ensemble quand tu reviens ?

J’ouvris de grands yeux, probablement comme l’aurait fait une fillette face à l’annonce d’une surprise. Un cadeau. Je hochai la tête avant qu’un son ne puisse sortir de ma bouche.

— Oui, bien sûr. Avec plaisir, même !

Je saluai furtivement Ash et Billy, un autre « ancien » aux longs cheveux blancs. À califourchon sur leurs motos, ils semblaient en pleine discussion mais prirent la peine de me répondre poliment d’un geste de la main.

— Je n’en aurais pas pour longtemps, lui expliquai-je.

— Prends ton temps. Je n’ai rien de prévu aujourd’hui.

— Le hasard fait bien les choses, plaisantai-je.

Le sourire qu’il m’offrit me laissa comprendre que j’avais visé juste : il s’était probablement arrangé pour se libérer un peu de temps. Pour moi. Je remarquai l’écusson de président brodé sur son blouson. Sa fierté, sans aucun doute.

— À tout de suite, Président, lançai-je pour détendre encore un peu l’atmosphère.

Mais alors que je tournai les talons pour rejoindre ma voiture, une Jeep beige rehaussée d’un gyrophare éteint franchit le portail. Je jetai un coup d’œil vers Jerry, il en fit de même vers ses gars, puis vers moi. L’inquiétude apparut aussitôt sur son front, mais il m’offrit un bref sourire, comme pour me rassurer. Le véhicule se gara juste devant nous, et une femme en descendit. Je reconnus l’étoile de shérif épinglée à sa chemisette marron. La quarantaine, une queue de cheval brune glissée sous son chapeau de service, je remarquai l’arme qu’elle portait à la ceinture. Je n’avais pas le souvenir d’en avoir déjà vue de si près. Sans le moindre sourire, elle s’avança vers Jerry et je l’observai, un peu en retrait. Comme un vieux réflexe, Ash et Billy quittèrent leurs motos pour nous rejoindre eux aussi, en gardant néanmoins une petite distance. L’atmosphère s’électrisa rapidement.

— Jerry, lança-t-elle d’un ton sévère et en lui offrant sa main.

Mon père la serra poliment, intrigué par la venue chez lui de la représentante des forces de l’ordre locales.

— Shérif Thompson, dit-il en lui serrant la main. Qu’est-ce que je peux faire pour vous ?

Son interlocutrice me salua d’un hochement de tête et jeta un regard furtif vers les deux bikers situés juste derrière nous.

— La police de Reno m’a contactée tôt ce matin, Jerry. Il semblerait que deux motards issus de votre groupe aient été aperçus au cours d’un échange de coups de feu, hier après-midi.

Je tressaillis. Un échange de coups de feu. Était-ce bien ce qu’elle venait de dire ? Mon père serait impliqué là-dedans ? Certes, il arborait le parfait look du gangster. Ses hommes aussi. Mais… et alors ? Ils n’étaient certainement pas d’un genre recommandable pour une jeune fille, mais de là à faire d’eux des malfrats capables de tirer sur quelqu’un en pleine journée, on nageait en plein délire. Mon père se racla la gorge, et afficha un sourire trop assuré. Un instant, il me fit douter. Non, impossible. Je restai suspendue à ses lèvres, mais ce fut finalement le shérif qui coupa le silence.

— Excusez-moi, mais vous êtes … ?

Je compris alors que c’était à moi qu’elle s’adressait.

— Une cliente, répondit aussitôt mon père. Un souci avec sa Comet. Rien de grave. Ces bagnoles sont bien jolies, mais l’entretien doit être fait correctement, sinon ça pète.

Je m’en tins à son discours, devinant qu’il agissait ainsi pour me protéger. Mais de quoi, au juste ? Le shérif m’analysa avant d’en conclure que je n’étais pas ce qu’elle était venue chercher.

— Pour hier, vous avez quelque chose à me dire, Jerry ?

Elle m’avait déjà oubliée, et affrontait de nouveau mon père sans détour. Peu discret comme méthode, alors qu’une prétendue cliente se trouvait dans les parages… ou au contraire, très malin, appuyant ainsi sur le nerf de la guerre pour mettre la pression à Jerry et ses gars.

— Je ne suis au courant de rien, répondit-il, d’un air certain.

Elle le jaugea un instant.

— Mmmh, grimaça-t-elle. C’est étonnant, parce que mon témoin a clairement identifié les blousons du club…

— Eh bien, je ne vois que deux options. Soit votre témoin est bigleux, soit il souhaite nous faire porter le chapeau pour les conneries d’un autre. On n’a pas que des amis, vous savez.

— C’est peu dire, railla le Shérif.

Mon père étouffa un rire amusé qui le fit presque tousser. Le franc-parler de son interlocutrice semblait le divertir. Sur ce point, ils étaient tous deux de la même trempe : directs, efficaces.

— Bien, si toutefois des infos vous parvenaient, il serait avisé de m’en parler.

— Mais bien entendu, Shérif, surjoua mon père.

Je le taclai du regard, et elle en fit de même. Pourquoi se permettait-il autant d’aises face à une représentante de la loi ? Il jouait avec le feu, et cela l’amusait comme un gosse inconscient. Je n’aimais pas cela.

— Messieurs…

Le shérif toisa tour à tour chacun des hommes présents, avant de retourner dans sa Jeep, visiblement agacée par le mutisme de mon père. Juste avant de repartir, elle ouvrit la fenêtre afin de leur adresser un dernier message.

— Jerry, vous en avez conscience, n’est-ce pas ? Le jour où tout va merder, vous préférerez être en bons termes avec moi… ne jouez pas au con, cela ne nous mènera nulle part. Ni vous ni moi. Nous voulons la même chose. Nous voulons ce qu’il y a de mieux pour Monty Valley. Nos moyens divergent, nos points de vue aussi. À vous de voir si vous êtes prêts à coopérer pour éviter le pire.

Le moteur ronfla, puis un crissement de pneus se fit entendre alors qu’elle quittait les lieux. J’entendis Ash soupirer de soulagement.

— C’était quoi, ça ?

Mon père grimaça, ne sachant sans doute pas comment répondre à ma question.

— Ça, dit-il, le regard encore fixé à l’horizon, c’était une journée comme les autres au club. Tu t’y feras.

Il semblait être sûr de lui. Assez sûr pour deux. Tant mieux, car soudain, je doutais de ma motivation. Ses deux amis vinrent finalement jusqu’à nous.

— Fallait s’y attendre, glissa Billy.

— Mouais, grogna Jerry.

Il me détailla un instant.

— J’imagine que tu te poses pas mal de questions. On en reparle à ton retour.

Ou comment expédier un sujet délicat. Je n’en démordrais pas, il ne s’en tirerait pas si facilement. S’il voulait que je partage sa vie, il devrait se montrer honnête envers moi. Il ne s’agissait pas d’une clause négociable.

— OK.

La seconde suivante, il avait déjà tourné les talons pour aller s’enfermer dans le petit bureau du garage. Je le vis donner un coup dans la paperasse qui s’y trouvait en grognant. Pour quelqu’un qui n’avait rien à se reprocher, la visite du Shérif l’avait bien perturbé, tout de même. Je me demandai dans quel foutoir j’avais accepté de mettre les pieds en décidant de rejoindre ce père que j’avais toujours voulu connaître. Le timbre éraillé de Ash me fit sortir de mes réflexions.

— Hier soir, je t’ai dit qu’on t’expliquerait les règles qui s’appliquaient à la vie du club. Ça commence aujourd’hui, ma jolie. Règle numéro un : moins t’en sais, mieux tu te portes.

Je l’observai, intriguée par sa mise en garde. Il poursuivit ce curieux apprentissage.

— Règle numéro deux : si ça sent la merde, si ça ressemble à de la merde, c’est que c’est de la merde. Tiens-toi éloignée. Ne pose pas de question. Rapport à la règle numéro un.

Je le dévisageai à présent. Et hormis le bleu intense de son regard, rien chez lui n’inspirait confiance. Les traits secs et marqués de son visage lui conféraient l’air d’une brute, et ses boucles noires en bataille, celui d’un fou. Il me fixait avec une telle insistance qu’il m’effrayait. Je compris qu’il attendait ma confirmation, celle qui lui prouverait que j’avais bien capté le message.

— J’ai pigé, c’est bon.

Non, ce n’était pas « bon » du tout, mais ça, je le garderais pour mon père, plus tard. Ash parut soulagé, et Billy vint en renfort.

— Pour ton bien, Joe, sache qu’ici, les femmes restent en dehors des histoires.

— Tant mieux, lui assurai-je amère. Je n’ai pas traversé l’état pour si peu. Je vous laisse gérer vos « merdes ».

Sur ce, je tournai les talons, remontée contre ces pseudo-avertissements, et la trouille au ventre, c’était une certitude. Les Wild Crows n’étaient pas de simples amateurs de motos, je venais d’en avoir le cœur net. Restait à voir ce que mon père s’autoriserait à me confier. Jusqu’où son désir de me voir évoluer à ses côtés jouerait sur sa sincérité ? Je ne tarderais pas à le découvrir.

 

*

Si Stonebridge n’avait rien d’une grande ville, Monty Valley s’apparentait presque à un village à côté. Cela se ressentait au sein de la petite supérette du quartier. Il ne fallait pas être difficile. Je remplis malgré tout mon panier et découvris en caisse les avantages financiers d’une vie à l’écart des grands axes routiers. Je saluai la caissière et m’apprêtai à regagner ma voiture quand une nouvelle voix m’interpella.

— Tu découvres le quartier ?

Je me retournai et aperçus Mack assis sur sa moto, casque enfoncé sur le crâne. Un sourire facétieux s’étendait dans sa barbe blonde. Ce type était un vrai cliché, je l’aurais sans doute trouvé à tomber en couverture de magazine. Il avait cette allure digne des modèles professionnels, une part d’ombre dans le regard, une once de dangerosité à fleur de peau. Il représentait à merveille la brute sexy dont la plupart des filles rêvaient. Oui mais voilà. Ce cher « Mack » n’était pas une silhouette dessinée sur papier glacé. Il était bien réel, et sans nul doute, aussi imbu de lui-même que son sourire le laissait suggérer. Il s’adressait aux autres comme si tout lui était dû. — corrigeons : il s’adressait aux femmes comme si toutes lui étaient dues. Bienvenue dans l’univers des bikers. La femme-objet en crédo. Il semblait s’y plaire. Par la même occasion, il représentait tout ce que je détestais chez la gent masculine. L’exemple même du macho avec deux trains de retard sur l’égalité des sexes. Et j’avais bien l’impression que cette vision archaïque des choses était monnaie courante dans ce milieu. Je devrais l’affronter chaque jour au sein du club. Combien de temps le supporterais-je ? Là était la question. Gonflaient-ils tous leurs muscles parce que j’étais nouvelle ? Peut-être aussi. La vie m’avait appris à me montrer patiente et à prendre du recul avant de me forger une opinion. Aussi, je répondis à Mack un sourire impeccable sur les lèvres.

— On peut dire ça comme ça. Salut.

— Salut, me répondit-il, rayonnant.

Il alluma une cigarette et je me demandai s’il était possible de conduire une moto et de fumer en même temps.

— Tu bosses, ce soir, fille de Jerry ?

Je ris sous ce nouveau surnom. Ça faisait beaucoup en si peu de temps.

— Oui.

— Parfait. On s’voit plus tard, alors.

Le blond tatoué me fit grâce d’un clin d’œil parfaitement étudié et de fossettes enfantines. Puis il répondit à la question saugrenue que je m’étais posée plus tôt, en faisant retentir le moteur de sa Harley Davidson, cigarette à la main. De l’autre, il baissa ses lunettes de conduite et fila à l’horizon. Quelques minutes plus tard, sa silhouette s’était fondue dans la ligne droite qui s’étendait plus loin.

Je regagnai ma vieille Comet et y rangeai mes achats. J’avais quelqu’un à voir, et je comptais bien lui forcer la main au besoin. Il me faudrait des réponses s’il tenait à ce que je reste.

 

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chapitre 6

Wild crows – 1 – Addiction : chapitre 6

Chapitre 6

 

Joe

 

Nous quittâmes le bureau pour rejoindre le restant du groupe. Ils devaient être une dizaine désormais rassemblés, les regards inquisiteurs tournés en ma direction. Je crus voir Jerry lancer un air menaçant vers deux d’entre eux, en particulier. Aucun ne se permit de remarque désobligeante cette fois. Mais je ne me sentais tout de même pas très à l’aise lorsque nous nous arrêtâmes à leur niveau. Jerry prit la parole.

— Tout le monde est là ? interrogea-t-il.

Un type aux longs cheveux gris lui répondit aussitôt.

— Il manque juste Foxy et Hanger. Ils ne devraient pas tarder.

— Vous leur ferez la commission à leur arrivée. Qu’ils en soient informés avant de foutre les pieds à la table.

Certains s’observèrent, ne comprenant pas où leur chef voulait en venir. Quelques paires d’yeux se tournèrent rapidement vers moi, se demandant sans doute la raison de ma venue ici. Je détonnai clairement du look local : cuir, santiag, chaînes, foulards, tatouages, lunettes noires et grosses bagues. Mon jean et mes baskets me donnaient presque l’apparence d’une enfant de chœur perdue au milieu des loups.

— Bien, maintenant, on m’écoute, les gars.

Tout le groupe se tut, attentif à l’annonce que Jerry avait à leur faire.

— Des comme celle-là, on n’en apprend pas tous les jours…

Il secoua la tête, sans doute à la recherche des mots les plus justes pour expliquer la situation encore toute fraîche pour lui.

— Cette demoiselle, poursuivit-il en me désignant du doigt, s’avère être ma fille.

L’un des motards qui était en train de boire dans une bouteille en plastique recracha tout au même instant, générant les foudres de son acolyte situé juste devant. Le motard aux boucles brunes se releva de sa bécane pour s’approcher un peu. Son regard passa de mes jambes à mon buste, puis à mon visage. L’air ahuri, il se tourna vers Jerry.

— Ça, c’est… ta fille ? Allez, tu te fous de nous !

Il éclata de rire, mais la mine renfrognée du chef finit par le refroidir.

— Ash, dégage !

Le dur à cuire déglutit avec peine et rejoignit son engin.

— T’es sérieux, alors ?

Cette fois-ci, un type d’une quarantaine d’années avec une crête blonde s’adressait à Jerry.

— Très sérieux, Mack. Je viens de l’apprendre…

— Et t’es bien sûr que c’est toi son père ? interrogea une bouille ronde et barbue à droite.

Jerry me regarda un instant, et d’un air assuré, approuva en hochant la tête.

— Certain.

— Eh ben…

J’avais le sentiment, et pas que le sentiment d’ailleurs, de me trouver en plein cœur des attentions. Quoi de plus gênant que d’être la biche égarée sous des dizaines de regards méfiants ?

— Je m’appelle Joe, précisai-je, sans doute avec l’air d’une idiote.

Je vis Jerry faire un pas en avant, me recouvrant de son ombre, et s’interposant entre moi et le groupe. Ses poings se serrèrent et l’ambiance devint électrique. Certains des gars semblaient s’inquiéter de la menace en approche.

— Et que les choses soient bien claires, les mecs. Le premier d’entre vous que je vois lui tourner autour, ou ne serait-ce que la regarder d’une manière qui ne me plaît pas, je lui arrache les couilles avec les dents ! Vous gardez les mains dans les poches, et pas que les mains. Je me suis bien fait comprendre ?

Tant de poésie m’émut. Je toussotai histoire de rappeler à mon nouveau père que je n’étais ni absente ni sourde. J’avais certainement l’air d’une petite chose fragile au milieu de ses gorilles, mais me sentir ainsi barricadée me posait problème ; quoique je ne fusse pas certaine que je ferais du zèle si je connaissais le passif des hommes présents autour de moi. En tous les cas, j’admirais le respect qu’il inspirait, ou tout du moins l’autorité dont il avait fait preuve. Pas un des siens ne broncha. Ils acquiescèrent, l’air grave, des regards vagabondèrent dans tous les sens, hormis dans ma direction.

— Allez, suis-moi, conclut Jerry en posant une main sur mon épaule.

Guère plus bavarde, j’obtempérai. Nous quittâmes le hangar. La nuit ne tarderait plus, et pour la première fois depuis mon arrivée, je me sentais un peu plus en sécurité, si tant était qu’on pouvait l’être avec pareille compagnie. Une petite brise avait fait son apparition et je regrettai de ne pas avoir emporté une veste plus épaisse. La Californie jouissait d’un climat plus chaud que l’Oregon, mais l’automne en soirée restait tout de même assez frais. Nous passâmes brièvement devant les chambres du petit motel et poursuivîmes jusqu’au bar. J’eus tout le loisir de détailler l’écusson cousu dans le dos du blouson de Jerry. Imposant. Un corbeau stylisé, une boussole indiquant l’ouest, et deux bannières. Wild Crows était indiqué sur celle du haut. Monty Valley 1975 sur la seconde, sans doute l’année de création de leur club. Il déverrouilla la porte et nous entrâmes dans un endroit qui empestait l’alcool. Les néons clignotèrent avant de se stabiliser. Le ménage n’était sans doute pas leur fort, autant ne pas s’attarder sur l’hygiène, vu les effluves laissés par de précédentes soirées. Les pas derrière moi m’indiquaient que le groupe nous suivait. Les avertissements excessifs de Jerry avaient généré une prise de distance instantanée, à mon plus grand soulagement. Il contourna le comptoir et servit plusieurs bières. Les membres approchèrent alors et chacun trouva sa place en face d’un verre. Je restai un peu en retrait au bout du bar. Jerry me tendit aussi une chope, que je refusai poliment. Lorsque je posai mes mains sur le bois pour m’appuyer, elles y restèrent collées quelques instants, et j’aperçus des traces de sucre laissées par les précédents clients. Je reculai aussitôt et me passai brièvement les paumes sur le jean pour les nettoyer. Jerry but la moitié de son verre en une gorgée, puis le fit claquer sur le bois en grimaçant.

— Désolé pour le bordel. Une de mes serveuses est partie sans prévenir, et je me retrouve dans le pétrin. Mona ne peut pas tout gérer seule.

Je le dédouanai d’un simple geste de la main.

— Pas de souci.

Soudain, son regard se figea, puis se pinça, tandis qu’il m’observait. Ses hommes discutaient entre eux, comme si je n’étais pas là, le message du chef était bien passé.

— Au fait, tu fais quoi dans la vie ?

— Je suis infirmière.

— À Stonebridge ?

— Oui. Enfin, je l’étais. Je me suis « arrangée » avec ma supérieure pour faire une pause. Je ne savais pas pour combien de temps j’en aurais ici…

L’ours grisonnant qui me faisait face approuva d’un hochement de tête en grognant. Sans doute sa manière de dire « oui ». Une habitude à prendre, probablement.

— Tu as déjà bossé en tant que serveuse ?

Sa question me surprit.

— Heu, oui, quand j’étais plus jeune, pour payer mes études.

— Dans ce cas, tu pourrais peut-être me dépanner quelque temps ?

Étais-je en train de rêver ou bien mon père trouver le moyen de tirer profit de ma venue ? Bosser comme serveuse… après des années à l’hôpital. Waouh. Le choc des cultures serait violent, sans aucun doute. Deux univers opposés. Servir des motards imbibés, j’en avais toujours rêvé ! Cependant, je ne pouvais l’occulter : aider mon père pouvait également me permettre de mieux le connaître et de passer du temps avec lui. N’était-ce pas ce pour quoi j’avais franchi la frontière de l’Oregon ? Je haussai les épaules, une moue sur les lèvres.

— Pourquoi pas… ?

Trop tard, les mots avaient franchi ma bouche. Impossible de faire marche arrière.

— Temporairement, bien sûr, rajoutai-je par mesure de sécurité.

Un franc sourire me répondit sur la mâchoire carrée de Jerry. Il jeta un coup d’œil à sa montre.

— Mona ne va pas tarder. Je vais d’abord devoir lui expliquer la situation…

— C’est votre… ta femme ?

Je m’efforçai de le tutoyer, mais ma timidité revenait au galop. Il me fallait du temps, de manière générale, pour me sentir à l’aise avec quelqu’un. Alors, pour un père que je découvrais…

— Ouais. C’est ma lady[1], dit-il d’un ton plaisantin.

Ou non. Peut-être était-il sérieux.

Jerry hocha de nouveau la tête avec son petit grognement.

— Tu peux commencer quand ?

— Je n’ai pas vraiment de planning à respecter, lui rappelai-je.

Il hésita un instant, puis après un bref soupir, prit une décision.

— On risque d’avoir un peu de monde ce soir. J’aurais bien besoin d’une paire de bras en plus. Laisse-moi une heure, le temps de m’entretenir avec ma femme. Si tout se passe bien, elle te briefera pour la soirée.

— Ça me va.

Il m’examina un instant.

— Tu dois être crevée après toute cette route.

Je haussai les épaules. Bien entendu que je l’étais, mais je ne le montrai pas. Autant profiter d’un maximum de temps en sa compagnie.

— Ça ira, le rassurai-je d’un geste de la main.

— Bien. On n’a pas pour habitude de faire de vrai repas le samedi soir. C’est toujours un peu la course dès l’ouverture. Mais dès que tu as faim, demande à Pacho de te cuisiner un truc. C’est un bon bougre. Il ne va pas tarder lui non plus.

— Le cuistot ?

Il confirma.

— OK. J’y songerai. Merci.

Mon estomac gargouillait plus que de raison, le burger avalé à midi était déjà loin.

— En attendant, je vais te montrer l’appartement où tu peux t’installer, si tu le souhaites.

« M’installer ». J’allais donc « m’installer » un temps chez « mon père ». C’était nouveau, déroutant, surprenant, mais réel. J’opinai de la tête et suivis mon biker de paternel, sous les regards malgré tout curieux du reste de la bande. Un carillon retentit quand nous quittâmes le bar, et je découvris pour la première fois l’enseigne clignotante au-dessus de la porte. Le Devil’s Trip. De quoi réfléchir à deux fois avant d’y mettre les pieds. Rien que le nom se voulait effrayant. Et pourtant, je venais d’y dénicher le dernier membre de ma famille encore en vie, et je ne comptais pas le laisser partir.

Nous montâmes quelques escaliers en bois et Jerry s’arrêta au dernier étage, le troisième. Les deux premiers étant un ensemble de chambres à louer. Le dernier, celui où nous nous tenions, ne semblait n’être qu’un unique et même logement. Jerry glissa la clé dans la porte et déverrouilla l’entrée. Il passa le premier pour allumer le petit couloir, et je le suivis. Après un petit hall d’entrée, un salon douillet n’attendait que moi, avec un vieux sofa, un large fauteuil, et un téléviseur de taille correcte juste en face. Je remerciai Jerry, il me sourit en coin.

— Je te laisse t’installer tranquillement. Redescends quand tu le souhaites.

Puis il me laissa. C’était juste dingue. Complètement, définitivement dingue. Je venais de rencontrer mon père. À peine une heure plus tard, je m’installais dans sa vie. Moi qui craignais un rejet, je n’en revenais pas. La chance semblait me sourire, d’une manière étrangement inhabituelle. Incertaine, je fis un petit tour des lieux. Une kitchenette ouverte sur le salon comportait tout le nécessaire. Je fus surprise de découvrir du café et quelques vivres dans les placards. Le tout s’avérait bien propre à côté du bar en bas. Je poursuivis la découverte du petit appartement ; au bout d’un couloir, se tenait une salle d’eau, toute de blanc et de bois, simple, fonctionnelle. La porte sur le côté me mena dans ma future chambre. Des murs peints en beige, et un grand lit à l’allure confortable. Une large fenêtre donnant sur le hangar du garage. J’entrouvris la penderie, des cintres attendaient qu’on les habille. Puis je revins sur mes pas, au salon. J’observais un instant l’endroit, découvrant ce qui deviendrait mon chez-moi pour une durée indéterminée. Je déposai les clés sur le comptoir de la petite cuisine ouverte et inspirai profondément.

— J’y suis, Maman. J’y suis, me murmurai-je à moi-même.

 

[1] Lady : dans l’univers des motards US, une Lady est une régulière, la femme officielle d’un motard ; elle a fait ses preuves vis-à-vis du club.

 

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Wild crows – 1 – Addiction : chapitre 5

Chapitre 5

 

Joe

 

Jerry Welsh referma la porte derrière lui et je découvris une pièce étroite, un bureau métallique recouvert de piles de feuilles en désordre, un vieil ordinateur poussiéreux, un fauteuil en piteux état, une chaise sans doute réservée aux visiteurs, et sur les murs au crépi jauni, quelques posters de playmates dénudées. Aucun doute ne subsistait, nous étions bien dans un garage de seconde zone. Il m’indiqua de prendre place sur la chaise et se vautra dans l’assise à roulettes située de l’autre côté du bureau. Puis il croisa ses mains devant lui, me détaillant de nouveau comme un ovni. Je remarquai les énormes bagues en argent sur ses larges phalanges, puis je pris place, incertaine, ne sachant pas par où commencer.

— Alors, c’est quoi ces conneries ? Je ne t’ai jamais vue de ma vie, ma belle… commença-t-il d’une voix grave à faire trembler les murs.

Je devais être bien pâlichonne, soudain, face à ce costaud qui ressemblait à un vétéran de guerre surentraîné. En dépit de son âge, sa carrure restait impressionnante sous son tee-shirt et son cuir.

— Ce ne sont pas des conneries. En réalité, je ne sais même pas comment vous l’expliquer… j’ai pourtant cherché la meilleure manière de m’y prendre pendant mes presque huit heures de trajet.

Ma remarque lui fit hausser les sourcils de surprise. Si la durée de mon périple pour lui rendre visite l’étonnait, il n’était pas au bout de ses peines ! Face à sa mine perdue et ses épais sourcils intimidants, je me lançai, avec la grâce d’un éléphant dans un musée de céramique.

— Ma mère est décédée la semaine dernière…

Son front se plissait de plus en plus et il m’interrompit d’un geste de la main.

— Je suis désolé pour toi, gamine, mais je ne vois pas en quoi je peux t’aider. Tu frappes à la mauvaise porte si tu veux du fric ou autre chose dans le genre.

J’inspirai pour me donner le courage de poursuivre.

— Je ne veux pas de fric. Ni « autre chose », le détrompai-je. Ma mère m’a laissé une lettre contenant le nom de mon père biologique.

J’hésitai une ultime seconde, puis me jetai dans le vide — sans parachute, ç’aurait été trop facile.

— Et il s’avère que ce père, c’est vous.

Peu délicat, certes. Mais au moins, c’était dit. Le grand costaud grisonnant me dévisagea comme si j’étais folle durant une minute. Il fallait que j’agisse maintenant, ou je perdrai toutes mes chances de poursuivre mon chemin ici.

— Margaret Blake. Son nom était Margaret Blake.

Il se figea aussitôt. Son front se détendit un instant. Le prénom de ma mère semblait faire écho dans ses souvenirs. Ce fut son tour de pâlir.

— Ma… Maggie… ? murmura-t-il.

Je hochai la tête, saisissant à deux mains l’attention que j’étais parvenue à capter chez lui.

— Oui. Je suis née en 1990, à Stonebridge, dans l’Oregon.

Il s’adossa brutalement au dossier de sa chaise à roulettes et me dévisagea, le regard lointain. Puis une large main passa sur sa bouche. Je venais de lui asséner un coup puissant, à défaut d’être mortel. Je lui avais jeté son passé en pleine face, alors qu’il devait le penser résolu.

— Tu… tu…

Disparu le biker trop sûr de lui. Je ne voyais plus que l’homme désormais, désemparé face à la nouvelle que je lui apportais.

— Oui, je sais, dis-je. Moi aussi, ça m’a fait un choc au début. Je ne m’attendais pas à connaître votre nom un jour…

Il ne bougea pas d’un pouce, complètement abasourdi.

— Je sais que ma mère ne vous a jamais parlé de moi. J’imagine que c’est une sacrée surprise pour vous de me voir débarquer comme ça…

Il souffla par le nez, acquiesçant ma remarque et se passa de nouveau la main sur le visage, puis dans les cheveux. Je venais de mettre K.O. un motard en cuir, fallait le faire tout de même ! Son malaise me peinait. Je compatissais tellement… J’étais comme un vieux dossier qu’on aurait préféré ne jamais trouver, ne jamais ouvrir non plus. Mais dorénavant, je savais. Je savais qui était mon père, ou tout du moins, à quoi il ressemblait. Certainement pas ce à quoi je m’étais attendue.

Jerry Welsh se racla la gorge à plusieurs reprises, le regard tantôt fuyant, tantôt sur moi, examinateur et curieux.

— Alors celle-là, je ne l’avais pas vu venir…

Il marqua une pause, ébahi.

— Tu es venue de Stonebridge pour me voir ? parvint-il à articuler.

Je lui confirmai en hochant la tête et il esquissa un sourire fugace. Puis il posa sur moi des yeux navrés.

— Je me souviens de Maggie… c’était il y a tellement longtemps.

Je décelai dans son regard une lueur nouvelle. Ses iris clairs brillaient plus que de raison. Avait-il aimé ma mère ou bien était-ce l’annonce de son décès qui éveillait cette tristesse en lui ? Les deux peut-être. Je le vis se redresser dans son siège, comme pour se redonner un peu d’allure.

— Et non, elle ne m’a jamais parlé de toi. Je suis désolé…

— Moi non plus, je n’avais jamais entendu parler de vous avant ça. Nous sommes donc ex æquo.

Un nouveau sourire répondit à ma tentative de détendre l’atmosphère. L’humour me permettait de ne pas me laisser bouffer par l’émotion intense qui bouillonnait en moi. Si souvent au cours de mon adolescence je m’étais interrogée au sujet de ce père inconnu dont ma mère avait refusé de me parler « pour mon bien ». Et aujourd’hui, il se tenait là, devant moi, aussi tétanisé que moi par notre confrontation.

— J’ai… une famille, m’expliqua-t-il avec une douceur insoupçonnée. Une femme, un fils.

Je l’arrêtai tout de suite.

— Un fils… waouh. J’ai donc un … frère.

J’assimilai la nouvelle et compris aussitôt ses inquiétudes.

— Je ne suis pas venue pour vous poser de problèmes. Je voulais juste vous rencontrer, après toutes ces années sans savoir…

Ma remarque l’étonna.

— Et, donc, tu voudrais rester un peu en ville, j’imagine ?

Je haussai les épaules, n’osant crier trop fort mon souhait d’apprendre à le connaître de peur de le faire fuir.

— Quelque temps, oui. Si vous me le permettez.

De nouveau, sa tête rencontra sa main, alors qu’il se demandait sans doute dans quel foutoir je venais de le plonger. Je me retins de lui dire que je n’en pensais pas moins dans l’autre sens.

— Je ne vais tout de même pas te demander de repartir alors que tu as déjà passé la journée à rouler.

Première victoire. Il me tolérait temporairement dans sa vie bien établie.

— Je me demande juste comment je vais annoncer ça à ma femme… C’est complètement dingue.

— Je sais… ça l’est pour moi aussi, lui rappelai-je.

— Tu loges où ?

— Dans l’Oregon… ?

— Non, ici, en ville. Tu es à quel hôtel ?

— Oh, à vrai dire, je n’ai pas pris le temps de m’arrêter en venant. Je vais aller chercher quelque chose en partant.

Il leva une paume en l’air, pour mettre un terme à mon plan.

— Il y a un petit appartement au-dessus du bar. Personne ne l’occupe en ce moment. Tu peux t’y installer le temps que tu resteras.

C’était plus que je ne pouvais espérer. J’en restai muette sur le coup.

— C’est quoi ton nom ?

— Joe. Joséphine, précisai-je en grimaçant.

Je ne portais pas vraiment mon prénom dans mon cœur. Aussi, je lui préférais de loin son diminutif.

Un étrange sourire se dessina dans la courte barbe grise et blanche de Jerry. De mon père.

— Cela ne m’étonne pas de ta mère. Cela fait trente ans, mais je me souviens très bien d’elle, admit-il, une pointe de regret dans la voix. Elle aimait la musique, l’art, le cinéma. Une hippie dans l’âme.

Il disait vrai. Aucune erreur au tableau. Celui qui se tenait devant moi avait bel et bien connu ma mère, peu de temps avant moi. Soudain, un voile sombre tomba sur sa mine presque réjouie quelques secondes plus tôt.

— Comment est-elle…

— Morte ? l’aidai-je. Un cancer.

— Saloperie, grogna-t-il, un poing serré sur le bureau.

— Mouais. Une sacrée saloperie, surenchéris-je, amère.

— Je suis désolé pour toi.

Il me fixa un instant puis baissa finalement le regard. Le grand solide qui me faisait face tentait de rester fort face à ses émotions. La pudeur en blouson de cuir.

— Merci, dis-je, touchée.

Jerry Welsh se leva et contourna le bureau. Puis il s’y adossa, juste devant moi. Sa main ne cessait de passer sur sa bouche, et son regard brillait de mille questions. Il inspira bruyamment.

— Alors, j’ai une fille…

— Et moi, un père…

Un nouveau sourire éphémère apparut au coin de ses lèvres, laissant apparaître une large fossette sur sa joue mal rasée.

— Il va me falloir un peu de temps pour m’y faire.

— Je peux le comprendre.

— Et pour l’expliquer aux miens.

— Évidemment.

Je jetai un regard vers l’extérieur et aperçus plusieurs nouveaux venus parmi les hommes laissés là-bas quelques minutes plus tôt.

— Alors, tu diriges un bar, un motel, un garage et un club de moto ?

Je me rendis compte que le tutoiement s’était imposé de manière naturelle. Une légère gêne s’éprit de moi, et mes joues chauffèrent une seconde. Jerry sembla le déceler, et m’offrit un sourire en coin.

— Ouais, ce sera plus simple si l’on se tutoie, je crois.

Il pencha la tête et approuva.

— Et oui, je dirige tout ça.

— Impressionnant.

— Je vais te faire visiter, si tu veux.

Intimidée, j’appréciai le geste et me relevai.

— Avec plaisir.

Je mentis un tout petit peu. S’il était vrai que j’avais envie d’en savoir plus sur mon père, je ne piétinais pas d’impatience en revanche à recroiser le chemin des loubards qui l’accompagnaient. Et quelque chose me laissait penser que les deux étaient indissociables.

 

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Wild crows c2

Wild crows – 1 – Addiction : chapitre 2

Chapitre 2

 

Joe

 

Je passai la porte, l’esprit encore ailleurs. Cet endroit m’avait vu grandir, et je l’avais rejoint deux ans plus tôt, afin d’accompagner ma mère dans son quotidien médicalisé ; j’avais alors lâché mon appartement. De toute façon, je venais de rompre avec mon copain de l’époque, Arthur, et avais besoin de changement. Ma mère et moi, nous nous complétions : ensemble, nous étions plus fortes. Je lui donnais tout l’amour que je pouvais, et m’efforçais de lui transmettre toutes les ondes positives qu’il m’était possible de puiser en moi. Elle agissait comme un pansement sur mes plaies, rendant mes peines de cœur plus douces. Elle était ce « bisou magique » que l’on s’amusait à évoquer pour qu’un enfant oublie vite son petit bobo. Mais désormais, cette grande maison me paraissait bien vide, comme suspendue dans le temps. Ma mère avait pris soin de tout mettre en ordre avant son dernier grand voyage. Tout avait été organisé par ses soins, jusque dans ses derniers instants. Je ne doutais pas une seconde de ses motivations : cette manière de ne rien laisser au hasard avant son départ trahissait son inquiétude me concernant, et n’avait que pour seul but de me protéger, moi, sa fille unique. Ces longs mois de maladie lui avaient laissé le temps de préparer « l’après ». Tout avait été planifié en amont, qu’il s’agisse de l’aspect administratif, ou même des problématiques d’ordre logistique. Une dernière fois, elle m’avait préservée, jouant son rôle de mère aimante et dévouée. Ma gorge se noua. Je me dirigeai vers le grand sofa bleu du salon et m’y effondrai, épuisée. Je laissai retomber le tas de documents du notaire sur le coussin voisin, l’enveloppe avec. Pourquoi avait-elle pris le temps de m’écrire un courrier ? S’agissait-il d’ultimes adieux ? Nous nous étions pourtant tout dit, au-delà du possible même. Pourquoi se perdre dans un au revoir supplémentaire, elle qui avait pourtant toujours affirmé que « l’on se reverrait un jour » ? Je déglutis avec difficulté. La curiosité l’emportait, devançant de peu le flot de peur et de douleur qui m’assaillaient pourtant avec une violence certaine. Elle semblait m’appeler, cette enveloppe. Un chant de sirène impitoyable, mais trop intense pour que la sagesse s’en mêle. Je grognai.

J’observai la pièce autour de moi. Toujours ce silence, semblable au trépas, me rappelant chaque foutue seconde qu’elle n’était plus là, qu’elle ne reviendrait pas. Une vieille rengaine sifflotée par un destin bien vicieux. La réalité que je refusais toujours d’accepter, martelait mes tempes, puis ma tête, mon être tout entier même. Elle me consumait, effroyablement présente, dans chaque infime partie de cette maison.

Je connaissais parfaitement les phases du deuil. C’était le b.a.-ba dans le service dans lequel je travaillais, l’étage psy de l’hôpital de la ville. Et sans l’ombre d’un doute, juste après le choc, j’affrontai la première d’entre elles : le déni. Bientôt, la colère porterait ses fruits. Déjà, je la sentais monter en moi, menaçante. Mais pour l’instant, je me noyais littéralement, et la lueur de la surface semblait disparaître peu à peu. On perd tous nos parents un jour, mais rien ne nous y prépare. Je doute que l’on puisse s’en remettre vraiment.

Le temps paraissait comme arrêté dans la maison, et j’aurais presque pu entendre les fantômes de mon enfance et leurs rires espiègles s’élever un peu partout. Un passé révolu à jamais. Je reportai mon attention sur l’enveloppe, indécise.

Et puis mince, je cédai.

— Qu’est-ce qu’il te reste à me dire ?

Voilà que je parlais toute seule à voix haute ; rien n’allait plus. Je ris, amère. Puis je flanchai. Retenant mon souffle, j’attrapai l’objet de mon tourment et en déchirai l’ouverture. Avec délicatesse, je dépliai le papier chargé d’une écriture féminine et élégante. J’en frissonnai déjà, quoi qu’elle contint. Dès les premiers mots, les larmes affluèrent. Pour chacun d’eux, j’entendais la douce voix de ma mère en train de les prononcer à mon intention.

 

Ma jolie petite Joe,

 

Je te connais suffisamment pour savoir à quel point tu souffres au moment où tu lis ces mots. Et pourtant, sois-en certaine, je vais bien.

L’heure est venue pour moi de rejoindre d’autres cieux. Mais toi, ma puce, tu vas devoir aller de l’avant, te relever, et affronter la vie.

Ton cœur est immense, bien trop grand pour rester vide. C’est pour cette raison que j’estime que le moment est venu de tout te dire. Parce qu’il faut que quelqu’un puisse y élire domicile à ma place, et parce que, non, mon ange, la solitude n’est pas faite pour toi. Tu débordes d’amour, et il te faut l’accorder à quelqu’un, c’est vital.  Tu ne peux pas t’isoler pour le restant de tes jours.

Alors voilà. Vingt-sept années se sont écoulées depuis que la vie m’a fait le plus beau des cadeaux. Toi. Et jamais tu n’as osé me poser LA question, sans doute par peur de me blesser, ou bien d’être déçue. Mais il est temps, désormais. Si tu préfères rester dans l’ignorance, je respecterai ton choix. Mais je crois sincèrement que tu auras besoin de cette vérité pour te reconstruire. Si tu me fais confiance, Joe, lis ce qui suit, s’il te plaît ma chérie.

Ton père.

Ton père se prénomme Jerry Welsh.

 

Je marquai un arrêt pour essuyer les larmes devenues trop envahissantes, et tentai de calmer ma respiration anarchique. J’hésitai un instant, sous le choc de ces non-dits de longue date posés là sur le papier. Puis je repris.

 

Aux dernières nouvelles, il dirige un petit commerce à Monty Valley en Californie. Il ne connaît pas ton existence, ma puce, et c’est sans doute mon plus grand regret. Non pas par rapport à lui, ou même à moi, mais pour toi. Parce que j’ai réalisé bien trop tard que j’avais fait le mauvais choix, que son absence dans ta vie créerait forcément un manque. C’est entièrement de ma faute, et j’en assume l’entière responsabilité. J’ai agi comme une mère, pour ton bien. Mais j’ai failli. Aujourd’hui, j’espère qu’il est encore temps de changer la donne et de me racheter pour cette erreur, la plus grosse de ma vie. C’est un peu tard, mais je n’ai pas eu le courage de bousculer le passé plus tôt.

Mais toi, Joe, tu as cette force en toi, ce courage qui m’est étranger. Cette fougue aussi. Tu la tiens de lui.

Va retrouver ton père, ma puce. Donne-lui cette lettre s’il le faut. Il sera plus que surpris au début. Il sera sans doute sous le choc, en colère aussi. Puis il va paniquer, mais qu’importe. Personne ne peut nier l’évidence. Tu as ses yeux, Joe, sa détermination et son tempérament. Le temps fera bien les choses, j’en ai l’intime conviction. Une dernière fois, fais confiance à ta vieille mère, ma chérie. L’avenir t’ouvre les bras.

Eh bien voilà, cette fois-ci nous y sommes. Prends soin de toi, et ne ferme pas les portes à ceux qui te tendront la main. La jeune femme forte que tu es devenue restera ma plus grande fierté. Je t’aime mon ange, de tout mon être. Le moment venu, on se retrouvera, de l’autre côté. Mais d’ici là, vis. Dévore chaque seconde de ton existence et montre au destin ce dont tu es capable. Acharne-toi, livre bataille autant qu’il le faudra pour défendre ce en quoi tu crois, afin que ton avenir soit à la hauteur de tous tes espoirs.

Je t’aime.

Maman.

 

Je m’arrêtai de respirer, partagée entre choc et tristesse. Par ces derniers mots, j’eus le sentiment qu’elle me quittait une nouvelle fois. Un flot d’émotions trop emmêlées pour que je ne puisse les identifier me submergea. Les yeux embués, je peinai à réaliser ses propos. Des mots résonnaient encore dans ma tête meurtrie. Deux en particulier. Un prénom, un nom : Jerry Welsh. Mon père.

Je m’effondrai, complètement dépassée. Je n’étais plus que l’ombre de moi-même, l’ombre d’une petite fille perdue face aux choix de la vie.

 

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