wild crows chapitre 4

Wild crows – 1 – Addiction : chapitre 4

Chapitre 4

 

Joe

 

J’avais l’impression que ma valise pesait un âne mort. À ma décharge, je ne savais pas ce que je devais emporter, ni pour combien de temps. Le climat de Californie serait un peu plus doux, mais à part cela, je n’avais pas la moindre idée des quantités de vêtements à prévoir, ne sachant pas du tout ce qui m’attendrait une fois sur place. Incertaine, j’avais glissé dans mon bagage un vieil album chargé de photos de ma mère et de moi depuis ma naissance, et la lettre qu’elle m’avait léguée. Lorsque je fermai la porte à double tour, j’observai une fois encore cette bâtisse qui avait vu mes premiers pas, et tant d’années de bonheur. Je ne la quittais pas définitivement, mais l’idée de m’en séparer — même le temps d’une brève absence seulement — générait en moi une certaine nostalgie. J’inspirai profondément, et me convainquis qu’il était temps. La peur me serrait le ventre, et mille scénarios se bousculaient dans ma petite tête. Je démarrai ma vieille Mercury Comet noire, la seule chose de valeur qui m’accompagnait au quotidien. Aucun bijou précieux, pas de portefeuille plein, mais une voiture de collection achetée il y a des années de cela par ma mère, dans sa période hippie. Un coup de cœur et un coup de tête aussi. J’aimais son allure, le bruit du moteur, et le cachet qui s’en dégageait. Mais plus encore, c’était une part d’elle qui vivait toujours à mes côtés. Elle vrombit avec une musicalité qui lui était propre et je délaissai mon cocon familial pour l’inconnu.

Sept heures de route ou presque m’attendaient. Les premières passèrent relativement vite, sur fond de Bob Dylan et des Stones, vitres ouvertes, un vent de liberté flottant dans l’air. Sans doute ma manière d’oublier mon appréhension. Je le savais pertinemment : elle reviendrait au grand galop dans les derniers instants du trajet ; alors je profitai pleinement des premiers. Une belle journée s’annonçait. Les premières lueurs du soleil traversaient le pare-brise et réchauffaient mes mains sur le volant. Inconsciemment, je disais adieu aux montagnes de verdure et aux étendues d’eau qui jonchaient cet état dans lequel j’avais grandi. Un au revoir serait un terme plus juste. J’y reviendrai. Le tout était de savoir quand.

Je fis une pause aux alentours de midi, l’appétit creusé par ce premier tronçon de route. Un fast-food en bordure de chemin fit l’affaire. J’avalai un burger maison, quelques frites et un soda, me réjouissant d’une belle et savoureuse entorse au mode de vie plutôt sain que je m’imposais d’ordinaire — et c’était bon ; vraiment bon. Je laissai un pourboire à la petite serveuse sympathique et repris mon long périple, un grand café à la main. Il me faudrait bien ça pour tenir trois heures encore.

Le décor changea progressivement, l’herbe se raréfiait et d’immenses nappes de sable apparaissaient, çà et là sur les côtés de la route. Toujours ces espaces grandioses de nature laissée vierge, mais cette fois-ci, le sud faisait son effet, magnifiant le tout d’un air plus sec et plus chaud aussi. En traversant la petite ville de Corning, un panneau m’annonça la couleur. Dans moins de cinquante miles, je devrais prendre mon destin en main. La boule d’angoisse pressentie dès le départ à l’aube obstrua dès lors tout mon être. Il me fallut faire preuve de beaucoup de sang-froid pour calmer mon cœur qui s’emballait. Quarante miles. Je traversai les dernières villes avant mon point d’arrivée. Orland et son arche blanche, Willows et ses briques rouges. Dix miles. Les quelques recherches faites les jours précédents m’avaient donné l’adresse exacte où je pouvais trouver ce Jerry Welsh. J’avais saisi le tout dans mon GPS, et le suivais depuis, en quête d’un père que je n’avais jamais vu. Tout cela me semblait surréaliste et pourtant. J’obéis aux consignes vocales de l’appareil et tournai à droite au croisement. Cinq miles. Un panneau me souhaitait la bienvenue à Monty Valley. Mon souffle se coupa un instant. Une petite ville très authentique se dressait devant moi, chargée de petits immeubles datant probablement des années 70 et de parterres fleuris sur les côtés du bitume. Un peu plus loin, j’observai un quartier résidentiel et ses grappes de charmantes maisonnettes. Le soleil brillait haut et fort, et sous la brise tiède qui s’aventurait par mes vitres ouvertes, un air de vacances balayait les lieux. La Californie, dans sa version la plus préservée, rurale. Au feu suivant, je tournai à gauche et longeai une petite rivière.

—  Vous êtes arrivée, m’informa mister GPS.

Je me garai le long de la route, et coupai le moteur. Je restai béate face à ce qui m’attendait. Je discernai un bar, un motel, et ce qui semblait être un garage, tout au fond. Mon père était donc multitâche, dans une version sans doute plus grunge que je ne l’aurais imaginée, vu l’état peu entretenu des bâtiments. Il était donc venu, cet instant où la peur prenait le dessus sur le reste. L’instant d’une seconde je redevins une enfant, perdue, effrayée par le monde qui l’entourait, par un adulte en particulier. Les questions soulevées maintes fois avant mon départ surgirent à nouveau, de manière plus violente encore. « Et si ? ». Ces deux petits mots s’ancraient dans ma tête avec une force indomptable. La main tremblante, je quittai ma vieille Comet et foulai le sol californien. J’inspirai et expirai lentement, à plusieurs reprises, avec la folle idée que cela me calmerait un peu. Foutaises. Le pas hésitant, je rejoignis le grand parking qui débutait derrière la clôture et franchis le grand portail électrique laissé ouvert. Je m’aventurai vers la partie bar, pensant avoir plus d’espoir de trouver un interlocuteur de ce côté-ci. Manque de chance, la porte était fermée à clé. Je jetai un coup d’œil à l’intérieur et découvris un long comptoir en bois verni qui rappelait celui d’un pub irlandais. Je toquai à plusieurs reprises, mais pas l’ombre d’un chat. Je tentai donc ma chance du côté du motel. Il n’y avait pas de borne d’accueil, la gestion se faisait probablement depuis le bar… qui était fermé.

Je me retournai et parcourus du regard l’immense parking désert. Ma montre indiquait que nous approchions les dix-sept heures. Je doutais que le bar ne reste clos encore longtemps. En tout cas, j’espérais voir juste : attendre ici toute seule ne m’enchantait guère. Soudain, j’entendis un bruit de métal en provenance du garage, au bout du parking. Ma dernière chance. Angoissée par l’idée de me retrouver nez à nez avec un père qui ignorait tout de mon existence, le chemin qui me séparait du hangar fut pénible et étonnament long en dépit de la courte distance à franchir. J’essuyai mes mains moites sur mon jean et réajustai ma veste comme pour me donner un peu de contenance. Je découvris un immense garage, les deux larges portes entièrement remontées.

— Bonjour … lançai-je dans le vide.

Un cliquetis retentit à nouveau et j’aperçus deux jambes dans un bleu de travail et une paire de santiags usées qui dépassaient de sous une vieille Chevrolet.

— Excusez-moi… bonjour, retentai-je.

Un grognement plus tard, le type qui s’activait sous la voiture glissa sur une planche à roulettes pour s’extraire de sa cachette et se redressa. Il avait la carrure d’un catcheur, les cheveux aussi, longs jusqu’aux coudes, attachés en une queue de cheval faite à la va-vite. Du cambouis, et sans doute un peu de crasse aussi, durcissaient les traits de son visage. Quelques rides çà et là me firent penser que l’homme qui se tenait désormais devant moi devait frôler la quarantaine d’années. Un tatouage vieilli par le temps dépassait de son débardeur blanc, sous le bleu de travail entrouvert. Je me raclai la gorge quand il me détailla de la tête aux pieds.

— Bonjour, lâcha-t-il d’une voix grave. Je peux vous aider ?

— Heu, oui, en effet. Je recherche Jerry Welsh, et je pensais pouvoir le trouver ici, lâchai-je d’un trait, la voix presque assurée — presque.

Ma requête retint l’attention du grand costaud.

— Jerry Welsh ? Et vous êtes…

— Un membre de sa famille, éludai-je, soudain mal à l’aise.

Il me toisa un instant, tentant sans doute de déceler la part de vrai dans ma réponse. Puis il dirigea son regard vers un petit local vitré, derrière l’atelier.

— Il n’est pas encore là. Il ne devrait pas tarder. Vous pouvez l’attendre dans son bureau si vous voulez.

J’hésitai un instant, mais ne jugeai finalement pas l’idée très sûre. Me retrouver seule au fin fond d’un garage poussiéreux avec un géant musclé à l’allure douteuse, cela respirait le polar prévisible à plein nez. Je refusai poliment et indiquai à mon interlocuteur que j’allais sagement patienter dehors. Il haussa les épaules avec nonchalance et repartit sur sa planche à roulettes fouiller les dessous de la Chevrolet. Je soufflai un peu plus fort que d’habitude, savourant la fin de la montée de stress temporaire qui avait affolé les battements de mon cœur. Je m’adossai contre la tôle à l’extérieur et guettai l’arrivée de celui qui allait bousculer ma vie. Ou plutôt celui dont j’allais bousculer la vie, c’était plus juste dans ce sens. Cinq minutes s’écoulèrent, et toujours ce silence insupportable, hormis le cliquetis des outils du garagiste et quelques corbeaux chanteurs dans un arbre voisin.

Puis un ronflement. Un vrombissement, même. De plus en plus fort. J’aperçus finalement une grosse moto noire s’engager sur la petite route qui longeait le complexe. Un casque simpliste sur la tête, et une Harley Davidson sous les jambes, l’individu fut rapidement rattrapé par deux autres motards du même type. Un trio digne des Hells Angels ralentissait l’allure en approchant du large portail. J’étais aussi fascinée qu’inquiète. Ce genre de mauvais garçons n’inspiraient pas confiance. Leur réputation les précédait. Et moi, j’étais seule, comme une idiote. J’aurais voulu que mon père arrive à cet instant-là. J’aurais trouvé une bonne raison de ne plus jouer les pots de fleurs devant le hangar, à la tombée du jour.

Comme la poisse aimait me suivre des heures durant, le ronflement des moteurs augmenta encore et je vis les trois motos rejoindre le hangar. Ils garèrent leurs bécanes dans un alignement parfait. Six yeux masqués de lunettes noires me détaillèrent un instant. Ils ôtèrent leurs casques de manière presque simultanée, et je frissonnai. Le premier avait les cheveux courts et bouclés, d’un gris presque blanc. Le doyen, sans doute. Le second portait une chevelure brune négligée. Il devait à peine être plus jeune que l’autre. Quant au dernier, il arborait un crâne rasé et un énorme tatouage dans le cou. Jamais je n’aurais pu imaginer quelqu’un vouloir se faire tatouer sur cette zone. Ils délaissèrent leurs engins et je sentis aussitôt une présence derrière moi. Le mécanicien faisait son grand retour, saluant les trois types d’une accolade complice. Je faisais clairement tache dans le décor. Si seulement mon père pouvait arriver vite, un mauvais augure planait sur cet endroit. Je n’en menais pas large.

Le plus âgé s’avança vers moi, le sourire aimable malgré sa barbe mal rasée et son look de gangster cuirassé. Les deux autres suivirent, en roulant des mécaniques.

— Bonjour, on peut vous aider ?

Le mécano lui répondit pour moi.

— La p’tite demoiselle prétend être de ta famille…

Ironie du sort, quand tu nous tiens…

D’une, ce type aux allures de criminel en cavale, c’était Jerry Welsh. Mon père, donc. Voilà une chose à laquelle je n’étais pas préparée. De deux, la manière dont les choses se goupillaient ne plaidait pas en ma faveur. Le quinquagénaire plissa les yeux pour sonder les miens, puis il pencha légèrement la tête.

— Tu nous avais caché avoir de si bons gènes, s’esclaffa le crâne chauve en retrait.

Le plus âgé ne tint pas compte de sa remarque, et je commençai sérieusement à regretter ma venue. Introduire une telle révélation que celle que je m’apprêtais à faire, entourée de trois gorilles redoutables ne serait pas de bon goût. J’osais espérer qu’une meilleure solution s’offrirait à moi et tentai de provoquer ma chance, à ma façon.

— C’est une longue histoire, me lançai-je, le regard fuyant. Peut-on se parler, seul à seul ?

Ma question valut un sourire bien trop vicieux sur le visage carré du grand brun sur ma gauche. Mais mon interlocuteur n’émit pas la moindre trace d’humour. D’une main, il me montra son bureau, et cette fois, j’acceptai de l’y suivre, ravie de pouvoir fuir ses acolytes. Non pas que lui m’inspirait plus confiance, mais une fois que je lui aurais tout avoué, mes craintes concernant ses intentions s’envoleraient. Au pire, il me jetterait dehors, mais ma dignité serait sauve, et j’aurais sans doute un laissez-passer pour regagner ma voiture sans remarque désobligeante de la part des homo sapiens qui l’accompagnaient.

— Par ici, ma jolie.

Je frissonnai de dégoût face à ce surnom qui m’horripilait et franchis la porte vitrée qui m’avait pourtant effrayée quinze minutes auparavant.

 

 

separation

Chapitres : 1234 – 567 89