PROLOGUE

Ma vie vient de prendre le TGV, à destination du monde des grands.

Celui que je regarde depuis mon tabouret depuis tellement d’années, celui dans lequel toutes mes connaissances s’épanouissent depuis si longtemps, tandis que je n’en apercevais que les contours.

Je n’avais pas de laisser-passer permettant d’y entrer.

Maintenant, si.

Incapable d’y croire, j’oriente le bâtonnet sous tous les angles, l’analyse sous différentes lumières, persuadée qu’une erreur est encore possible.

Pourtant il s’agit bien du second que je fais.

Un raté, ça arrive. Deux… beaucoup moins.

Je relis la notice, avec l’impression d’être une illettrée. C’est assez fou, parce qu’il n’existe pas trente-six issues, soit c’est une croix, soit c’est un trait… le dessin rose qui s’affiche ne laisse aucune place au doute. Malgré tout, je trouve utile de vérifier encore et encore la symbolique de l’image. 

Je ne rêve pas. 

Après cette attente insoutenable, l’improbable s’est produit.

Je ne suis plus seule.

CHAPITRE 1

Elsa me dévisage, ahurie.

— Non…

— Si… lui assuré-je, un sourire tremblant sur la bouche.

Elle manque d’en recracher son café.

— J’hallucine, balance-t-elle avec une voix rendue grave par le choc. Et… tu ne m’avais rien dit ?

Ben non. J’ai menti à ma seule amie. Je lui ai caché que si depuis des mois mon poids et mon humeur jouaient au yoyo, c’était parce que je m’étais lancée en solo dans un combat que d’autres préfèrent mener à deux.

Je n’ai jamais suivi les modes.

Et cela fait belle lurette que je n’attends plus rien de la gent masculine.

— Et tu essaies depuis combien de temps ? me demande Elsa en tentant de reprendre ses esprits.

La culpabilité fait son grand retour quand j’ose admettre ce silence peu honnête.

— J’ai commencé le protocole FIV en janvier.

— QUOI ?

Je me contente de me réfugier dans la tisane brûlante plutôt que d’affronter sa colère.

— Tu vis ça toute seule depuis quatre mois et tu n’as même pas jugé bon de m’en parler ? À moi ?

Cette fois, c’est sûr, la foudre va tomber quelque part, et j’ai comme l’impression d’être une proie de choix pour l’ouragan Elsa.

— Je n’étais même pas certaine que ça fonctionne… Je me suis dit que je t’en parlerais quand et si j’obtenais un résultat… ce que je suis en train de faire…

— Non, mais Octavia ! Tu t’entends ? 

Elle croise les bras et prend un air bougon.

— Je suis vexée, franchement, affirme-t-elle. J’aurais voulu t’aider dans ces essais, être simplement là pour toi, pour t’écouter aussi quand tu avais besoin d’en parler, de te confier… comme une amie est supposée le faire !

— Je sais, je…. je crois que je ne voulais pas t’ennuyer avec tout ça. Même moi, je n’y croyais pas vraiment. Et puis, cette semaine… tout a changé.

Elsa me toise longuement, mi-grognonne mi-émue. Elle s’adosse à sa chaise, encore sidérée.

— C’est fou…

— Je sais…

— Toi avec un bébé…! Toi avec un bébé ! hurle-t-elle de plus en plus fort, au point d’alerter tous les clients du café ou presque.

D’un geste je lui intime de baisser le ton, mais son rire finit par m’atteindre aussi.

— Putain, Octavia Lebrun va être maman, bordel !

— Elsa… chuchoté-je, gênée de l’attention du monde autour de nous.

— Est-ce que ça va faire de moi une tata ? Oh…

Elle semble réunir les pièces d’un puzzle imaginaire et s’en extasier. Son visage vaut de l’or à cet instant. Je pouffe malgré moi.

— Tu sais, c’est encore tôt. J’aurais pu attendre trois mois pour t’en parler, mais à voir ta réaction maintenant, je pense que si je l’avais fait, je…

— … je t’aurais tuée de mes propres mains, m’assure-t-elle en hochant la tête lentement.

On éclate de rire et pour la première fois depuis des semaines, j’oublie la peur de l’inconnu pour savourer quelques précieuses secondes de lâcher-prise.

Elsa m’observe, avec une lueur quasi maternelle dans les yeux.

— Quoi ?

— Rien, pouffe-t-elle, songeuse. Je me disais juste que tu ne feras jamais rien comme les autres, toi. Un bébé toute seule, rien que ça ! 

J’éclate de rire à mon tour, amusée par la tournure de sa phrase et la chanson qui retentit aussitôt dans mon crâne.

— Ça ne m’intéresse pas d’imiter les autres. J’ai seulement décidé de ne plus attendre quoi que ce soit de qui que ce soit. Alors si je veux être maman, je n’ai besoin de personne.

Elsa m’observe, je sens dans son regard un brin d’admiration.

— J’imagine qu’il est plus simple d’élever un enfant à deux, soulève-t-elle, mais beaucoup l’ont très bien fait seules, regarde ma mère !

— Une vraie réussite, plaisanté-je à moitié.

— Et puis tu as tout de même quelqu’un pour t’épauler. Moi !

— Ce n’est pas rien ! concédé-je avec humour.

— J’aurais bien célébré ça avec une coupette, mais je vais être seule à boire, ça ferait mauvais genre.

— Depuis quand tu te préoccupes de ce que pensent les autres, toi ?

Ma remarque tombe à pic. Elsa hausse les épaules, ses boucles brunes sursautent avec elles.

La seconde suivante, elle alpague une serveuse et assume un sourire parfait face à la surprise de celle-ci concernant la commande passée.

Je ne peux retenir un petit rire quand on sert à mon amie une coupe de champagne et qu’elle la dresse fièrement entre nous. 

— Octavia Lebrun, à toi et à ce petit pois qui pousse dans ton ventre !

Elle entrechoque le verre avec ma tasse et nous rions en chœur. Pourtant, les doutes m’assaillent, malgré moi. 

— Il vaudrait sans doute mieux ne pas crier victoire trop vite… Tant que le premier trimestre n’est pas passé, cela reste incertain…

— Au diable les idées noires ! s’insurge presque Elsa. Je peux t’assurer que si cette petite myrtille a réussi à s’implanter dans ton bide, elle n’en bougera pas ! C’est une tenace ! Il faut en vouloir avec toute la malbouffe que tu avales !

Sa détermination et son franc-parler me font rire et occultent mes doutes une seconde.

Moi, maman. Ma nouvelle réalité.

Aussi petite soit cette étincelle de vie, elle est bien là, au creux de mon ventre.

— Bon, on va l’appeler comment, ce grain de poivre ? me demande Elsa avec un naturel déconcertant.

Je crois bien qu’il ou elle aura une tata dévouée.

Non, j’en suis certaine.

CHAPITRE 2

C’est officiel, je hais ces foutus magazines.

Tous ceux qui prétendent qu’être enceinte est une balade de santé, que les hormones vous refilent un grain de peau admirable et des cheveux soyeux.

Foutaises !

Une coiffe de paille sèche orne mon crâne et j’ai l’impression de vivre une seconde adolescence, victime d’une acné sévère.

Alors je sais, « j’ai de la chance ». Parce que certains attendent une éternité pour avoir un enfant, sans jamais en voir la fin, et que dans mon cas, Dame Nature a fait en sorte de satisfaire à ma demande dès les premiers essais de FIV.

Par conséquent, la bienséance ne me permet pas de me plaindre.

Qui plus est, la « norme » m’intime de la boucler tant que je n’ai pas atteint le cap fatidique des trois mois de grossesse, si jamais…

Sous-entendez, « si jamais une fausse couche survenait ». 

Ben oui, ce serait soi-disant dommage de faire des plans sur la comète tant que le risque reste élevé. En même temps, allez savourer le moment présent quand on vous interdit d’y croire… Et si le pire arrive, non seulement vous n’aurez pas apprécié une seconde de ce miracle, mais en plus vous accuserez le coup seule, parce que chut, pas encore trois mois d’écoulés.

Cette hypocrisie m’insupporte de plus en plus, si bien que je menace d’exploser et de crier sur tous les toits mon état juste pour emmerder les convenances d’une autre époque.

Je deviens dingue.

Parce que non seulement c’est stupide de devoir prétendre ne pas être enceinte avant, comme si la grossesse ne commençait qu’à trois mois, mais parce qu’en plus, c’est cruel. Ces trois mois sont à la maternité ce que le bizutage est aux nouveaux étudiants d’une promo : une longue série de mauvaises surprises sur lesquelles on n’a aucun contrôle.

Dans les films, l’héroïne vomit une fois et c’est ainsi que tout le monde découvre la nouvelle… Dans la réalité, il faut ajouter aux nausées la fatigue qui te rabaisse au rang de légume râpé, les hormones qui te font passer du rire aux larmes en deux secondes, l’attention d’un hamster dans sa roue, et j’en passe…

Dans cette expérimentation hasardeuse de la vie de femme enceinte, je ne m’en sors pas si mal, je dois bien l’admettre. Aucune restitution de repas en vue. Au contraire, j’ai faim toute la journée ! Du matin au soir, j’ai envie de bouffer. 

Alors oui. 

J’ai fait le choix de tomber enceinte.

J’ai eu la chance que ça ait marché si rapidement.

Mais non, je ne rayonne pas forcément de bonheur quand on me croise le matin.

C’est même plutôt l’inverse. Dernièrement, mon employée, Lizzy, et mes clients font même les frais de mon attitude grincheuse et irritable. Pas génial pour faire tourner mon café-librairie. C’est injuste pour eux. Évidemment, personne ne « sait ». Elsa est la seule personne que j’ai tenue informée pour le moment. La seule aussi, capable d’intégrer l’idée que j’ai souhaité « faire un enfant toute seule », sans chercher à comprendre. Elle me connaît bien assez pour cela. Je n’ai pas envie de me justifier, juste de poursuivre l’aventure de cette transformation incroyable, en espérant que les symptômes s’allègeront bientôt pour rendre le tout plus appréciable.

J’ai pris l’habitude de confier quelques notes dans un carnet, le soir avant de me coucher. Certains conseils d’Elsa sont bons à prendre. Si au début, cette méthode m’a semblé bizarre, elle fait désormais partie de ma routine de fin de journée. C’est un moyen de me décharger, de désamorcer certaines peurs, de m’y confronter, aussi. J’imagine qu’un jour, je le relirai avec émotion… si je parviens à décrypter mon écriture de médecin.

C’est assez déconcertant de constater que j’ai beau me savoir enceinte, je ne m’autorise pas encore à réellement y croire, pas avant que ce fichu stade fatidique des trois mois soit franchi. Pourtant, mon corps me crie que c’est bien réel de mille et une façons.

À commencer par ma capacité à m’emballer pour rien. Un peu comme si le moindre petit couac pouvait me faire dégoupiller en quelques secondes… et depuis que je suis levée ce matin, les circonstances s’accumulent…

Entre le chat du voisin qui n’a pas trouvé de meilleur lieu d’offrande pour vomir que mon palier et la vieille du dessous qui m’a encore confondue avec sa petite-fille… Évidemment, elle a insisté et j’ai fini par jouer le jeu et perdre cinq minutes en chemin. Mais c’est aussi sans compter sur mon réseau Internet qui déconne plein pot, ma batterie de téléphone qui me lâche après que j’ai attendu plus de vingt minutes pour avoir un conseiller, et mon chargeur qui grille subitement… depuis quand un chargeur de téléphone grille ?

Une journée qui démarre si bien ne peut pas empirer…

Lizzy est en train de réceptionner les pâtisseries concoctées par notre boulanger attitré pour les mettre en vitrine, et je la soupçonne de fuir mon humeur matinale. C’est compréhensible.

De mon côté, je me charge de faire un point de comptabilité, assise à table. C’est à cet instant que débarque Gaëtan, sans doute en chemin pour son bureau. Sa pause habituelle, comme beaucoup d’habitants du quartier. Ne me voyant pas au comptoir, il me cherche en salle et me trouve. 

— Hey, bonjour par ici. 

— Bonjour, Gaëtan, réponds-je poliment.

Je délaisse temporairement mes notes pour me relever, et file derrière ma vitrine.

— Comme d’habitude ? lui demandé-je.

— Non, cette fois je vais prendre un double latte, j’en ai bien besoin…

— Nuit difficile ?

— Soirée difficile, commente-t-il en se passant une main sur le crâne. J’espère ne pas avoir fait trop de bruit en rentrant…

J’ai omis de lui dire que je dormais comme les poules depuis qu’un petit martien a élu domicile sous mon nombril. Je n’ai rien entendu, bien que son appart se trouve juste en face du mien sur le palier.

— Non, t’inquiète, j’ai le sommeil lourd.

— Tant mieux, car il me semble bien avoir frôlé tout le mur pour atteindre ma porte… déséquilibre… alcoolisé, s’excuse-t-il avec humour. Je fêtais le départ en retraite d’un collègue… et on n’a pas lésiné sur le nombre de toasts portés.

Je ris malgré moi, amusée par son côté maladroit et franc à la fois. Nous sommes amis depuis plus d’un an. Cela remonte à mon emménagement dans mon appartement actuel, et à une vilaine fuite d’évier que mon cher voisin a eu la gentillesse de bien vouloir réparer pour moi. Depuis ce jour, il passe presque chaque matin prendre un café et quelques viennoiseries dans mon café-librairie, et nous fréquentons un groupe d’amis communs qu’il m’a présentés lors de notre rencontre. Elsa ne s’y mêle que rarement, en digne électron libre qu’elle est. 

C’est justement ce moment que choisit cette petite furie pour entrer dans ma boutique avec sa discrétion habituelle. Le tintement de l’entrée accompagne son pas lourd et sans délicatesse aucune. 

— Salut, Octa ! Salut, Lizzy ! Et bonjour, monsieur Leduc, ajoute-t-elle à destination de Gaëtan pour plaisanter.

Il lui répond d’un clin d’œil, règle sa note et tourne les talons, quand je me prends les pieds dans un balai qui traîne et manque de manger le parquet.

— Putain ! Mais c’est pas vrai ! J’en ai ma claque de tout ce foutoir ! Ce n’est pas la place du balai, ici !

Tous les regards se tournent vers moi, surpris. Je tente de garder la face, mais il me faut faire des efforts surhumains. Tout va contre moi aujourd’hui. Après un petit rire, Gaëtan grimace et s’enfuit. À croire qu’il n’aura mis que quelques secondes à me craindre, lui aussi. Cela devient pathétique.

Je soupire et redresse le manche fautif pour contourner la vitrine et rejoindre Elsa. Je l’embrasse sur la joue tandis qu’elle me toise, un sourire en coin.

— Ben dis donc, tu m’as l’air super zen, ce matin !

— Journée de merde, grommelé-je.

— Journée de mère ? chuchote-t-elle tandis que Lizzy part dans notre petite cuisine.

Je l’incendie du regard et elle se retient de se marrer. 

— Je me transforme en monstre ? couiné-je.

— Une vraie dragonne… grrrr ! 

Je soupire, fais mine d’être vaincue et pars lui servir un grand frappuccino, celui qu’elle préfère.

— Sur place, pour une fois, j’ai prévu de rester une bonne heure ici, j’ai décidé de commencer plus tard ce matin.

Loin des horaires fixes des bureaux, elle mène une vie sur mesure puisqu’elle a, elle aussi, choisi de devenir indépendante. Qui se ressemble s’assemble, non ? Dans son cas précis, ce n’est pas l’amour des livres qui l’y a conduite, mais plutôt la passion des pierres. Elsa tient sa propre boutique de pierres semi-précieuses et de bijoux faits main. De vraies merveilles prennent naissance entre ses doigts de fée. Et en un sens, c’est à cela qu’elle ressemble. Une fée. Avec sa coupe courte blonde et son petit nez retroussé, Clochette n’a qu’à bien se tenir.

— OK ! 

Je lui offre un délicieux muffin en guise d’excuses pour mon humeur infecte et je sais que dès l’instant où elle le voit, elle me pardonne pour les boulettes des dix prochaines années. Je connais assez bien mon amie pour savoir que je peux l’acheter par l’estomac. Même elle, l’assume pleinement.

— H-est moche, hu-sais… tente-t-elle de prononcer entre deux bouchées goulues.

— Je ne vois pas de quoi tu parles, prétexté-je non sans laisser passer un sourire amusé.

Je la délaisse pour aller m’occuper de nouveaux clients. 

Les allées et venues s’enchaînent rapidement, entre ceux qui viennent juste prendre à emporter, et ceux qui, au contraire, profitent de l’endroit pour s’installer en compagnie d’un bon livre. Mes étagères en regorgent. C’est tout le concept du Chalet aux livres : un endroit cosy dans lequel on peut savourer l’instant présent avec une boisson chaude, des gourmandises et de la lecture. 

Et en temps normal, de la présence d’un personnel chaleureux.

Les habitués défilent, et quelques nouveaux aussi, si bien qu’en une demi-heure, on a déjà terminé tout notre stock de croissants. Je sors une caisse de beignets pour combler l’espace vide quand le destin me rappelle à l’ordre. Encore.

— Vous n’avez plus de croissants ? demande un homme derrière la vitrine.

Achevez-moi.

Je prends une profonde inspiration et me compose un sourire parfait pour répondre à l’inconnu.

— Non, d’autres ont été plus rapides. Cela dit, je peux vous conseiller les excellents pains au chocolat. Le boulanger qui les fabrique y incorpore un soupçon de vanille, c’est juste divin !

J’en baverais presque… 

On se calme les hormones ! 

Tandis que mon client hésite, je marque un temps en découvrant qu’il est loin d’être repoussant, bien que sa question ait su me hérisser le poil. Un grand brun aux cheveux coupés court me fait face, une mâchoire musclée, des yeux bleus félins et soudain, un sourire de petite canaille.

Ben merde alors.

Moi, en train de reluquer un client. On aura tout vu. La honte.

J’ai dit, on se calme !

— D’accord, je vais vous faire confiance. Je vais vous en prendre deux, ainsi qu’un grand café noir, le tout à emporter, s’il vous plaît. 

Il paraît amusé et je comprends trop vite que mon numéro de midinette enflammée n’est pas passé inaperçu. Mon ego crie déjà au scandale. Je me reprends, agacée, et sers cet homme qui soudain devient beaucoup moins charmant à mes yeux, en partie à cause de son air arrogant.

Je l’encaisse sans même le regarder, exaspérée par mon propre comportement.

Quand je crois enfin le pire derrière moi et qu’il s’apprête à partir, il se retourne finalement dans ma direction, l’air pensif. Il repose son sachet en papier sur la vitrine et prend le temps de décrocher son téléphone portable, alors que plusieurs clients attendent aussi leur tour.

Pourquoi vous ne m’aimez pas, là-haut ? 

— Hey, Taz, salut, comment ça va ?

Les nerfs montent. J’attrape son dû et le lui tends avec un sourire forcé, histoire de lui faire entendre raison.

Il me fait « oui » de la tête et saisit le paquet sans pour autant laisser la place à la vieille dame derrière lui. 

— Dites, ça vous dérangerait de poursuivre votre appel ailleurs ? Vous n’êtes pas le seul à vouloir être servi ! 

De sa main libre, il me demande de patienter.

Non, mais je rêve !

Je me penche exagérément vers Mme Losier pour être plus explicite. Mais le grand brun ne bouge pas et poursuit sa conversation. Je rugis. Impatiente, je serre les poings sur mes hanches et prends le taureau par les cornes.

— Excusez-moi, j’ai du travail… Si vous voulez bien vous décaler sur le côté…

Il fronce les sourcils, surpris par mon ton plus impatient. Pourtant, il n’a encore rien vu et ne se doute pas un instant du démon qui s’éveille en moi.

Lizzy sort de la cuisine et se dépêche d’aller s’occuper de la cliente suivante. Je pourrais me préserver et me contenter de lâcher l’affaire avec ce malotru qui accapare l’espace devant ma caisse. Seulement, c’en est trop pour ce matin, il vient de me faire péter les plombs pour de bon. Je contourne ma vitrine pour me planter devant lui, le regard noir. Il cesse une seconde de parler avec son interlocuteur, interloqué par ma posture grognonne.

— Je suis au téléphone…

— Oui, j’ai vu. Vous êtes servi, vous pouvez poursuivre votre discussion plus loin. Des gens attendent derrière vous, dis-je en indiquant de l’index la file qui s’impatiente.

L’individu se retourne pour contempler les dégâts causés par son manque de politesse et se contente de lever les yeux au ciel.

— Je croyais qu’en province les gens étaient moins pressés et plus souriants qu’à Paris…

Sa remarque finit de me rendre dingue. Je croise les bras et le fusille du regard.

— Vous avez terminé ? Vous pouvez partir, donc…

Un sourire de connard plus tard, le grand brun tourne les talons et reprend tranquillement sa discussion téléphonique en quittant mon commerce, sous les chuchotements agacés de mes clients.

Face à mon air bougon, Lizzy redouble d’efforts pour se montrer chaleureuse avec nos habitués. J’inspire un grand coup, croise le regard espiègle et le sourire en coin de ma meilleure amie attablée plus loin, et file reprendre du service pour soulager mon employée.

La journée s’annonce longue.

CHAPITRE 3

J’ai beau observer mon corps dans le miroir, les changements s’avèrent chez moi très progressifs. Ma poitrine a légèrement gonflé, et mon petit ventre se camoufle aisément sous des vêtements amples. Je pourrais l’exhiber fièrement, comme beaucoup de femmes, seulement je ne m’y sens pas prête, pas encore. Comme si cette date fatidique des trois mois effectifs restait malgré moi synonyme de légitimité. Le pire, c’est que je me trouve stupide de m’y fier, moi qui, d’ordinaire, prône l’indépendance et la franchise. C’est hypocrite de jouer ce jeu qui n’est pas le mien. Pourtant, je m’y plie. Sans doute un peu par peur de provoquer le mauvais sort ou une foutaise du genre. Cette vie me semble tellement fragile au creux de mon ventre…

L’échographie fixée ce mois-ci par ma sage-femme m’apporte un peu plus de confiance. Mon bébé ne ressemble plus à une myrtille, il a bien le visage d’un poupon avec son petit nez et ses membres courts. Son cœur bat la chamade, plus encore que le mien, et le temps de quelques secondes, j’en pleurerais. 

J’ai réussi.

C’est encore incertain et fébrile, mais la vérité se passe de mots, elle s’affiche sur cet écran noir, comme preuve que l’espoir sommeille partout.

Si j’ai échoué de nombreuses fois au cours de mon existence, j’ai réussi au moins cette fois.

Pour donner vie à ce petit être qui grandit au fond de moi.

Liz, ma sage-femme, connaît mon parcours solitaire et me chouchoute davantage que ses autres patientes, je crois. Sa douceur me fait l’effet d’une caresse à chaque rencontre. Je suis heureuse de l’avoir choisie pour tenir ce rôle essentiel pour les mois à venir. J’aurais pu me tourner vers un médecin, mais quelque chose dans l’idée d’être suivie par une sage-femme m’a appelée, comme une évidence. Être accompagnée par une femme spécialisée dans le fait de donner la vie m’a inspiré un courage nouveau et l’envie de dépasser les peurs qu’il me reste.

— C’est un bébé en parfaite santé que je vois là.

On ne parle plus d’embryon, mais de fœtus. Pourtant, dans la bouche de Liz, ce profil adorable porte déjà le nom de bébé. Cela le rend plus concret à mes yeux et fait déferler en moi une vague de fierté et d’émotion brute. De toute façon, tout mon corps n’est plus qu’un réceptacle à sentiments depuis que je le partage avec cette poussière d’étoile au cœur qui bat.

Je passe la soirée chez Elsa qui s’extasie devant les clichés imprimés par ma sage-femme.

— Non mais tu réalises ? C’est un vrai bébé, quoi !

— C’est toujours mieux, oui, lui fais-je observer, amusée par son entrain.

Elle me gronde des yeux et file chercher je ne sais quoi dans son sac à main plus loin. Elle revient avec un petit sachet en tissu opaque.

— Tiens, ouvre, andouille, c’est pour toi.

Surprise, je reconnais l’emballage qui provient de sa boutique. Je délace le petit nœud et découvre au cœur de ma paume un sublime bracelet de pierres roses et blanches.

— C’est aussi un peu pour ce mini-toi. Il y a des quartz roses et des pierres de lune, deux minéraux qui t’apporteront beaucoup d’amour et de douceur pendant les mois à venir. Le choix a été compliqué, mais si besoin, je te préparerai d’autres petits présents avec des pierres complémentaires.

Je dévisage mon amie, sincèrement touchée par son geste et la sincérité qu’il revêt. Elsa croit dur comme fer au pouvoir des pierres, et j’avoue qu’elle a su me convaincre au fil du temps. Cela ne peut pas causer de mal, bien au contraire. Émue, je la serre dans mes bras. Elle semble surprise par mon élan affectif. C’est vrai que ce n’est pas commun entre nous. 

— Les hormones, souffle-t-elle avant que nous ne pouffions en chœur.

On enchaîne la soirée sur un film culte pour nous, Love Actually. Si en temps normal, je me contente d’absorber les good vibes de cette pépite romancée, ce soir, je dois prendre sur moi pour ne pas pleurer de joie à plusieurs reprises. Elsa s’en rend compte mais mon regard furibond la convainc de ne pas se moquer.

On le connaît par cœur pourtant, mais c’est notre truc à nous, ce film. Je crois qu’on pourrait le regarder cent fois sans se lasser. Le genre d’histoire qui fait du bien au moral, quoi qu’il se passe dans nos vies. En plus, il nous rappelle à quel point nous sommes liées, elle et moi. 

Il se termine et Elsa file choisir le suivant. J’en profite pour balayer le fil d’actualités de mon réseau social préféré, simple réflexe pour passer le temps. J’apprends ainsi qu’un cachalot échoué a été sauvé par une association canadienne que j’adore, que certains préfèrent utiliser cet endroit pour crier leur avis politique – idiots… – et que Nicolas vient de se fiancer.

Je reste murée dans un silence pathétique en faisant défiler sous mes yeux les photos de sa demande digne des plus beaux films romantiques, dans un restaurant chic, genou à terre en costume, face à une somptueuse brune tout aussi élégante et coquette.

— Je sais que tu n’es pas fan, mais avec un peu de chance, ton bébé l’aimera assez pour te faire sourire, me glisse Elsa en me donnant un coup de coude.

Je la toise, circonspecte et toujours sous le choc.

— Quoi ? s’enquiert-elle.

— De quoi tu parles ? demandé-je, paumée.

— Du film ! Je viens de mettre The Full Monty !

— Oh…

J’assimile ses mots, mais ils s’échappent aussi vite qu’ils me parviennent. Je reste médusée par ce que je viens de voir.

— Octa, ça va ? T’as vraiment l’air bizarre, là…

— Je… C’est…

Ma difficulté à communiquer l’alerte. Je lui tends mon téléphone. Elsa fait glisser son doigt sur l’écran à plusieurs reprises avant de soupirer.

— Eh ben, il n’a pas perdu de temps, commente-t-elle, amère.

Je sens le poids de son regard désolé sur moi.

— Il ne te méritait pas, de toute manière, tu le sais !

Je hoche la tête, plus pour lui faire plaisir que pour me montrer sincère. Cela fait presque un an que Nico et moi sommes séparés. Enfin, qu’il m’a quittée, remettons les choses à leur place. Il a choisi, j’ai subi. Je ne suis pas innocente dans ce énième échec amoureux, bien entendu. Une rupture se vit à deux, tout comme une relation se construit à deux. Et quand l’un des conjoints ne fonctionne pas comme les gens normaux et ne satisfait pas pleinement l’autre, c’est sans issue. Je suis cet individu aussi tordu qu’égoïste, et Nico, malgré deux ans d’efforts, a fini par se lasser. Il en attendait plus, plus que ce que j’étais prête à lui offrir. Alors bien sûr, j’ai beaucoup progressé à son contact, nous avions malgré tout une vie de couple « presque normale ». Mais on était loin du compte pour lui. Je n’étais pas la femme fatale qu’il attendait pour s’épanouir. Et vivre en compagnie d’un homme insatisfait n’a fait que me broyer un peu plus, me rappeler que je n’étais pas à la hauteur, et que jamais je ne connaîtrais le bonheur à deux que partagent tellement de gens heureux sur cette planète. Du moins, pas en couple.

La science m’a aidée à rendre possible ce désir de maternité d’une autre manière, et j’ose penser dans un recoin de ma tête que j’aurai un jour droit à un autre genre de bonheur à deux : celui que je partagerai avec mon enfant, à défaut d’être capable de vivre un bonheur à trois.

Je tente de récupérer mon téléphone, mais Elsa m’en empêche en levant le bras.

— Une minute, me demande-t-elle.

— Qu’est-ce que tu fais ?

— Fais-moi confiance.

Je crains le pire. Le sourire triomphant qu’elle affiche quand elle me le rend m’inquiète plus encore.

— Tiens ! Ce sera bien mieux comme ça.

— Qu’est-ce que tu as fait, Elsa ?

— Il ne fait plus partie de tes contacts. Je vais t’épargner l’étalage de son bonheur dégueulasse. Remercie-moi au lieu de m’offrir ton regard de tueuse ! 

— Tu l’as…

— Viré de tes amis, oui. Grand bien te fasse ! 

Je reste mitigée quant à mon ressenti. J’ai l’impression qu’elle vient de couper un lien qui me faisait encore un peu de bien, ou du moins, que je n’étais pas encore prête à rompre. Pourtant, cette histoire est terminée depuis longtemps et je n’en attendais plus rien. Mais c’est tout ce qui me rattachait, même de loin, au commun des mortels. C’est sans doute stupide, mais tourner définitivement la page signifie aussi faire un grand saut dans le vide, seule. Le célibat est devenu ma routine, pourtant ce petit pas franchi ce soir me permet pleinement de l’intégrer, et ça m’effraie au moins autant que d’essayer de ressembler aux autres.

Elsa passe un bras autour de mes épaules.

— Tu as bien assez pleuré pour cet enfoiré, Octa. Il est grand temps que tu reprennes le cours de ta vie en main. En plus, y a un p’tit bout de chou qui aura besoin de sa maman en méga forme ! 

— Je sais bien…

— Et puis tu sais ce qui serait top ? Que tu arrêtes de fermer les portes à tous les mecs géniaux qui aimeraient te connaître mieux. Regarde ton voisin, je suis sûre qu’il en pince pour toi !

Hormis la question « Gaëtan », qui certes est un gentil garçon, mais pour qui je n’éprouve que de l’amitié, je sais qu’elle a raison. 

Sa remarque fait mouche. Pourtant, je ne peux pas m’y résoudre. Pas que je croule sous les demandes, non, cela dit, j’ai déjà eu plusieurs opportunités de rencards que j’ai déclinés ces derniers mois. D’un, je n’avais pas la tête à ça avec mon projet bébé, de deux, mon dernier échec cuisant m’a encore plus renfermée sur moi-même. Enfin, pourquoi embarquer un type qui n’a rien demandé dans une histoire sans queue ni tête avec une nana traumatisée qui souhaite devenir maman rapidement ?

— On verra plus tard, maintenant je ne suis plus toute seule, dis-je en désignant mon nombril du regard.

— Et tu comptes t’arrêter de vivre pour autant ?

— Non, mais… ce n’est pas l’idéal pour rencontrer qui que ce soit. J’ai assez morflé avec les hommes… J’ai besoin de réapprendre à m’aimer un peu… je crois. 

— Ça, je veux bien l’entendre. Et je t’aiderai autant que je peux. Tu as beaucoup donné, il est grand temps de recevoir en retour. Prends du temps pour toi, pour te chouchouter et savourer chaque jour de cette nouvelle vie qui démarre. Et quand tu seras prête, tout arrivera.

— Le timing divin, hein ?

Ou cette expression qu’elle adore employer qui rappelle que tout arrive au bon moment.

— Je vois que tu m’écoutes, quand je parle, ça fait plaisir.

On en rit toutes deux. 

— Et puis, je n’ai pas besoin d’un homme dans ma vie pour être heureuse, tu sais…

— Oui, je sais. Mais c’est toujours plus sympa de partager ton bonheur avec quelqu’un…

— Un jour, peut-être que je me pencherai sur la question.

— Mais pas maintenant, comprend Elsa.

J’acquiesce avec un sourire. Nous n’avons jamais abordé de but en blanc les traumatismes qui me tenaillent et m’empêchent d’être vraiment heureuse. J’aimerais, mais je ne m’en sens pas capable, et une part de moi continue de me rabâcher que je ne suis pas légitime pour me plaindre.

Foutu mental.

Le déni, rien de tel pour se détruire toute seule comme une grande.

— Une de mes clientes m’a parlé d’un psy spécialisé en relations amoureuses et en sexologie qui s’est installé en ville il y a quelques mois et qui a fait des miracles pour elle…

— T’es sérieuse, Elsa ?

Elle hausse les épaules, grimace.

— J’envisage des options qui pourraient t’aider à aller mieux.

— Je vais bien !

— Mais tu pourrais aller encore « plus » bien ! ajoute-t-elle avec une note d’humour.

Elle ne lâchera pas facilement l’affaire. Son affection pour moi est à la hauteur de son tempérament fonceur.

— Tu pourrais le rencontrer juste une fois, te faire une idée de ce qu’il peut ou non t’apporter, et ensuite, tu choisis de poursuivre ou d’abandonner. Mais ça ne coûte rien d’essayer…

J’ai envie de partir en courant me réfugier dans une bulle. Le sujet abordé me touche bien plus qu’elle n’imagine. Cependant, je connais la sincérité de sa démarche et la bienveillance qui l’anime. J’ai conscience de la vérité dans ses propos, et bien que cela me soit pénible, je suis forcée d’admettre qu’elle a raison. 

— Il s’agit du Dr Duval, son cabinet se trouve à l’angle de la mairie.

Je soupire, silencieuse et pensive.

— Tu fais comme tu le sens, je ne te mets pas de pression.

— Je sais…

— Je veux simplement t’aider.

Et tu le fais déjà tellement…

— Pour te prouver ma bonne foi, j’accepte d’annuler ce film pour te laisser choisir Le Roi Lion à la place.

— Oh, non, pitié ! interviens-je soudain.

— C’est plus ton dessin animé préféré ?

— Si, mais dans mon état, je vais me taper une déprime à la mort de Mufasa.

Elsa me toise, navrée, avant d’éclater de rire.

— Alors va pour les stripteaseurs anglais ! 

Pour une fois, je valide. Parce que j’ai bien besoin de rire un peu et d’occulter pour quelques heures le choix délicat que je m’apprête à faire.


Envie d’en lire plus ?

L’ebook et le broché sortent le 30 janvier !

L’ebook est déjà en précommande sur KindleKoboGoogle PlayiBooks

Le broché sera disponible lundi sur Amazon, et dans quelques semaines en commande en librairie.