CHAPITRE 16 – Gabriel
J’ai beau tout mettre à plat, je ne trouve pas de solution. J’ai refusé plusieurs appels de Frank, parce que je ne veux pas lui montrer à quel point nous sommes coincés. Accepter l’offre du leader chinois n’est pas une option. Je ne peux m’y résoudre. Le bureau de mon père s’est transformé en piles de paperasse chiffrée, de brouillons griffonnés. Ma matière grise s’est réduite en bouillie. Je soupire, impuissant. Ai-je vraiment fait tout cela pour… ça ?
Mon père avait sans doute raison.
J’ai fui.
J’ai fui cet héritage, pourtant, je n’ai jamais pris le temps de lui expliquer en profondeur les raisons qui ont motivé cette dynamique. Je ne voulais pas, parce que je ne souhaitais pas être le « fils de », ce gosse de riche à qui tout été servi sur un plateau d’argent. J’avais besoin de m’accomplir en tant qu’homme, dans toutes les sphères de ma vie, sans l’appui de ce père influent et du contexte aristocratique livré avec.
Pour quelle réussite, au final ?
Ma vie sentimentale est un échec cuisant, en partie parce que je m’évertue à jeter mon dévolu sur des femmes qui, au final, ne sont intéressées que par ce que mon nom représente et par le luxe que renvoie mon entreprise, vue de l’extérieur. Ma vie professionnelle part en lambeaux, je ne suis même pas certain qu’il m’en reste quelques fragments d’ici peu de temps. Quant à ma vie familiale… elle a disparu avec le décès de mon père. Bien avant, en réalité.
Qui suis-je ? Que reste-t-il de moi ? Que suis-je supposé faire ?
Qu’ai-je vraiment envie de faire ?
C’est presque risible, comme cette question s’est invitée dans ma tête avec une intonation aussi douce que pourrait être celle de Romy. À croire que cette magicienne envahit mes pensées, malgré moi.
Je me relève et m’approche de l’immense fenêtre. En contrebas, j’aperçois le parc du château, ses arbres décharnés, la neige qui commence à fondre. Je l’aperçois, cette intruse qui n’en est plus vraiment une, près des écuries. À ma grande surprise, elle n’est pas seule, mais en compagnie du jeune palefrenier. Elle m’a déjà parlé de lui, encore un garçon embauché par mon dépensier de père. Il a toujours adoré les chevaux, mais n’avait pas envie de leur consacrer le temps nécessaire. Alors il payait des gens pour le faire, dont ce jeune William, qui entre autres, était un jardinier compétent, assez pour se charger de l’élagage des arbres et de l’entretien du parc. Un couteau suisse idéal pour l’ancien maître des lieux. Cela me rappelle qu’il faudra repenser nos dépenses avec le comptable de famille, pour m’assurer que nous pouvons encore tenir bon sans licencier tous ces gens que mon père avait embauchés avant son décès. De nouveau, je porte le costume de celui qui devra peut-être porter le coup fatal à des innocents. La partie que je déteste le plus dans mon quotidien de dirigeant, cette année.
Je contemple la scène qui se joue dans le parc. Romy, fidèle à elle-même, caresse le chanfrein d’un cheval, pleine de douceur et d’empathie. Je cherche du regard le palefrenier qui semble avoir disparu, mais il s’est en réalité seulement éloigné de quelques pas. Il semble fouiner dans une botte de foin plus loin. Lorsqu’il revient, son sourire est celui d’un gosse émerveillé. Il tient entre ses doigts quelque chose que je ne reconnais pas tout de suite. Son interlocutrice semble ravie, elle aussi. Son sourire sincère m’indique qu’elle est émue. William lui tend alors ce que je comprends être une fleur séchée.
Cette scène idyllique devrait me réjouir, me divertir, au mieux. Mais il n’en est rien. Au lieu de cela, une ombre en moi s’agite. La jolie brune aux grands yeux clairs opine du chef, sans que je puisse saisir ce qu’elle accepte. J’avale ma salive, l’amertume rend ma déglutition compliquée.
Le palefrenier la quitte avec ce même air béat. Après son départ, Romy respire le parfum sans doute disparu de cette pauvre fleur arrivée par erreur dans une botte de foin deux saisons plus tôt.
Puis elle prend le chemin du manoir. Mon cœur cogne un peu trop fort. La porte d’entrée claque, et des pas résonnent dans l’escalier. Je devrais sans doute la laisser se perdre dans la mièvrerie de ces instants passés, pourtant, une force m’en empêche. Alors que je l’entends se diriger vers sa chambre, je sors dans le couloir et l’interpelle.
— Romy…
Surprise, elle fait volte-face. Elle tient toujours la fleur entre ses doigts fins.
— Oui ?
Je ne sais même pas quoi lui dire. Je me retrouve comme un crétin. Je n’ai pas la moindre idée de la raison pour laquelle j’ai tenu à l’interrompre, ni ce que je vais bien pouvoir trouver comme prétexte absurde pour lui parler… la seule chose dont j’ai conscience, c’est qu’un petit bout de moi réclame un petit bout d’elle, même si ça me tue de l’admettre.
— Vous avez prévu quelque chose, ce soir ?
Je me surprends moi-même par cet élan soudain.
Je la prends au dépourvu. Moi aussi.
— Heu… non, pourquoi ?
— Eh bien, j’aimerais beaucoup sortir de cet endroit. Vous seriez d’accord pour m’accompagner ?
De toute évidence, elle s’avère aussi stupéfaite que moi. Quelque chose dans ses prunelles m’indique qu’elle hésite à me répondre. Le grand retour du malaise. La confiance que mon statut de dirigeant m’implique d’afficher au quotidien s’évapore vite quand il ne reste plus qu’un homme qui demande à une femme qu’il apprécie de sortir.
— D’accord, répond-elle un peu trop vite.
Son assurance s’est elle aussi envolée dans les airs. Deux syllabes suffisent pour que sa voix se perche dans des aigus inhabituels.
Je ne sais pas si je préfère cette acceptation, ou si un refus n’aurait pas été préférable pour la suite. Tout m’effraie soudain. Je déteste ne rien contrôler, et c’est pourtant l’effet qu’elle provoque de plus en plus chez moi.
— Parfait, mens-je.
Elle me sourit en retour, guère plus à l’aise.
— On se retrouve dans une petite heure en bas ?
— Très bien.
C’est dans cette atmosphère sous tension qu’elle fuit dans sa chambre et que je pars dans le bureau. La porte fermée, je m’adosse au battant et me fustige pour mes allures de crétin. Mais je n’ai pas de temps à perdre. Cette séance d’improvisation malheureuse m’impose de trouver un endroit où me rendre avec Romy ce soir.
CHAPITRE 17 – Romy
Je sors avec le duc.
Je reformule mes pensées.
Je sors avec le duc quelque part.
Je n’en reviens pas. D’une, jamais je n’aurais imaginé ce type aux allures ultra guindées « sortir ». De deux, je n’aurais pas non plus pensé qu’il ait envie d’aller où que ce soit le soir en ma compagnie.
Tu réfléchis trop, ma pauvre fille, me sermonné-je.
C’est dans mon ADN, ou plutôt, dans mon QI, selon ma psy. Toujours est-il que cette pensée arborescente constante me vaut bien trop de nuits blanches et de doutes au quotidien. J’envie les gens qui ne connaissent pas la fatigue d’avoir un cerveau qui danse la lambada émotionnelle en permanence et le cœur qui se prend pour Mike Tyson au moindre événement.
Je retrouve mon cavalier comme convenu dans le hall du manoir, non sans croiser Lottie qui m’adresse un clin d’œil entendu et un sourire espiègle avant de filer en douce. Il ne manquait plus que ça. J’aimerais la rattraper et lui expliquer qu’elle se méprend, mais c’est trop tard, et Gabriel a déjà capté ma présence. J’opte pour ma technique de parade en cas de situation gênante.
— Pas de cravate ni de nœud papillon, observé-je comme si j’étudiais son look avec minutie. Pas de veston ni de petit pull en laine. Vous me surprenez. Où va-t-on ?
Il éclate d’un petit rire, distrait par mon humour. Je n’ai pas l’habitude de le voir vêtu de façon si classique et moderne. Ça le rajeunit.
— J’aime penser que je ne suis pas toujours si prévisible, fait-il mine de s’offusquer.
— Je plaisante. Vous portez très bien cette chemise à carreaux.
— Merci. Disons que je m’accoutume au décor, précise-t-il en jetant un coup d’œil vers la fenêtre qui donne sur la cour enneigée.
— Vous n’êtes pas mal non plus, ajoute-t-il, un regard sur ma petite robe rouge et ma veste en cuir.
Il y a de la sincérité dans ses prunelles sombres. J’apprécie cette note quelques secondes avant d’accepter le bras qu’il m’offre pour affronter le froid nocturne.
J’ai toujours du mal à me contorsionner dans son bolide dont les sièges s’avèrent bien trop allongés.
— Vous ne m’avez pas répondu quant à notre destination, lui fais-je remarquer.
— Le pub ? Cela vous dit ?
Encore une surprise. Le duc de Rosebury accepte de se terrer dans le pub de la ville. Ma foi, c’est un endroit que j’adore.
— Ce sera parfait. En plus, ils font la meilleure Mushroom and Ale Pie1 que j’ai goûtée.
— Une tarte sans viande ? s’étonne Gabriel.
— Je suis végétarienne, lui indiqué-je comme si c’était une évidence.
Il me fixe avec de grands yeux surpris.
— Vous vous fichez de moi ? On vit sous le même toi depuis deux semaines et vous n’avez toujours pas remarqué ce « détail » ?
— Nous ne prenons jamais nos repas ensemble…
— Parce que vous êtes un solitaire asocial, rétorqué-je, un peu agacée.
Il laisse échapper un rire nerveux et prend un temps de pause.
— C’est parfois vrai, admet-il, amusé. Mais pour ce soir, peut-être qu’on pourrait faire un break sur ce qui nous dérange l’un chez l’autre, non ?
Il n’a pas tort. Je redescends de mes chevaux, tempère mon élan et me recentre.
— J’ai beaucoup de travail…, ajoute-t-il en guise d’explication.
— Londres vous appelle ?
— En effet. Je songe à y retourner quelques jours la semaine prochaine.
Je le soupçonne de vouloir fuir les obligations imposées par son père dans son testament, mais choisis de garder ce ressenti pour moi, au moins cette fois, sans quoi notre soirée tournera vite au vinaigre. Finalement, on peut changer. Au contact de certaines personnes, on grandit. Je ne m’empêche pas de lui donner mon avis, je reporte juste cela à un instant plus propice.
Nous nous garons devant le pub. Je sais malgré moi que notre venue ici ensemble fera jaser un peu plus les habitants de Rosebury à notre sujet. La situation de cet héritage s’avère déjà peu commune et donc, sujette aux ragots, mais le fait que nous ayons environ le même âge, que nous soyons tous deux célibataires, de ce que j’en sais, et que l’on nous voie passer du temps ensemble suffit aux gens du coin pour propager des rumeurs et ainsi, égayer leur quotidien. C’est dans la nature humaine. Pour beaucoup, la vie des autres est bien souvent un divertissement plus agréable que la réalité de la leur.
On franchit la porte, ce qui déclenche un petit carillon. Inutile de chercher à passer inaperçus, par réflexe, toutes les personnes présentes jettent un regard aux nouveaux arrivants. Nigel nous offre un large sourire, mitigé entre plaisir et étonnement.
— Bonsoir, Nigel, le salué-je.
— Romy, Monsieur le duc…
Gabriel hoche la tête, un rictus courtois sur les lèvres, et se hâte de nous trouver une table un peu plus en retrait, malgré les regards intéressés de tous les clients du pub.
— C’était une évidence, remarqué-je, à demi-ton.
— Que nous serions le spectacle de leur soirée ? s’amuse Gabriel.
Son lâcher-prise me réjouit. Je m’attendais à ce qu’il se renferme.
— Précisément.
— Eh bien divertissons-les, répond-il comme s’il abandonnait un combat perdu d’avance.
— Je ne comprends pas…
— Tout ça, ce n’est pas ma vie.
— Je crois pourtant que…
— Non. C’est celle que je dois supporter quand je reviens ici. Mais je ne suis pas cette personne.
Je tente de capter ce qu’il essaie de me dire, mais je peine à y parvenir.
— Avant que mon père ne meure, je menais une vie à cent à l’heure à Londres. J’étais bien loin de cette image publique que je dois à présent gérer sous prétexte que je suis né héritier Lancaster et futur duc.
— Vous n’avez pas choisi tout ça…
— Non, et je sais que c’est temporaire.
Nous y revoilà donc.
— Quand reprendrez-vous votre vie trépidante à Londres ?
— Quand je n’aurai plus besoin de sans cesse donner le change sous prétexte que je suis le fils d’Albert Lancaster.
Je perçois la difficulté que représente le fait d’être sans cesse associé à son père, père à qui il refuse d’accorder son pardon. Je choisis de filer au comptoir nous commander deux bières locales, afin de détendre l’atmosphère.
— Si les gens veulent parler, ils le feront, quoi que nous fassions, ajoute Gabriel en observant ceux qui détournent le regard quand lui les affronte. Je me lasse déjà de ce jeu. Je n’ai plus envie de m’inquiéter en quoi la façon dont je parle ou respire pourrait influencer la communauté de Rosebury. J’ai juste besoin de redevenir Gabriel, au moins ce soir.
— J’aimerais beaucoup le rencontrer aussi, admets-je, malgré moi, dans un murmure.
Mes mots attisent un feu nouveau dans les iris marron de mon interlocuteur.
— Vous l’avez déjà rencontré, me corrige-t-il.
Je sais. À de rares reprises, il a déjà fait tomber le masque devant moi. Et à chaque fois, j’ai adoré ce qu’il m’a permis d’entrevoir.
On nous apporte nos IPA, et l’on trinque à cet accord silencieux : celui d’être sans filtre, juste le temps de cette soirée. Voilà qui me va parfaitement.
— Vous savez ce que j’aime le plus avec le vrai Gabriel ?
— Non, mais dites-lui, je crois qu’il est arrivé, plaisante mon nouvel ami.
— Je n’ai pas besoin de maquiller ma véritable nature, je me fiche que vous l’appréciiez ou non. Je suis simplement moi-même.
— Vous n’avez en réalité besoin de le faire avec personne, c’est une question de choix. Vous n’avez pas le poids de l’aristocratie sur les épaules.
— Non, mais j’ai celui d’être une femme. Et dans ce monde d’hommes, ça équivaut parfois à la même chose.
Il m’étudie longuement, moins enclin à la taquinerie, cette fois. Je découvre une profondeur nouvelle dans la robe chocolat de ses yeux.
— Vous marquez un point, me glisse-t-il, presque navré, sa pinte levée dans ma direction.
— À nos blessures et qui elles nous permettent de devenir, décrété-je avant de trinquer avec lui.
Un ange passe. Et celui-ci sème derrière lui quelques éclats d’espoir.
1. Version végétarienne des tartes à la bière anglo-saxonnes.
CHAPITRE 18 – Gabriel
Je ne suis pas sûr de comprendre comment j’en suis arrivé là : un pub local, une pinte à la main et Romy en face de moi, un sourire amusé aux lèvres. C’est une scène presque irréelle, comme si je m’étais échappé de cette réalité trop sérieuse que je m’impose d’habitude. Ce soir, j’essaie de lâcher prise, de laisser Gabriel Lancaster, l’homme d’affaires et héritier, au vestiaire. Et il semblerait que Romy ait ce don, celui de me faire oublier ce qui pèse habituellement sur moi.
Elle a de l’éclat ce soir, plus encore que d’habitude. Sa robe rouge, sa veste en cuir, son allure naturelle un brin rock’n roll et totalement charmante… Je ne sais pas pourquoi, mais dans ce contexte, chaque détail semble soudain plus intense. Alors, je m’accroche à cette ambiance et tente de me fondre dans ce moment, sans calcul, sans retenue.
La soirée avance et je suis déjà à ma deuxième pinte quand elle propose, d’un ton enjoué :
— Vous êtes joueur, Gabriel ?
— Ça dépend des jeux, me méfié-je.
Elle éclate de rire et son regard glisse vers le fond de la salle où se trouve une cible et des fléchettes.
— Allez, lance-t-elle avec défi, montrez-moi ce que vous savez faire !
Je me lève, amusé par cette idée.
Après tout, pourquoi pas ? J’ai prétendu vouloir divertir la foule. Je ne peux pas reculer.
Ce n’est pas comme si j’étais réputé pour mon talent de lanceur. Elle me suit et nous distribue trois fléchettes chacun avant de lancer la partie.
— On va opter pour la méthode des débutants : on joue chacun son tour, une fléchette à la fois, pas d’autres règles, juste de l’amusement.
— Ça me va, approuvé-je.
Alors, elle prend position devant la cible, enjouée comme une enfant à Noël. C’est un peu de ce qu’elle est, quand on y pense. Romy arme ses doigts fins et s’apprête à la lancer.
— Attention, vous risquez d’être ébloui, me taquine-t-elle.
Je ris malgré moi. Son franc-parler s’avère salvateur et parvient souvent à me transmettre un peu d’aise dans cette ville où je cherche encore ma place. Elle se jette à l’eau, mais sa fléchette ricoche contre le cadre en bois pour s’écraser lamentablement au sol. Je ne peux m’empêcher de pouffer de rire.
— En effet, je suis bluffé !
Cela me vaut une pichenette sur l’épaule. À mon tour.
— À votre tout, Monsieur le duc, souligne-t-elle, sa voix qui traîne avec exagération sur mon rang, comme pour me mettre au défi.
Je sens toujours les regards rivés sur nous, mais je tente de passer outre. Je m’amuse trop pour que quiconque vienne me gâcher ce moment de détente.
Je vise, me concentre, et lance. Ma concurrente ouvre grands les yeux et la bouche, stupéfaite.
— Hey, mais vous m’aviez caché ce talent !
Ma fléchette s’est plantée en plein cœur de cible.
— Je le découvre aussi, dois-je admettre, hilare.
— Voilà que j’ai la pression, plaisante Romy tout en se préparant pour son second tir.
Mais quelque chose dans sa posture m’interpelle. Elle hésite, esquisse un geste maladroit, comme si elle n’était pas sûre de la bonne technique. Moi non plus, à vrai dire. Malgré tout, son manque soudain de confiance me touche. D’instinct, je la rejoins, me poste derrière elle, légèrement incliné afin de ne pas trop l’effleurer, et je pose une main sur son poignet pour corriger son geste.
— Si vous voulez atteindre le centre, expliqué-je, mes doigts un peu resserés sur son poignet, il faut viser un peu plus haut, et… fixer votre épaule.
Elle sursaute un chouïa sous mon contact, et je sens une tension subtile se glisser entre nous, à peine palpable mais indéniable. Une seconde, j’envisage de la laisser tranquille, après tout, peut-être que je l’indispose. Mais elle recule la tête, se fiche bien de se rapprocher de moi, comme un accord silencieux à ce cours improvisé. Un léger parfum de vanille flotte autour d’elle. La fraîcheur de sa peau contraste avec la chaleur de mes mains. Mon esprit, malgré moi, se laisse emporter par cette proximité nouvelle. Son corps frôle le mien et attise une électricité que je n’avais pas envisagée… C’est… plaisant. Perturbant, aussi.
— Vous voyez ? Comme ça, murmuré-je en guidant son poignet pour lancer.
La fléchette file droit et se plante presque au centre de la cible. J’en avais presque oublié le jeu.
Romy laisse échapper un cri de surprise et se retourne d’un coup, son visage illuminé par le succès inattendu. Nos regards se croisent, et elle reste un instant figée, comme suspendue entre le rire et une autre émotion que ni elle ni moi n’osons vraiment reconnaître.
— On dirait que j’ai un bon coach, glisse-t-elle, le menton relevé. Vous devriez songer à ce genre de reconversion professionnelle.
Je me redresse un peu trop vite, cherche à reprendre contenance tandis qu’elle cache son trouble par l’humour, comme à son habitude.
— C’est un projet intéressant, plaisanté-je, dans un demi-sourire.
Elle me tend une autre fléchette.
— Montrez-moi que tout ceci ne reposait pas que sur la chance.
Le mordant dans ses grands yeux clairs me pousse à poursuivre notre duel. Je m’en délecte, saisis l’objet, conscient des regards furtifs de quelques habitués du pub qui semblent trouver notre duo des plus intrigants.
J’inspire doucement, je lance la fléchette d’un mouvement assuré, sans réfléchir outre mesure… et elle manque la cible de quelques centimètres. Je hausse les épaules, prêt à abandonner toute prétention de talent.
— Tout compte fait, c’était peut-être bien de la chance, me glisse ma concurrente, avant d’elle aussi échouer.
Je m’apprête à lancer ma dernière fléchette, quand elle décide de pimenter la partie.
— Je ne vous ai pas prévenu, mais celui qui gagne offre son repas à l’autre, souffle-t-elle à mon oreille tandis que je tente mon ultime lancer.
Un rire m’échappe lorsque je lâche le projectile, qui va s’écraser dans le bois sous les rires de nos spectateurs.
— Bravo, vous gagnez par un point à zéro. La partie est finie.
— Elle était courte, grimacé-je avec humour.
— C’est sans doute mieux pour nos réputations, fait-elle mine de chuchoter, mutine.
— Sur ce point nous sommes d’accord. La reconversion attendra.
Nous rejoignons notre table sous les sifflets d’un type amusé près de Nigel. Je file nous commander une Mushroom Ale pie et un Steak and Ale Pie pour nous rassasier après cette démonstration ridicule. J’essuie les remarques et rires des gens. C’est fou comme, sous prétexte que notre nom est connu, les gens se permettent de commenter chaque part de notre existence, chacun de nos faits et gestes. J’ai beaucoup de mal avec cela. C’est sans doute aussi quelque chose que j’ai fui en quittant Rosebury.
— Offrez-leur deux IPA, glisse alors une vieille femme aux joues rosies sur un tabouret voisin.
— Merci, mais…
— C’est pour moi, contentez-vous de les savourer, réplique-t-elle sans élégance. Merci pour le divertissement.
Je me contente d’obéir, face à ses airs à la fois sévères et bienveillants.
— Merci.
Un clin d’œil plus tard, je repars à notre table.
— Notre voisine a visiblement aimé le spectacle.
— Vous voyez, les gens ne sont pas tous de grands méchants assoiffés de scoops sur les aristos, plaisante-t-elle.
Je ris malgré moi.
— Ils aiment parler de vous, mais ils vous offrent à boire, badine-t-elle en avalant une gorgée.
Nos plats arrivent et je dois me rendre à l’évidence, le cuisinier mérite des félicitations. Ma cavalière n’avait pas menti sur ses talents. Je reste comme un idiot quand Romy me tend sa fourchette pour me proposer de tester la version végétarienne de la tourte.
— Je vous ai presque obligé à m’inviter ce soir, testez au moins la marchandise.
Elle m’a eu, encore une fois. Et comme lors de la course de luge, même elle, semble ébahie par ce qu’elle vient de dire et du double sens… involontaire. Ses joues se colorent et je ris malgré moi. J’approche mon visage et croque la bouchée qu’elle m’offre. Les saveurs sont exquises, et réconfortantes à la fois, comme la cuisine qui marque notre enfance. Elle porte un goût de douceur, de chez-soi, même quand on ne sait plus où celui-ci se trouve.
— C’est délicieux.
— Toujours, ici.
— Vous êtes un bon guide.
— Ça dépend avec qui. Je ne suis pas toujours d’excellente compagnie.
— Les gens vous apprécient, ici.
— C’est une petite ville, tout le monde se connaît… ce n’est pas pour autant que la franchise est toujours de rigueur. J’ai peu d’amis, en réalité.
— Alors quand vous parliez de solitude, l’autre jour, j’avais raison.
— Tout comme j’avais raison à votre sujet, rétorque-t-elle.
— Nous avons ce point commun, semble-t-il.
— Cela dit, je n’ai pas besoin de beaucoup de personnes dans ma vie pour me sentir entourée, me confie-t-elle. J’ai l’âme d’une solitaire, la plupart du temps. Mais j’aime savoir que je peux compter sur de fidèles soutiens et soutenir ceux que j’aime.
— De belles valeurs, avoué-je, pensif.
— Je ne pourrais pas vivre une vie à toute allure comme vous semblez le faire à Londres.
J’accueille sa remarque avec compréhension. Mon rythme n’est pas fait pour tout le monde. Je ne sais même plus s’il est vraiment fait pour moi.
— J’en avais besoin, fut un temps…
— Pour ne plus réfléchir.
Comment peut-elle aussi aisément comprendre les mécanismes qui m’animent ? C’est déroutant de se trouver face à Romy, parce qu’en en regard, elle paraît cerner chaque recoin de ma personne. On termine notre troisième pinte et une douce chaleur recouvre mes idées.
— Je n’ai pas l’habitude de boire, me confie-t-elle, avec un petit rire. Je risque de tituber en sortant.
— Je vous aiderai.
— Vous me porteriez devant tous ces gens ? Vraiment ? demande-t-elle avec de gros yeux hilarants.
— Pas si on peut éviter…
On éclate de rire ensemble, dans cette atmosphère beaucoup plus simple que d’ordinaire. C’est bon de se laisser aller, pour une fois. Un homme nous offre de nouveau deux pintes.
— Je commence à soupçonner les habitants de vouloir nous voir ivres, comme si nous étions les chevaux d’une course sur laquelle ils auraient parié…
— J’y songe depuis la tournée précédente, admet Romy, amusée. Faut croire qu’on les régale, ce soir.
— Je ne suis pas certain que ça m’aide à mieux dormir, plaisanté-je, les yeux rivés aux siens, rieurs à souhait.
Miss Whitemore a semble-t-il un peu trop bu. Le pire, c’est qu’elle est encore plus craquante ainsi libérée. Je me garde bien de le lui dire. Elle pose alors une main sur la mienne, et je me fige par réflexe. Elle réalise aussitôt la proximité que dénote ce geste et la retire illico.
— C’est quoi, votre secret, Romy ?
— Pardon ?
— J’ai l’impression d’être à poil en permanence devant vous.
Elle me fixe, ahurie, et éclate d’un rire qui, à coup sûr, attire l’attention générale plus encore que ce n’était le cas.
Je me marre aussi, un brin éméché, puis tente de reprendre, plus doucement.
— Ce que je veux dire, c’est que je n’ai pas l’habitude de me trouver face à quelqu’un d’aussi perspicace, même si ça me tue de l’admettre. Vous avez une facilité déconcertante à comprendre les gens et ce qu’ils ressentent.
Son sourire s’atténue, c’est désormais un peu plus d’émotion que je perçois.
— Je suis un OVNI. Mais ne le dites pas.
— J’en étais sûr ! la taquiné-je.
— Je suis hyper tout.
— Hyper tout ?
— Hyper sensible, hyper émotive, hyper empathique… ma vie se compose de trop, on me trouve trop, et c’est aussi bien mon plus beau cadeau que mon pire fardeau.
Je m’adosse à mon tabouret, plus sérieux face aux souvenirs qui valsent derrière les ombres du bleu gris de ses yeux.
— C’est comme un sixième sens, commenté-je. Je trouve ça beau.
— Ce n’est pas simple tous les jours. On se sent en décalage permanent.
Je l’écoute, touché de pouvoir pour la première fois en découvrir davantage sur l’énigme qu’elle représente et qui, malgré tout, intrigue de plus en plus mes pensées.
— Vous n’avez pas de famille dans les parages ?
— Non. Mes parents et mon frère vivent à quatre heures de route, non loin de Wolverhampton.
— Je sens de la froideur quand vous faites référence à vos proches.
— Parce qu’ils ne le sont pas.
— Je ne serais donc pas le seul de nous deux en rupture avec sa famille de sang…
— De toute évidence… même si, dans mon cas, il ne s’agit pas d’une césure nette et définitive, seulement d’une prise de distance qui s’est faite de façon progressive, parce que nous sommes bien trop différents…
— … renforçant par là même l’idée que vous étiez en décalage avec tout le monde.
Elle ne répond pas me sourit tristement, et je m’en veux presque d’avoir prononcé tout haut ces mots qui la rongent tout bas.
— On dirait que je ne suis pas la seule à savoir lire dans les autres…
— Peut-être que je n’écoutais pas, avant…
Avant elle. Avant Rosebury.
Notre cohabitation me permettrait-elle d’évoluer, tout compte fait ? De devenir meilleur ?
De nouveau, la bonté dans ses grands yeux me bouleverse. Cette femme ne triche pas. Dans un monde dévoré par les faux-semblants, Romy ne sait pas mentir. Quand elle pose son regard sur vous, elle vous inonde de sa vérité, d’une innocence capable de retourner l’univers tout entier.
— Je vous ai aperçue avec William, cet après-midi.
Moment de flottement. Mon aveu s’est échappé. C’est un peu comme s’il avait fermenté tout ce temps dans ma tête et avait cherché le moindre moment de vide pour se faufiler jusqu’à mes lèvres. Ma maladresse est évidente. Mon assurance tente de se raccrocher aux branches, mais l’hiver, elles sont cassantes.
Romy marque un temps d’arrêt, comme si on avait appuyé sur pause au pire moment de nos échanges. Elle boit une gorgée, semble chercher à comprendre avant de me répondre dans un calme implacable.
— William est quelqu’un d’adorable.
— Il semble vous apprécier, lui aussi.
— Qu’en savez-vous ?
— Je l’ai vu vous offrir cette fleur que vous portiez en revenant des écuries.
Nouveau silence pesant. Elle cherche à décrypter mes pensées, et je m’efforce de la perdre dans les méandres de mon âme tortueuse.
— Il m’a proposé de l’accompagner au bal de Noël.
Je ne sais pas ce qui me bouscule le plus. D’apprendre que la ville nous réserve encore des festivités de ce type après toutes celles déjà expérimentées ces derniers jours, ou le fait d’imaginer Romy danser au bras d’un homme.
— Il est jeune.
Voilà tout ce qui parvient à sortir de ma bouche. Mon interlocutrice rit nerveusement.
— Il y a un âge requis pour aller danser avec quelqu’un qui nous apprécie ?
Bien joué. Je grimace en guise d’excuse.
— Quel âge avez-vous, Gabriel ?
— Je croyais que ça ne comptait pas ?
— Seulement si vous dansez.
Elle m’offre un sourire vainqueur et je ne peux me résoudre à rester sérieux.
— Loin de moi l’idée de dérober la cavalière de ce jeune William…
— Je n’ai pas accepté.
Nouvel uppercut de douceur.
— Je lui ai gentiment conseillé de se trouver une compagnie de son âge.
Nous finissons cette discussion sur un moment de tendre partage. Pas besoin de mots, nos regards s’accrochent l’un à l’autre, nos sourires se répondent. C’est bon. C’est presque divin.
— Je crois que nous devrions filer avant que quelqu’un décide de surenchérir sur la dernière tournée…
Son murmure me convainc.
— Vous avez besoin d’un porteur ?
— Non, ça ira, mais merci.
Elle se lève avec un léger déséquilibre mais une fierté de diva. Je ris malgré moi et la suis hors de ce pub qui aura été témoin, le temps d’une soirée, de notre niveau plus que médiocre en fléchettes et de petits instants de vie délicieux.
On nous salue chaleureusement et je fais mine de ne pas saisir le sens des regards éloquents qu’on nous offre, ni le rire gras de cet homme près de la sortie.
— J’ai bien cru un instant qu’il allait nous souhaiter une bonne bourre ! lâche Romy avec son naturel inégalable.
J’explose de rire, incapable de lutter face au cheval débridé qui galope dans sa tête ce soir. Encore une fois, elle s’auto choque.
— Merde, j’ai vraiment dit ça ?
Je ris de plus belle, séduit par sa simplicité. C’est aussi dangereux qu’improbable, et pourtant… nos avis divergents devraient semer la haine entre nous et ce soir, c’est tout l’inverse qui se produit… pas juste ce soir. Mais chaque jour un peu plus. Plus je la découvre, plus j’apprécie ce que je vois.
Elle baisse les yeux, et un moment de flottement s’immisce entre nous. Nos mains s’effleurent par accident. C’est aussi saugrenu qu’agréable. On réitère ce geste, bien que peu à l’aise. Cette fille, c’est un putain de vent du nord, celui qui décoiffe tout sur son passage emporte tout l’inutile dans son sillage, pour réveiller les parts endormies de ma vie. Je n’ai pas envie de la laisser partir. Pas maintenant. Alors, sans plus réfléchir, je lui prends la main. Ce geste me surprend presque autant qu’elle, mais j’ai envie de voir jusqu’où cette bulle inattendue peut nous mener. Nous sommes si proches, à tel point que son parfum m’enveloppe. Elle a l’air d’être à deux doigts de briser ce moment, comme si elle aussi, hésitait. Je me souviens encore des bulles qui éclataient dans tout mon bas-ventre quand nous nous sommes frôlés près de la cible, ou encore après notre chute magistrale. Cette alchimie, je ne l’ai pas imaginée. C’est aussi pour cela que le doute valse dans ses beaux yeux ce soir. Tout comme il cogne dans ma poitrine. Je cède. J’ai besoin de réponse. Je veux savoir ce que cela fait de ne plus s’interdire d’être.
Alors je me penche, mon regard ne lâche pas le sien, et au moment où je la rapproche contre moi en l’attirant, un grand bruit sourd retentit au-dessus de nous. On lève tous les deux les yeux, mais trop tard. On est percuté par la congère qui menaçait au-dessus de nos têtes.
Un sentiment de déjà-vu s’accapare de moi. Je rouvre les yeux, assis à même le sol, et découvre que ma comparse aussi s’en amuse.
— Vous… Tu n’as rien ?
La scène aurait pu être embarrassante, mais nous éclatons de rire, comme deux adolescents pris en faute. On nous observe derrière la porte vitrée du pub. Nigel, le patron, secoue la tête, hilare derrière son comptoir.
Romy tente d’essuyer la neige de sa veste en riant, visiblement aussi ébranlée que moi. Mon cœur bat un peu trop vite, mais je me force à sourire, et cherche un moyen de reprendre contenance.
— Eh bien, il paraît que le destin est taquin, souligné-je avec une légère ironie.
— Oui, et il a clairement décidé qu’il était temps de rentrer ! s’esclaffe-elle.
Je prends une grande inspiration ; l’air est vivifiant, presque glacial, mais il m’aide à retrouver mon calme après cette proximité déstabilisante. La neige a humidifié mes vêtements, mais il faut plus pour me faire oublier ce que j’ai ressenti.
— On rentre à pied ? propose-t-elle, d’un air décidé. Après tout, on n’est pas si loin, et il faut admettre que la neige ajoute un charme particulier.
— Le chauffeur éméché valide cette option !
Nous commençons notre marche dans la neige, notre souffle crée de petits nuages de condensation dans l’air glacé. La lumière des lampadaires se reflète sur la neige, dessine une atmosphère presque irréelle. Romy marche à mes côtés, toujours aussi enthousiaste, et je me surprends à apprécier cette simplicité, ce moment qui semble flotter hors du temps.
— Tu sais, j’étais loin d’imaginer que la soirée prendrait ce tour, confesse-t-elle d’un ton léger.
— Moi aussi. Mais ce n’est pas si désagréable, admets-je.
— Hormis le froid, non.
Je réalise seulement maintenant que la pauvre est en robe et que la neige a dû avoir raison de ses collants.
— Prends ma veste, offré-je en retirant ma gabardine pour la lui poser sur les épaules.
Elle manque de refuser mais ne dit rien.
— Je n’aimerais pas devoir supporter ces températures dans cette tenue, ajouté-je pour détendre un peu plus l’atmosphère.
— Ma robe ne t’irait pas aussi bien qu’à moi, de toute manière.
— C’est certain.
Elle éclate de rire, et dans un élan de spontanéité, glisse son bras sous le mien. Ce geste est simple, amical, mais l’effet sur moi est immédiat. Mon corps se tend un peu, troublé par cette proximité. Je ne veux plus la lâcher. Elle ne semble pas s’en rendre compte, bien trop occupée à commenter les paysages enneigés autour de nous, et je me concentre pour garder mon calme.
Un peu plus loin, la route devient plus escarpée et glissante, et à un moment donné, elle trébuche, m’oblige à la retenir par la taille pour l’empêcher de tomber. Elle se redresse, les joues rougies par le froid. Nos regards se croisent encore une fois, et le silence qui s’installe en dit long. Cette tension, cette proximité… s’avère à la fois agréable et terriblement déstabilisante.
— Merci, murmure-t-elle.
— De rien.
Je la garde un instant contre moi, incapable de m’éloigner, captivé par cette sensation de chaleur inattendue qui semble émaner de sa présence. La neige continue de tomber en silence autour de nous, et tout semble étrangement figé.
Mais, comme pour nous rappeler à l’ordre, une bourrasque glacée se lève, nous fait frissonner tous les deux. Elle se dégage en douceur, esquisse un sourire.
— On ferait bien de continuer, sinon on va finir gelés.
Nous reprenons notre marche, le manoir apparait enfin au loin, imposant dans la nuit. La fatigue m’engourdit, mais je ne regrette pas cette soirée. Romy marche un peu devant moi, et j’observe sa silhouette, son pas léger, sa façon de rire chaque fois que la neige s’amoncelle un peu trop sous ses pieds.
Quand nous arrivons devant la grande porte en bois, elle se tourne vers moi, toujours souriante.
— Merci pour cette soirée… surprenante, Gabriel.
— Le plaisir était partagé, Romy.
Elle s’apprête à ouvrir la porte, puis s’arrête, comme si elle hésitait à dire quelque chose. Elle se contente de me sourire une dernière fois avant de disparaître dans le hall, me laissant seul dans le froid, le cœur léger.
CHAPITRE 19 – Romy
Le regard suspicieux de Lottie m’indispose.
— Dis-moi ce qu’il y a au lieu de me regarder ainsi…
— Rien, je me demande si Madame a passé une bonne soirée…
Je soupire et je replonge la tête dans mon café.
— Je t’ai déjà dit de ne pas m’appeler Madame.
— Je m’adresse à la propriétaire du lieu, c’est donc important pour moi.
— C’est temporaire, Lottie. Tôt ou tard…
— Je n’en suis pas si sûre.
Quelque chose m’échappe. Max pose la tête sur ma cuisse et chouine pour recevoir ses caresses matinales, que je m’empresse de lui offrir. S’il y a bien une personne de confiance ici, c’est lui.
— Je ne comprends pas.
— Eh bien, soit vous et Monsieur le duc choisissez de rester ici ensemble…
Son hypothèse me fait l’effet d’un train lancé à grande vitesse dans ma gueule de bois. Je m’étouffe avec mon café.
— Ce n’est pas à l’ordre du jour, dis-je en m’essuyant tant bien que mal.
— À moins que le destin ne vous réserve une belle surprise… sous la gouverne d’une femme qui veille depuis longtemps à votre bien-être.
— Mais de quoi parles-tu, Lottie ?
— Vous devriez aller faire un tour sur la grande place aujourd’hui.
— Qu’est-ce qu’il y a sur la grande place ? demande alors un timbre caverneux.
Gabriel débarque dans la cuisine, le visage aussi cerné que le mien. Lui a pris le temps de se vêtir convenablement, tandis que je ne porte que mon pyjama en laine. La classe absolue. Sans compter sur mon chignon de saut du lit. Le naturel ne tue pas, semble-t-il.
Lottie reprend un peu plus de distance avec moi, comme si sa présence le lui imposait.
— Monsieur le duc. Eh bien, je faisais référence à la journée de solidarité.
Je ne percute que maintenant que nous sommes déjà le 16 décembre.
— Chaque année, la ville organise une journée de solidarité durant laquelle elle récolte des dons pour aider une association de son choix.
— Très charitable, observe le duc en se servant un café.
— Cette année, c’est Margaret Lampard qui dirige les festivités, indique Lottie avec un clin d’œil discret. Des artistes vendent leurs œuvres, l’école propose un spectacle, les habitants organisent une brocante et un concert est prévu ce soir.
— Un bien joli programme, répond le duc, dans ses pensées. Décidément, Rosebury ne cesse de me surprendre. Leur programme de Noël est presque aussi riche que celui de Londres !
Lottie le salue et quitte la pièce.
— Je pense m’y rendre, lâché-je, sans trop oser formuler l’information d’une autre manière.
— Seule ?
— Tu souhaites venir ?
— Tu souhaites que je vienne ?
Notre duel soulève beaucoup de non-dits.
— Je dois de toute façon récupérer ma voiture…
Nous finissons par sourire et plonger dans nos cafés. Parfois, les mots sont inutiles et bien trop réducteurs.
La grande place subit déjà l’assaut de la fanfare mal accordée mais diablement chaleureuse de la ville. Ces musiciens bénévoles donnent tout ce qu’ils ont pour apporter leur pierre à l’édifice. Gabriel a raison, Rosebury a beau être une petite ville, elle se démène pour faire du mois de décembre, un véritable moment de vie, de magie et de joie dans le cœur de ses habitants et des touristes venus se perdre dans ses ruelles pavées.
Si, par chance, le pub est encore fermé à cette heure, à notre plus grand désarroi, Nigel nous remarque dans la foule et vient à notre rencontre.
— Alors les jeunes, pas trop dur le retour, hier ?
— Impeccable, merci, lui répond Gabriel, d’un sourire poli.
— Mes habitués avaient misé à trois contre un que vous alliez vous embrasser. Merci à la congère de m’avoir désigné gagnant. J’ai remporté un joli pactole grâce à vous !
Il se marre et nous adresse un clin d’œil en repartant, sans doute fier d’avoir semer un soupçon supplémentaire de malaise dans le fossé des non-dits.
— Si on peut rendre les gens riches…, commente Gabriel dans sa barbe, ce qui m’arrache un rire. Je lui donne un petit coup de coude dans les côtes.
Nous approchons du spectacle de l’école et les enfants m’arrachent de francs sourires, déguisés en lutin du père Noël. L’une d’entre eux, de sa voix de crécelle, s’élance dans un solo chanté hasardeux mais à croquer et plein d’une candeur magique.
— J’aimerais avoir une petite fille aussi touchante.
— Tu veux des enfants ? relève le duc.
— Pas toi ?
Notre échange nous fait de nouveau rire.
— Je ne voulais pas dire ensemble, tenté-je d’expliquer.
— J’ai bien compris, me rassure Gabriel, même si mon énième maladresse l’amuse au plus haut point.
Je le soupçonne d’adorer me mettre dans l’embarras, quoique, je m’y mets très bien seule, il n’a plus qu’à assister au spectacle.
— J’aimerais en avoir un. Le temps jouera peut-être contre moi, ou pas.
— On me souffle à l’oreillette que c’est un peu comme pour danser, il n’y a pas d’âge, me glisse-t-il d’un air complice.
Mon cœur bondit de mièvrerie à ces mots. Je ne m’attendais pas à les entendre, et je n’aurais pas voulu en entendre d’autres, alors que la magie de Noël se déverse en même temps que les flocons déambulent dans les airs avec la légèreté des plumes.
Je reconnais sans mal les timbres atypiques de nos chanteurs locaux, la chorale des frères Mendez. Un grand type costaud et brun, et un plus petit, moins chevelu et plus fin, s’en donnent à cœur joie dans leur art de prédilection : le chant festif. Une chorale de Noël peu ordinaire avec ces deux énergumènes qui s’amusent à créer l’hilarité chez les locaux, avec les chants traditionnels revisités et autres jeux de mots désopilants. Gabriel semble les découvrir pour la première fois, médusé, mais distrait.
— Je te présente deux célébrités par ici.
— Cette ville cache de multiples talents, se moque-t-il.
— Tu n’as encore rien vu, confié-je avec malice.
On poursuit notre promenade jusqu’à découvrir les étals de tableaux de peinture et de sculpture. Gabriel reste perplexe de longues secondes devant une forme étrange en pierre brute.
— Voici le Phallus de Zeus, lui explique la sculpteuse aux cheveux vert fluo, malgré son âge équivalent à celui de ma grnd-mère.
Le duc ferme un instant les paupières, sans doute pour éviter de rire ouvertement. Son savoir-vivre l’honore. Pour ma part, je préfère presser le pas pour ne pas vexer l’artiste. Il me rattrape un peu plus loin, libérant enfin son besoin de rire.
— Rosebury regorge de surprises !
— N’est-ce pas ? badiné-je. Ton père aurait été capable de l’acheter et de le placer dans le hall du château, ne serait-ce que pour heurter les esprits fermés de certains représentants de l’aristocratie.
À ces mots, Gabriel me jette un regard surpris, puis il sourit.
— J’aurais aimé le connaître comme tu en as eu l’occasion… je réalise doucement que j’ai ma part de responsabilité dans ces choix…
Ces remords pèsent lourd, je peux le sentir. Ils sont aussi le signe d’une réelle évolution personnelle engagée depuis son arrivée. Pour autant, j’aimerais qu’il profite des festivités pour les oublier un temps.
— On commet tous des erreurs, Gabriel. Le plus important, c’est de se pardonner.
Il me fixe durant de longues secondes. Plus d’hilarité en vue, juste une forme de gratitude nouvelle. Et partagée.
Soudain, des applaudissements plus loin attirent notre attention. Sur une scène imposante, je reconnais Margaret, vêtue d’une superbe robe de soirée. Elle ne lésine jamais sur l’apparence. Voilà une femme à qui le titre de duchesse aurait convenu à merveille. À la place, elle se contente d’être une reine de la pâtisserie à la retraite. Combien de fois m’a-t-elle gâtée de ses douceurs pour me consoler après une journée triste ou me donner le courage d’être un peu plus moi. J’adore cette femme.
— Oh, justement, regardez qui voilà, très chers ! Monsieur le duc et notre petite Romy !
Puisqu’elle scande cela dans son micro, la foule s’ouvre sur nous. Si nous souhaitons gagner en discrétion, c’est mission impossible.
Je tente de me glisser entre les gens pour éviter de monter sur scène, mais Margaret nous désigne de son index intransigeant et Gabriel ne cherche même pas à lui résister, comme s’il savait que nous n’y échapperions pas. On se dévisage un instant, guère enthousiastes à l’idée de jouer une fois de plus les attractions touristiques, mais je me promets que ce ne sera qu’un mauvais moment à passer pour ensuite acheter ma paix. Il m’attrape doucement par le bras, et ensemble, nous nous retrouvons projetés devant la foule.
— Approchez, mes chéris ! s’écrie Margaret. Notre journée de solidarité ne saurait être complète sans la présence des principaux concernés.
Je me tends. De quoi parle-t-elle ? Gabriel aussi se contracte. Nous la rejoignons sur scène, mais la peur me retourne l’estomac.
— Chaque année, nous récoltons des fonds pour une cause qui nous tient tous à cœur, et cette année, les représentants de la ville ont voté à l’unanimité pour quelque chose de tout particulier, poursuit Margaret avec un sourire mystérieux. Il s’agit de soutenir un projet local, un projet qui pourrait sauver une partie de l’histoire de Rosebury et garantir un avenir à ce lieu que nous aimons tant.
Gabriel fronce les sourcils, et je capte une lueur de suspicion dans son regard. Il se tend plus encore, son sourire se fige, comme s’il pressentait que les mots de Margaret allaient bousculer bien plus qu’une simple initiative caritative. Je me perds dans le discours de ma voisine.
— Ce projet, mes amis, est la sauvegarde du manoir de Rosebury, annonce Margaret avec ferveur, sous les acclamations de la foule. Avec l’aide de Romy et de l’équipe, nous espérons récolter suffisamment pour participer à son rachat, en soutenant le propriétaire actuel afin qu’il puisse maintenir cet héritage sans le vendre à des intérêts extérieurs !
La déclaration me coupe le souffle. Gabriel s’est statufié à mes côtés, et je perçois dans ses yeux toute l’incompréhension qui est la sienne en cet instant. Le manoir… d’un accord silencieux, nous avions clos la discussion. Nous n’avions plus abordé le sujet de la vente depuis quelques jours, comme un terrain miné à contourner pour préserver notre fragile équilibre. Et voilà que Margaret en fait le centre de toute la journée de solidarité, dévoilant publiquement ce que j’ignorais moi-même : un projet de rachat pour sauver le manoir.
— Gabriel, souffle-je, un peu perdue, je ne…
Ma tête lui souffle un « non », mes mots s’échappent avant même d’être prononcés. Je sens qu’il lutte pour maintenir son calme. Ses mâchoires serrées, il hoche la tête, puis salue les habitants d’un air mécanique, tandis que tous nous sourient avec bienveillance. Je comprends que cette annonce est à ses yeux un coup de poignard et qu’il me perçoit comme l’une des responsables. La déception et la colère que renvoient ses prunelles m’atteignent avec une force que je ne suis pas capable de dévier de mon cœur. Margaret entend mon murmure et se tourne vers nous avec un sourire satisfait.
— Mais n’ayez crainte, mes chers ! Tout ce que nous récoltons aujourd’hui est destiné à notre fonds de soutien, et chaque don nous rapproche d’un futur où Rosebury restera intact, dans les mains de ceux qui aiment véritablement ce lieu.
Gabriel desserre enfin les lèvres, sa voix froide et mesurée.
— C’est… très généreux de votre part, Margaret. Cependant, c’est un projet de grande envergure, dont les détails ne sont pas aussi simples.
La foule applaudit à nouveau, galvanisée par cette initiative qui fait vibrer leur attachement pour le manoir. Désespérée, je cherche à comprendre ce qu’il se passe, comment tout ceci est possible. Derrière son sourire poli, je capte la lutte acharnée qui se joue en lui.
Je manque d’air. Je ressens le besoin impérieux d’éclaircir cette situation avec lui, mais au même moment, Margaret continue :
— Avant de vous libérer, Monsieur le duc, nous aimerions que vous preniez un instant pour dire quelques mots à cette ville que vous venez de retrouver.
Je déglutis, sidérée, atterrée. Il hésite, jette un coup d’œil en direction de la foule. Puis, avec une prestance qui impose le respect, il prend une profonde inspiration et s’adresse à eux d’une voix posée.
— Merci, Margaret, et merci à vous tous. Je suis touché par votre générosité et votre… initiative, dit-il, en quête de répartie.Le manoir est pour moi plus qu’une propriété : c’est un héritage, certes, mais également un fardeau. Maintenir cet endroit a toujours représenté un défi immense. Cependant, je tiens à vous assurer que je prends la décision de son avenir très au sérieux.
Un silence s’installe, son discours résonne d’une intensité palpable, et je devine qu’il est encore en train de digérer ce qu’il vient d’apprendre et qu’il cherche à faire bonne figure, sans pour autant s’enfermer dans une nouvelle forme de prison imposée. Je suis figée, incapable de réagir.
— Et quant au projet de fonds de soutien… je suis flatté de voir à quel point Rosebury tient à ce manoir. Cependant, des discussions plus profondes devront avoir lieu pour envisager une solution durable et viable. Je vous remercie tous pour votre investissement. Je m’assurerai que toutes les options soient étudiées dans le respect de l’histoire de la ville et de votre attachement pour ce lieu.
Les habitants applaudissent, mais il est évident que Gabriel maintient une certaine distance. Ce projet, mené dans le plus grand secret et révélé ainsi, a broyé la confiance qu’il commençait à m’accorder. En descendant de la scène, il garde le silence, son expression fermée me laisse deviner à quel point le choc est rude. Pour moi aussi… doublement.
Nous nous écartons un peu de la foule, et je prends une inspiration avant de lui adresser la parole.
— Gabriel… je ne savais rien de ce projet. Je te le promets.
Il me fixe, ses yeux sombres sondent les miens avec une intensité glaciale. Je prends une grande inspiration, tente de comprendre le nœud de ce malentendu, mais Gabriel reste figé, le regard rivé au loin, mâchoires serrées. Je le sens perdu dans ses pensées et pour une fois, je suis incapable d’en déduire ce qu’il pense.
— Peut-être… peut-être qu’ils ont cru bien faire, Gabriel. Pour eux, le manoir est un symbole, essayé-je pour désamorcer sa frustration.
Il se retourne vers moi, perplexe.
— Ils ont cru bien faire ? Romy, on parle de milliers de livres amassées sans m’avertir pour un bien qui appartient à ma famille. Cette idée que la ville décide de mon avenir, dans mon dos, ou du sort de mon propre patrimoine… c’est tout ce que je déteste, tout ce que je fuis depuis des années, murmure-t-il d’une voix contenue.
— Mais Gabriel… regarde-les, insisté-je en désignant la foule toujours en liesse sur la place. C’est leur façon de te dire qu’ils tiennent à toi, à ta famille, et que tu fais partie d’eux. Ce n’est pas une attaque, c’est une main tendue.
Il laisse échapper un rire sans joie, les bras croisés sur sa poitrine.
— Une main tendue pour me dire que je ne suis pas capable de maintenir seul l’héritage de mes parents. Ils pensent que leur collecte suffira ? Ils n’ont pas la moindre idée de ce que cela coûte, ni de ce que ça exige. Ils ne savent rien de la véritable situation ! Je ne peux pas me permettre une autre option que celle que je t’ai déjà annoncée… le sujet me semblait clair…
Je serre les poings, blessée de le voir rejeter cet élan de générosité comme une offense personnelle.
— Et si, pour une fois, tu acceptais de partager ce poids ? murmuré-je, une supplication dans la voix. De te laisser aider au lieu de combattre tout seul…
Il détourne le regard, et je vois sa mâchoire se crisper de nouveau. Il ne répond pas, et un silence pesant s’installe entre nous.
— Romy, je suis désolé, mais ce projet… ce n’est pas ce que j’imaginais pour le manoir. Tout le monde a ses idées, chacun croit savoir ce qui est bon pour moi, pour cet héritage. Mais personne, toi y compris, ne comprend ce que ça signifie vraiment.
Un pincement de colère me traverse. Ce manoir, cet héritage, ça commence à m’exaspérer, autant que lui, sans doute. Je lutte pour ne pas laisser ma voix trembler.
— Très bien, alors qu’est-ce que tu veux, Gabriel ? Qu’on laisse tout tomber ? Que le manoir revienne à des étrangers ? Que de parfaits inconnus investissent les lieux ou le transforment en hôtel à touristes ? Que les tombes de tes parents soient déplacées pour le confort du futur propriétaire ?
Ma voix part dans les aigus car cela me coûte bien trop d’envisager ces hypothèses, pourtant bien réalistes selon le plan qu’il dessine. En a-t-il seulement conscience ?
Il me fixe, surpris par mon ton, mais ne répond pas. Son silence en dit long sur ses incertitudes, ses peurs, ce doute qui le ronge. Une part de moi se radoucit, malgré la colère, les larmes menacent de couler. Cette affaire me tient bien trop à cœur pour que je parvienne à rester insensible, même avec toute la meilleure volonté du monde.
— Les gens ici te respectent, tu sais ? Tu aurais pu… tu aurais pu faire un pas vers eux bien avant. Ce projet, il existe peut-être parce qu’ils ont l’impression qu’ils n’ont pas d’autre moyen de t’aider, Gabriel.
Il ferme les yeux, la tension de son visage se relâche un peu.
— Ce n’est pas si simple, Romy. Bien sûr que je n’ai pas la moindre envie de voir le lieu de mon enfance brader aux mains d’inconnus. Mais je ne suis pas en mesure de le garder même si je le voulais…
Je m’approche de lui, mon regard accroché au sien.
— Peut-être qu’il est temps d’envisager que d’autres veulent et peuvent t’aider à sauver ce manoir, Gabriel.
Il reste silencieux un instant, ses yeux sombres plongent dans les miens comme pour chercher un point d’ancrage.
— C’est à toi que la décision revient cette fois, lui glissé-je avec toute mon âme entre les lèvres. Mais si tu te sens prêt à te battre pour préserver cet endroit, tu ne seras pas seul.
Il entend cette promesse, accompagnée d’une brise glacée. Ma main frôle le dos de la sienne, mais il fuit et les rentre dans les poches de sa veste.
— Rentrons, tu veux bien ?
Message reçu.
CHAPITRE 20 – Romy
Le retour au château s’est déroulé dans le silence.
La tension et le trouble qui ont suivi les révélations de Margaret ont créé un fossé plus grand encore entre nos deux univers. Gabriel s’est isolé dans le bureau de son père et n’en est pas sorti depuis plus d’une heure. Ce soir, j’en ai juste assez, mon cœur déborde, ma sensibilité atteint des sommets : j’ai besoin d’évacuer un peu de ce trop-plein qui est en train de m’empoisonner.
J’enfile mon manteau et je pars m’isoler sur les sentiers du parc. J’opte pour une escale aux écuries et choisis de passer du temps avec cette jument qu’Albert aimait tant. Elle se laisse caresser, sans doute un peu en manque d’attention. Je devrais passer plus souvent. Mais neuf chevaux pour une seule personne ça fait beaucoup trop. Heureusement que William leur accorde un peu de tendresse au quotidien.
Je ne sais même pas comment réparer les dégâts causés par cette annonce, et bien qu’une partie de moi s’est sentie pleine de gratitude pour ce soutien imprévu, la surprise porte une saveur amère.
Je saisis l’ampleur touchante de cet élan de générosité, d’autant que si je tiens à rester ici, et à préserver le domaine d’Albert de mains étrangères, j’aurai besoin d’avoir l’argent nécessaire pour acheter les parts de Gabriel, puisque lui maintient qu’il a besoin de vendre pour sortir son entreprise de l’impasse.
Dans son monde à lui, l’argent mène la danse, mais dans le mien, c’est le cœur qui dicte ses lois. Voilà pourquoi, parfois, nos vérités s’affrontent et ne parlent pas le même langage. J’imagine sans mal qu’il pourrait vendre son entreprise et recommencer ailleurs, s’il souhaitait réellement combler ses dettes et garder le manoir. Mais cette décision lui appartient. Et s’il n’a jamais mis ce sujet sur le tapis, c’est sans doute parce que ce n’est pas à l’ordre du jour.
Pourtant ce soir, je l’ai senti confus. Pour la toute première fois, j’ai perçu en lui une lueur d’espoir quant au fait qu’il puisse finalement décider de ne pas vendre. J’ai l’impression qu’un duel sans merci se joue à l’intérieur de lui, et que, pour l’instant, aucune des deux options ne sort gagnante. C’est déjà un grand pas, puisque quinze jours plutôt, il n’envisageait pas de seconde option possible. Si son cœur hésite aujourd’hui, il s’agit donc d’une évolution appréciable. Mais nous n’avons pas l’éternité devant nous, pour préserver le manoir de Rosebury, le temps presse, et je me sens désemparée.
Malgré le soutien d’autant de personnes, je doute que les fonds soulevés puissent suffire. Sept millions de livres. C’est le prix estimé du manoir. Il m’en faudrait la moitié pour racheter les parts de Gabriel, si tant est qu’il n’obtienne pas de meilleure offre… Quant aux liquidités restantes sur les comptes d’Albert, nous sommes encore loin du compte. C’est perdu d’avance. Je ne suis pourtant pas de nature défaitiste, mais cette fois, je sens que le destin de cet endroit va m’échapper pour de bon, et avec lui, tous les souvenirs qu’il en reste.
Tout ce qu’il me reste.
Je refuse de laisser partir cet endroit, je refuse de bafouer tout ce que Albert a construit au fil des années, je ne suis pas cet enfant qu’il a abandonné, je suis cette fille à qui il a permis d’avoir un avenir plus digne, je suis cette fille pour qui il a été un père de substitution, quand le sien était absent. C’est sans doute injuste pour Gabriel, et peut-être qu’une part de lui m’en veut d’avoir vécu cela à sa place, mais c’est la vérité.
Si je dois laisser son manoir partir entre les mains de je ne sais qui, mon cœur risque bien de s’arrêter de battre.
Comme le sien.
Pour aller où ? Faire quoi ? Et Max ? Même ces questions ne soulèvent qu’un millième du chaos qui s’agite dans ma tête et qui m’empêchent de dormir depuis quelques jours.
Et puis d’abord, qu’est-ce qui lui a pris à Albert, de nous imposer de vivre ensemble sous son toit ? Je le savais joueur, mais cette fois, ça dépasse les bornes.
Peut-être que, tout compte fait, son fils et moi n’aurions jamais dû nous rencontrer, peut-être bien qu’il n’aurait jamais dû me laisser cette chance, parce qu’au final ça sert à quoi si c’est pour tout perdre maintenant ? Alors oui, sa générosité n’a pas d’égal, mais je perds le sens des choses, le sens de la vie. Je ne sais même plus à quoi la consacrer.
C’est comme un reset que je n’ai pas demandé, un nouveau départ dont je ne voulais pas. Je suis terrifiée par l’inconnu face à moi. Mon intuition me souffle que le moment est venu d’enfin découvrir vraiment qui je suis, et ce à quoi je veux consacrer mon existence. Deux questions qui paraissent si simples, et qui pourtant me dévorent.
Comment est-ce possible de tergiverser à ce point à trente-trois ans passés ? Mon cœur se noie, meurtri par toutes ses pensées. Je reste assise sur le banc, sur les berges du petit lac, durant de très longues minutes dans un silence reposant, qui parvient tout compte fait à faire taire, au moins un instant, le flot d’idées qui me percute. Cette quiétude, m’aide à me recentrer.
Quand je rentre au manoir, je monte dans ma chambre, alors que je pensais passer ma soirée à un superbe concert en ville en compagnie de mon meilleur ennemi.
Une douche chaude m’offre un peu de réconfort, mais l’appétit n’est pas au rendez-vous. Je me couche sans dîner, et j’attrape le roman qui patiente depuis trop longtemps sur mon chevet. Grâce à lui, et à cette héroïne qui va braver l’Annapurna alors qu’elle ne connaît rien à l’alpinisme, pour découvrir qui elle est vraiment, j’ai l’impression de me sentir moins seule, dans cet état de confusion permanent. Peut-être que, tout compte fait, d’autres personnes, comme moi, n’ont toujours pas rencontré leur véritable identité, le but qui les anime.
On toque à la porte. Je me rassois, guère à l’aise dans mon pyjama désaccordé. Lottie a dû quitter le manoir il y a plus d’une heure… je ne vois pas d’autre possibilité que celle qui me rend anxieuse.
— Entrez…