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Christmas Héritage : chapitres 26 à 33

CHAPITRE 26 – Romy

Nous n’avons pas échangé un mot en rentrant au manoir. La colère froide de Gabriel s’est transformée en une tension palpable qui m’enserre la poitrine. Des tas de questions fusent, mais aucune ne parvient à s’exprimer au travers de mes lèvres. Frank roule derrière nous, et je suis encore sonnée par la brutalité de ses paroles au bal. Dès que nous franchissons le seuil du salon, il se retourne vers Gabriel, l’expression dure.

— J’aimerais qu’on parle en privé, maintenant, lance-t-il d’un ton sec, en me jetant un regard équivoque.

Je m’immobilise. 

— S’il est question du manoir, je suis tout autant concernée.

Ma voix tremble, pourtant je tiens bon face à ce type qui m’impressionne, tant par sa stature de boxeur que par la fureur qui émane de lui. Gabriel, sans même hésiter, pose une main dans mon dos comme pour montrer que nous ferons front ensemble.

— C’est quoi, ces conneries ? Tu l’as mise dans ton pieu ? Tu lui donnes voix au chapitre maintenant ?

Je tente de me contenir, mais ça devient impossible face à ce grand costaud qui me manque à ce point de respect. Je sens Gabriel se tendre aussi, mais je suis plus rapide que lui.

— La nana de la compagne t’emmerde, ducon ! J’hérite de cinquante pour cent de ce manoir, donc si le moment est venu de jouer cartes sur table pour décider de son avenir, j’ai mon mot à dire.

Je recommence à respirer, j’étais en apnée tout du long. Je décèle une lueur amusée dans le regard fier de Gabriel. J’aurai tout le temps d’apprécier mon nouveau record de courage une fois l’orage terminé.

L’intrus me dévisage, outré. Il ne s’attendait visiblement pas à ce qu’une femme le recadre. 

— Et pour ta gouverne, je n’ai pas besoin de visiter le pieu de Gabriel pour obtenir son respect. C’est peut-être un concept qui t’échappe, mais ici, on est à Rosebury, pas à Londres, et faire affaire ne signifie pas perdre toute dignité. 

Le duc étouffe un rire discret.

— Elle reste, Frank, conclut-il pour appuyer son choix. Ce qui se passe me concerne autant qu’elle, déclare-t-il, d’un ton qui ne laisse aucune place à la discussion.

Je mentirais si je prétendais ne pas apprécier son soutien. L’homme esquisse un sourire méprisant quand il croire mon regard, comme si ma présence n’avait aucune légitimité. Mais il finit par détourner les yeux vers Gabriel.

— Très bien, alors discutons. Est-ce que tu as la moindre idée de ce qui se passe à Londres ? s’emporte-t-il, sa voix qui monte d’un cran. On est à deux doigts de perdre tout ce pour quoi on a travaillé ! Toi, ici, dans ce manoir, tu as l’air d’oublier que d’autres comptent sur toi, Gabriel. Ce n’est pas un jeu !

Mon allié serre les poings, je le devine en pleine lutte intérieure pour tenter de maintenir son calme. Je sens sa colère prête à éclater, mais il respire profondément, et se contient. Il est épatant de contrôle.

— Et moi, je commence à me demander si ça vaut la peine de me sacrifier pour une entreprise qui m’a enlevé plus qu’elle ne m’a donné, rétorque-t-il, le regard acéré.

Le silence qui s’installe un instant est pesant. Je reste immobile, et j’observe cette bataille silencieuse entre eux, me sentant à la fois trop proche et de trop dans cette pièce.

— Tu t’entends parler, Gabriel ? continue Frank, le ton glacial. Tu devais finir le mois, racheter ses parts et tout revendre ! C’était la seule solution viable, on en a déjà parlé ! Sans ça, on ne pourra jamais redresser la barre pour Lancaster Elite Estates. Finito ! Ciao ! Et toi, tu fous tout en l’air sous prétexte que t’as eu, quoi ? Un coup de cœur pour un village paumé et… ses yeux de biche ? Tu te fiches de tout ce qu’on a bâti ? Sérieusement ?

Je baisse le visage, soudain mal à l’aise. Ce moment me dépasse, il m’échappe. Mais Gabriel, lui, reste campé sur sa décision, et sa voix se fait plus ferme encore.

— J’en ai marre que tu réduises tout à ça. J’ai découvert ici quelque chose que je n’ai jamais trouvé à Londres, Frank, et peut-être que ça vaut la peine de le défendre. Peut-être que mon père avait raison de me faire revenir ici. Ça m’a permis de comprendre que ma vie ne se résume pas à des opportunités de ventes et des records de chiffres.

Frank secoue la tête, exaspéré, puis fait un pas vers Gabriel, menaçant.

— Eh bien, je vais te dire quelque chose. Si tu n’agis pas tout de suite, c’est non seulement notre société qui va s’effondrer, mais c’est aussi ta réputation, ton avenir, tout ce que tu crois protéger. Des gens comptent sur toi ! 

À cet instant, une voix familière éclate dans l’air, dans un mélange étrange de bienveillance et de malaise.

— Surpriiiise….

La scène qui s’offre à nous me laisse sans voix. Margaret, Lottie et plusieurs autres villageois apparaissent depuis le couloir, portant des plateaux de nourriture, des bougies, et des sourires complices. 

— On s’est dit qu’un dernier réveillon au château serait un moment unique… tente de s’expliquer notre voisine, visiblement consciente de la tension…

Ils avaient donc tout préparé, en secret, pour nous offrir une soirée digne de ce nom. Je comprends pourquoi ils n’étaient pas présents au bal… mais la confusion dans leurs yeux me montre qu’ils n’avaient pas du tout anticipé cette confrontation glaciale. Margaret se fige face aux visages fermés de Gabriel et Frank, et je sens les regards de nos voisins se poser sur moi, puis sur Gabriel. 

— Attendez ! Lizzy vient de m’appeler, elle me dit de tout arrêter, qu’il y a un problème avec le duc et un homme bizarre…

Graham débarque, téléphone portable en main…. et nous découvre tous les trois dans la pièce.

— Oh, eh bien je vois que tout est résolu, esquisse-t-il comme si tout allait bien, gêné du contretemps. 

Même le vieil épicier est venu ce soir, lui, qui, je le sais de source sûre, ne supporte pas Gabriel depuis qu’il connaît son souhait de vendre le manoir. Les gens sont surprenants. La colère de Frank, très visible, tranche avec l’ambiance douce et chaleureuse qu’ils ont tenté de créer.

— Est-ce que tout va bien ? finit par murmurer Margaret, cherche des réponses dans nos regards.

Je croise le regard de Gabriel. Il tente un sourire, mais son visage semble tendu, déchiré entre son besoin de me protéger et l’exaspération que Frank vient de faire jaillir en lui. Ce dernier, lui, semble sur le point de répliquer quelque chose de cassant, mais il se contient en apercevant tous les villageois alignés autour de nous.

— Oh… c’est… c’est gentil à vous, mais je crois que le timing n’est pas idéal, déclare l’intrus, les dents serrées.

Gabriel soupire, enfonce ses mains dans ses poches. Il se tourne vers Margaret et les autres, et ses épaules s’affaissent comme pour s’excuser.

— Je suis désolé, je… je crois qu’on est tous un peu tendus, ce soir, admet-il d’une voix qui trahit son épuisement.

Margaret observe tour à tour Gabriel, Frank et moi, et je sens qu’elle comprend aussitôt. Elle dépose le plateau de petits fours qu’elle tenait sur la table basse et s’approche du duc, avant de poser une main sur son avant-bras.

— Gabriel, souffle-t-elle avec douceur, cette soirée est importante pour beaucoup d’entre nous. Pour ce manoir, et pour toi aussi. On voulait marquer le coup, avant que…

Elle ne finit pas sa phrase, aussi peinée que moi. Je vois ses mots toucher Gabriel, comme si elle parvenait à apaiser l’orage qu’il tente de dissimuler. La tension de son corps s’atténue un peu, et je devine, juste un instant, l’enfant qu’il a été ici, avant d’être arraché à ce lieu qu’il chérissait peut-être plus qu’il ne le pensait.

— … Avant qu’il vende ! se réjouit Frank, impatient de se rassurer au sujet de leur entreprise.

Ce dernier,, semble bouillir d’impatience. Je le vois serrer les poings, le visage crispé. Il tente de parler à voix basse, mais ses mots éclatent dans la pièce.

— Ce manoir, cette soirée… Gabriel, tu ne vois donc pas que tout ça, ce n’est qu’une distraction ? murmure-t-il, avec un regard dur. Un dernier réveillon, c’est beau, oui, mais ce n’est pas ce qui sauvera la boîte.

Le propriétaire des lieux se tourne vers lui, et dans ses yeux, je perçois une résolution nouvelle.

— Non, en effet, mais peut-être que c’est ce qui me sauvera, moi, répond-il d’un ton plat, mais avec une fermeté qui me surprend. Ce soir, ferons honneur à ce repas, à ce qu’il signifie pour chacun et oublions ce qui nous divise. On ne sait jamais où la vie nous mène, alors profitons-en… nous reparlerons de nos affaires ensuite.

Sa remarque manque de faire étouffer son associé.

— Tu es fou, ma parole.

— Je te dirais tout ce que tu as besoin de savoir, et nous prendrons les décisions qui s’imposent, mais en attendant, profitons juste de ce repas, OK ?

Il semble vouloir tempérer la situation, par respect pour ces gens qui se sont donné du mal pour nous, même si Frank ne les considère pas le moins du monde du haut du mont Connard imbu. Tous deux s’observent longuement, tout le monde suspendu à leurs lèvres.

— Tu fais chier, Lancaster.

Ces mots délicats officialisent le début d’un repas prometteur.

Tout le monde a finalement pris place autour de la table, mais l’ambiance peine à s’apaiser. J’ai dû batailler pour que Lottie accepte de venir nous rejoindre, elle si respectueuse des us et coutumes vis-à-vis de ses employeurs. Une tension évidente règne, et le clignotement du sapin ne suffit pas à calmer les esprits.

— La décoration est très jolie, souligne Margaret, tu l’as choisie avec goût, m’annonce-t-elle, comme une vaine tentative d’apporter un peu de chaleur à l’atmosphère glaciale.

— Merci beaucoup. J’avais à cœur de décorer le manoir avec le même entrain que les années passées… Albert aimait ces attraits.

— Oh je me souviens, sourit-elle avec nostalgie.

Cette femme est un bonbon. Elle a même pensé à me préparer des pommes sautées pour accompagner les légumes, consciente que je ne ferais aucun mal la dinde rôtie. 

Frank, en bout de table, enchaîne son troisième whisky en une demi-heure. Je crains le pire, vu sa mine qui ne se détend pas. Il ne cesse de lancer des regards méprisants à Gabriel, comme s’il tentait de le ramener à la réalité. Il boit une gorgée, un sourire sarcastique aux lèvres.

— Alors, Gab, tu comptais t’éterniser ici combien de temps, exactement ? Parce que pendant que tu joues au docteur avec ta future duchesse, tes créanciers, eux, n’ont pas vraiment l’esprit à la fête, lâche-t-il, mordant.

Gabriel pince les lèvres, visiblement partagé entre l’irritation et un semblant de honte. Il garde le silence, mais je sens ses doigts crispés autour de son verre.

Graham, assis non loin, regarde Frank d’un œil moqueur et secoue la tête.

— Ah, les créanciers… c’est donc pour cette raison que vous allez vendre cette bâtisse ? Pour des histoires de magouilles et de finances ?

Il soupire, triste.

— Je ne vous porte pas dans mon cœur, Monsieur le duc, souligne Graham, mais lorsque Margaret a émis l’idée de ce repas, j’ai fini par accepter, parce qu’Albert méritait qu’on lui rendre hommage une dernière fois. À lui, et à tout ce qu’il a fait pour la ville. Et c’est bien cet endroit qui en témoigne. Quand je pense à ce que des inconnus pourraient en faire… un centre de spa pour millionnaires ou une autre connerie, que sais-je, ça me fend le cœur. Mais joyeux Noël, hein !

Son ironie plombe un peu plus l’ambiance tandis qu’il trinque et boit son verre de vin.

Frank éclate de rire.

— A-t-on déjà vu un Noël aussi pourri, sérieusement ?

Il se lève d’un bond dans un grincement de chaise.

— Allez viens, Gab, on se casse d’ici. Le cirque a assez duré. Tu feras ta crise de la quarantaine quand on aura réglé nos soucis.

Mais le duc ne bouge pas d’un mille. Il se renferme. Je sens la tempête menacer.

— Tu viens ? demande son associé comme s’il allait le suivre.

— Assieds-toi.

Est-ce l’orage qui a grondé ou bien la voix de Gabriel qui vient de me faire trembler ? Je ne crois pas l’avoir déjà entendu parler avec autant de rage contenue. Son timbre sourd a mis tout le monde d’accord. Plus personne ne moufte. Frank hésite entre le rire et la crainte.

— J’ai dit, assieds-toi, insiste Gabriel, toujours aussi sérieux, ses prunelles sombres désormais rivées à celles de son ami. 

Je ne dois pas être la seule à découvrir ce visage plus sévère chez lui, car à ma grande surprise, Frank repart s’asseoir, sidéré comme s’il venait de voir un fantôme. Alors Gabriel recule sa chaise, et lève son verre en nous passant tous en revue.

— Nous allons célébrer Noël ensemble. Vous voulez rendre hommage à mon père et à cet endroit ? Alors faites-le dignement. Merci infiniment Margaret pour tout ce que vous avez eu la gentillesse de cuisiner. Merci à chacun d’être venu ici. Quant à toi, Frank, puisque tu es là, tu la boucles, et tu profites du repas. La suite ne regarde que nous et attendra la fin de celui-ci.

Ce dernier va reprendre la parole, mais le duc l’interrompt avant.

— Et je ne veux plus entendre le moindre commentaire désobligeant envers cette ville et ses habitants, c’est clair ? Sinon, tu peux repartir.

La tension est à son comble. Les deux hommes se toisent en chiens de faïence. Mais Gabriel reprend les rênes et offre un sourire plein d’espoir à la tablée.

— Joyeux Noël à tous et bon appétit.

Lottie a la judicieuse idée de mettre un fond de musique, ce qui aide à détendre l’atmosphère, peu à peu.

— Depuis tout à l’heure, je remarque qu’on parle beaucoup d’argent et d’affaires, fait remarquer Nigel, mais je crois, moi, qu’il y a quelque chose de bien plus précieux que tout cet aspect matériel, à Rosebury, pas vrai ? On dirait bien que notre cher duc n’a pas seulement retrouvé son passé ici, mais une invitation à y entrevoir son avenir…

Une balle perdue de plus sur le champ des amants maudits.

Je tousse, gênée, mes joues chauffent, tandis que Gabriel évite mon regard même si sa main attrape la mienne sous la table. Frank éclate de rire, secoue la tête comme si toute cette situation n’était qu’une blague grotesque et se resserre un énième whisky. À l’allure où il les descend, il va finir par s’échouer sur le sofa pour la nuit. L’idée de tomber face à lui à mon réveil ne me réjouit pas.

Gabriel serre les poings, et l’incendie du regard. Son associé se comporte comme un adolescent en crise et lève les yeux au ciel.

— Le seul avenir que je vois, moi, c’est qu’il va se retrouver sans le sou et moi avec, s’il ne se dépêche pas de faire ce pour quoi il est ici. Mais je me tais, je me tais, dit-il avec sarcasme en retrouvant sa boisson. 

— Ce n’est pas un jeu, répond Gabriel, très sincère. Cette ville représente plus pour moi que tu ne peux le comprendre.

— Ton discours a bien changé… Quant à ce manoir, il est aussi ta seule solution pour obtenir les fonds dont tu as besoin pour sauver notre entreprise, continue Frank, acide. Sauf si… ah oui, sauf si tu préfères sacrifier tout ce que tu as construit pour une poignée de souvenirs et une petite sauterie de Noël, bien entendu.

Je ne relève même pas son jeu de mots douteux. La situation a déjà bien tourné au vinaigre. 

— Plus tard. lui glisse Gabriel. 

— Bon, quelqu’un veut de la bûche ? demande Margaret avec un franc sourire.

— Au point où on en est, j’en veux bien deux parts, râle l’intrus de la soirée. Il vous reste du whisky aussi ?

— Non, tu viens de finir une bouteille qui avait 20 ans d’âge comme s’il s’agissait d’une piquette, fiston, lui annonce Graham.

Frank observe son verre vide, grimace, et attrape le grand cru situé plus loin. Sauvez-moi.

Margaret s’active pour servir les parts de desserts.

— Ce soir, on est là pour célébrer ce que ce lieu représente, et peut-être, pour certains, ce qu’ils ont trouvé ici.

Elle jette un regard significatif vers Gabriel, qui s’adoucit sous son regard bienveillant, malgré le sarcasme de Frank.

Nigel, qui ne semble pas prêt à lâcher l’affaire, se penche vers moi avec un sourire en coin.

— En tout cas merci, on a bien ri quand vous avez reçu cette congère sur la tête. Un peu plus et je crois qu’on assistait à un vrai baiser de cinéma. 

Il me file un coup de coude complice et ajoute un clin d’œil.

Sauvez-moi, encore.

Gabriel et moi échangeons un regard, déstabilisés par son ton bien trop amusé. Les souvenirs de cette soirée me reviennent, et je fronce les sourcils, refusant de donner à Nigel le plaisir d’une réponse.

— Je suis ravie de constater que ma vie passionne tout le monde ici, dis-je d’un ton sec.

Mais Nigel continue, imperturbable :

— Eh ! Moi, je suis un homme qui sait reconnaître les signes quand il les voit, et je suis prêt à parier que vous deux… Vous ne finirez pas l’année comme simples « colocataires », si vous voyez ce que je veux dire.

Le propriétaire des lieux passe une main sur son visage, dépassé par la tournure que prend la discussion. Frank, lui, éclate de rire, et profite pleinement de l’embarras de son acolyte.

— Ah, Gabriel, un vrai Don Juan, se moque l’arsouille de service qui nous quitte pour aller s’affaler dans un fauteuil comme s’il se trouvait chez lui.

— On ne vit pas tous les jours un Noël comme celui-ci, c’est certain ! lance Margaret, toujours prête à rendre cette soirée un peu moins bizarre. Les émotions sont à fleur de peau, et peut-être qu’il est temps que chacun mette de l’eau dans son vin, suggère-t-elle avant de lever son verre. Si nous laissions donc nos hôtes un peu tranquilles pour simplement profiter de ces instants de partage ? Graham, personne ne te demande si tu as conclu avec cette écervelée de Jane.

— Parce que tu n’aimerais pas la réponse, rétorque celui-ci amusé.

Elle échange un sourire complice avec moi et, pour la première fois depuis notre arrivée ici, je ressens quelque chose qui ressemble à de la sérénité.

Face à la mine écœurée de Frank plus loin, Margaret fait ce qu’elle sait faire de mieux. Divertir les gens pour leur apporter un peu de douceur.

— Quoi ? Qu’est-ce qui te choque, jeunot ? Que les vieux aussi s’envoient en l’air ? Tu verras, viendra un temps où tu seras bien content de découvrir que ta vie sexuelle ne s’arrête pas sous prétexte que tu es plus proche de la fin que du début ! 

— Ah, Maggie, Maggie, rit Nigel.

— Si elle n’existait pas, il faudrait l’inventer, lui glisse Graham.

Voilà que la soirée prend une tout autre tournure. Je ris malgré moi, touchée par cette femme qui vient de sauver mon Noël, ou tout du moins, qui s’est battue comme une lionne pour en préserver l’esprit.


CHAPITRE 27 – Gabriel

Les derniers invités se sont éclipsés. 

Le manoir est plongé dans le silence, brisé uniquement par les ronflements rauques de Frank, qui s’est effondré sur l’un des canapés. Romy a filé prendre l’air depuis un bon moment. J’observe les cadres photos qui trônent encore sur le rebord de la grande cheminée, incapable de les ranger pour le moment. Je n’ai d’ailleurs rangé aucune des affaires de mon père. Pourtant, il le faudra bien. Tout va si vite…

Peut-être qu’il est temps.

Je ne sais même pas ce que signifie cette phrase, ni d’où elle me parvient. Ou peut-être que c’est mon mental qui le prétend. Je saisis le bouquet de fleurs que Margaret a laissé sur la table, ainsi qu’un des bougies allumées, et je sors du manoir, sans prendre le temps de me couvrir. Le jardin est désert, mais une silhouette familière se découpe sous la lueur argentée de la lune, non loin des grilles du petit cimetière familial. Romy se tient là, face aux deux pierres grises qui marquent la présence de mes parents.

Nos esprits se sont rencontrés.

Elle n’a pas remarqué ma présence ; du bout des doigts, elle balaie les tombes de la neige qui est tombée ce soir. Puis elle recule d’un pas et croiser ses bras pour se protéger du froid. Ses traits sont absorbés dans une tristesse silencieuse, presque sacrée. Je reste immobile, hésite à interrompre ce moment qui semble lui appartenir autant qu’à moi.

— Je crois que le moment est venu de nous dire adieu, Albert. Merci pour tout.

Elle essuie une larme au coin de ses yeux, tandis que mon cœur se fend. Finalement, elle perçoit ma présence et relève la tête, une émotion indéchiffrable passant dans ses yeux. Elle ne s’excuse pas d’être ici, et je n’en ressens pas le besoin non plus. C’est comme si elle avait toujours eu sa place dans cette part de mon histoire. Lentement, je m’approche, et je dépose une bougie sur la pierre, puis les fleurs juste à côté. Elles ne survivront sans doute pas à la nuit glacée, mais peu importe. Un célèbre scientifique nous explique que le temps n’est pas linéaire, alors on va se concentrer sur le présent plutôt que de vouloir déchiffrer l’indéchiffrable. Le vent froid soulève quelques mèches de ses cheveux, et je ne peux m’empêcher de tendre la main pour les remettre en place. Ce geste, que je m’étais promis de ne pas faire, me révèle un peu plus vulnérable que je ne voudrais l’admettre.

— Je ne pensais pas te trouver ici, murmuré-je, comme si élever la voix rompait la solennité de l’instant.

Elle esquisse un sourire triste.

— J’avais besoin de prendre un moment pour… lui dire au revoir, je suppose. C’est… étrange, mais je sens qu’il est encore ici, d’une certaine façon. C’est comme si tous deux veillaient sur toi… et sur moi aussi, à leur manière.

Mon regard s’adoucit. Ce manoir, ce cimetière, ces lieux que j’ai toujours envisagés comme de simples vestiges de mon passé, prennent soudain une dimension que je n’avais jamais envisagée. Romy, elle, semble y percevoir une chaleur et une présence que je n’ai jamais su déceler.

— Ma mère aurait sûrement adoré te rencontrer, soufflé-je. Et elle aurait détesté Frank.

Romy éclate de rire, brisant pour un instant la mélancolie environnante. Puis elle s’arrête, et reprend son sérieux.

— Elle aurait aimé te voir renouer avec cet endroit. Je crois que ça lui aurait rendu sa tranquillité. Et ton père… peut-être qu’il serait fier aussi, même s’il ne l’aurait jamais admis.

Son regard reste fixé sur la tombe de mon père. Ses mots, si doux, si sincères, percent des brèches dans mes défenses. Depuis des semaines, elle m’inspire ce sentiment. Et ce soir, face à elle, ici, au milieu de la nuit et de ces souvenirs, je ne peux plus me cacher derrière mes masques.

— Romy… 

Elle secoue doucement la tête, ses yeux brillent de larmes retenues. Elle ouvre la bouche, comme pour répondre, mais change de sujet.

— Tu vas attraper froid, dit-elle avant de poser ses mains frêles sur mon pull.

— Tout ce temps passé à Londres, ces années… J’ai construit une vie qui ressemblait à celui que je pensais être… Mais en réalité, je ne vivais pas, j’enchaînais les journées, les victoires, le plus vite possible pour ne pas penser… pour ne pas souffrir. Tout ce que je réussissais me donnait le sentiment de lui prouver qu’il s’était trompé sur moi… je ne faisais pas les choses pour moi mais contre lui. Tu m’as ouvert les yeux sur tellement de choses…

Elle reste silencieuse, les yeux rivés sur moi, et je ressens cette urgence dévorante de la toucher, de la garder près de moi. Mon cœur bat trop fort, je lutte pour contenir l’émotion qui me submerge. Cette lutte est vaine.

— Romy, ce que je ressens pour toi… murmuré-je, les mots s’échappent avant que je ne puisse les contenir. C’est la première fois que tout prend sens pour moi. Et je sais que je vais devoir te laisser partir. Mais…

Avant que je ne termine, elle pose une main sur ma joue, caresse doucement ma peau du bout des doigts. Ce simple contact, chargé de tout ce que nous n’avons jamais dit, réveille en moi un feu que je pensais éteint depuis longtemps. Elle approche son visage du mien, et je sens son souffle contre ma joue. Ses lèvres effleurent les miennes dans une douceur infinie, comme une promesse muette.

Ce baiser est tout ce que nous sommes. 

Délicat, intense, effrayant. Nous n’aurons jamais un autre moment comme celui-ci. J’en ai tellement conscience que je savoure chaque seconde près d’elle, son parfum, sa douceur, sa vérité. Ce nous.

Quand elle se recule enfin, elle plonge ses yeux dans les miens, son regard empreint de cette tristesse douce-amère qui m’étrangle.

— Gabriel, je… je ne peux pas rester. Je dois partir, pour moi. Pour toi aussi, peut-être. Nous nous reverrons pour la signature chez le notaire…

Je serre sa main, la garde contre moi, refuse de rompre ce lien qui, je le sens, va se déchirer. J’entrelace nos doigts comme si ça allait la retenir. Je prends une grande inspiration, puis lutte contre les larmes qui menacent de monter.

— Je comprends, avoué-je, presque dans un souffle. Mais avant, viens avec moi.

Elle hoche la tête, silencieuse. Je me lève et, sans lâcher sa main, je l’entraîne à travers le jardin enneigé. La lune éclaire notre chemin tandis que nous marchons, nos pas crissant dans la neige fraîche. Nous atteignons l’ancien kiosque du manoir, un lieu que je n’avais plus visité depuis mon enfance.

Romy s’arrête, émerveillée par la vue des guirlandes de lumières accrochées tout autour, les décorations que je m’étais surpris à installer il y a quelques jours, avant que je ne reçoive cette lettre glaçante, dans l’espoir insensé qu’elle pourrait en profiter avec moi. Elle se tourne vers moi, une lueur d’émotion dans les yeux.

— C’est magnifique, murmure-t-elle.

Je l’attire doucement contre moi, ma main sur sa taille. Elle se laisse aller dans mes bras, sa tête contre mon épaule, nos respirations s’accordent à l’unisson. Au loin, la neige tombe en silence, et créent un voile de paix autour de nous. Elle relève son visage, et nos regards se rencontrent à nouveau, cette fois chargés de tout ce que nous ressentons, sans plus rien à cacher.

— Gabriel, souffle-t-elle, presque dans un murmure, merci pour tout ce que tu es.

Je l’étreins plus fort, seulement armé d’un sourire triste, conscient que cet instant restera gravé en moi pour toujours. Alors elle s’effondre en larmes et se blottit dans mes bras, m’arrachant un sanglot malgré mes défenses. 

— Romy, murmuré-je, bouleversé, ma tête sur le sommet de son crâne.

— J’ai été voir lady Storm et tous les autres chevaux. Ils savent que tout va changer. Par pitié, assure-toi que ton futur acquéreur leur offrira une retraite heureuse, je ne me pardonnerais pas si…

— Promis !

— Tu manqueras à Max, ajoute-t-elle, entre rire et pleurs. Même s’il se méfiait au début, il a fini par être séduit, lui aussi…

Je relève son visage, entoure son doux visage de mes doigts, soucieux de ne pas la quitter ainsi. Puis ma main fouille la poche arrière de mon pantalon.

— J’ai attendu d’être seul avec toi toute la soirée pour te donner mon cadeau.

Elle ne comprend pas.

— C’est Noël, et à Noël, on s’offre des cadeaux…

— Mais je n’en ai pas à t’offrir.

— Crois-moi, tu m’as déjà beaucoup gâté ces dernières semaines. Tiens.

Je glisse dans sa main un petit sachet en velours. Surprise, Romy dénoue le ruban et laisse tomber dans sa paume le petit précieux.

— Une…

— Clé, complété-je pour elle avec tendresse. Ma mère me l’a donnée quand j’étais gamin, en prétendant que c’était la clé des secrets de Rosebury. Je rêvais d’être enquêteur, alors ça m’avait beaucoup amusé…

Je marque une pause en savourant ce souvenir si lointain et pourtant si riche.

— Garde-la, je n’en ai plus besoin. Désormais, ce sera toi qui détiens les véritables secrets du domaine.

Elle pleure de plus belle. Je sais que ces larmes sont chargées de tristesse, mais aussi d’une gratitude immense et de beaucoup d’amour. Je le sais, car je le ressens aussi. Nos âmes, elles, sont liées par ce secret.

— Prends soin de toi, Gabriel, murmure-t-elle contre mon épaule, avant de s’écarter lentement, ses doigts quittent les miens à regret.

Je la regarde s’éloigner, cette femme qui a changé ma vie, ma vision, mon existence. Je reste là, figé dans le froid de la nuit, le souffle coupé, le cœur étreint d’une douleur sourde. Le ciel étoilé m’apparaît soudain vide, et je réalise que cet adieu est la chose la plus difficile que j’aie jamais faite.

Le lendemain matin, personne n’a allumé la cafetière quand je me lève. Lottie est en congé, mais Romy… Romy a déserté sa chambre ne laissant qu’un simple mot manuscrit sur son lit.

« Merci pour le voyage, merci pour les souvenirs. »


CHAPITRE 28 – Gabriel

Je suis à côté de mes pompes.

Ça va faire quatre jours. Jamais je n’ai connu le manoir aussi vide. Lottie m’a fait ses adieux, au bord des larmes, après toutes ces années de bons et loyaux services. Voilà qu’à elle aussi, je lui vole un peu de sa vie. J’ai la sensation d’être un monstre et d’arracher à ces femmes merveilleuses un avenir serein, par ma seule présence. Pourtant, d’un autre côté, si je n’agis pas dans ce sens, ce sont mes employés qui en pâtiront, que ce soit avec le chômage, et désormais aussi les menaces d’un fou furieux. Je ne sais pas ce qui m’a pris ce jour-là, quand j’ai suivi Franck et son pseudo flair sur la piste d’un homme d’affaires russe… enfin, si, je le sais : la confiance aveugle que j’ai eu la bêtise de fonder sur mon ami de longue date, et la peur de tout perdre, comme toujours. 

Ai-je, seulement une seule fois dans ma vie, agi, pour gagner au lieu d’agir pour ne pas perdre ? Parce que, au final, même quand je réussissais à atteindre les objectifs que je me fixais, je ne le faisais pas pour moi, mais pour lui, mon père, pour ne pas perdre la face devant ce qu’il pensait de moi, pour lui prouver que j’étais capable de grandes choses sans lui, et pour ne pas perdre le peu de confiance qui vivotait en moi après son rejet. 

J’ai tellement eu la trouille quand les résultats ont commencé à chuter face à la concurrence grimpante, quand nos comptables ont tiré la sonnette d’alarme, à de multiples reprises… j’étais obnubilé par la croissance, toujours plus haut, toujours plus loin, alors j’ai porté des œillères. Peu importe ce que les chiffres pouvaient raconter comme scénario, je me suis accroché à cet espoir de pouvoir trouver l’argent qui manquait pour aller chercher une victoire de plus. Et gagner sans lui. Encore.

Pour me prouver à moi-même que je pouvais être un homme sans lui, et montrer à mon père que je n’étais pas seul et démuni.

Et voilà où nous en sommes quelques années plus tard. 

Il est parti sans que l’on puisse s’expliquer, a emporté avec lui toutes les réponses à mes questions, et je suis acculé face à ma société qui s’effondre.

Désormais, les menaces d’un créancier véreux ajoutent une ombre de plus à un tableau déjà sordide. Il est temps que je prenne mes responsabilités, parce qu’il est hors de question que d’autres que moi pâtissent de cette décision. Franck et moi sommes les seuls fautifs.

Voilà pourquoi j’ai rejoint Londres, hier. 

J’ai eu l’impression d’arriver dans l’appartement d’un autre. Pourtant, un seul mois s’est écoulé depuis ma dernière venue et je ne crois pas qu’on puisse changer en si peu de temps… Je ne sais même plus si je suis devenu quelqu’un d’autre, ou si je suis juste devenu moi.

Je remarque que le penchant de Romy pour l’introspection me gagne. Elle a laissé bien des traces sur son passage…

Depuis hier, la vélocité de la vie londonienne me laisse perplexe, comme si j’étais spectateur d’un film diffusé à trop grande vitesse pour que je puisse le comprendre et l’apprécier.

Je n’ai plus de repères, je ne trouve plus ma place.

Mais je dois me ressaisir, parce qu’une entrevue avec Dimitriev m’attend ce soir.

Franck m’a appelé un peu plutôt dans la journée, et j’ai senti à son intonation qu’il balisait comme un fou. Il faudrait être cinglé pour ne pas craindre cet homme que je devine pourri jusqu’à l’os, mais nous devons assumer nos actes et tenir parole. Il sera payé, il doit juste patienter. Reste à savoir quel sera le coût des intérêts qu’il va fixer…

Franck passe me chercher à vingt-et-une heures. Je le sens très nerveux. Il ne va pas nous aider s’il est dans cet état. Il doit se maîtriser. Garder son calme sera impératif pour le bon déroulement des choses. 

Nous n’avons pas parlé depuis son retour à Londres, de ce qu’il s’est passé le soir du réveillon… il est allé trop loin, et je crois qu’il le sait. Mais dans le fond, j’ai conscience que c’est la peur qui l’a fait agir ainsi. Surtout avec Dimitriev aux fesses.

Franck est un fils à papa, autant que je le suis, si ce n’est plus. Lui n’a pas ressenti le besoin de couper les ponts avec l’héritage familial et s’en est même servi pour bâtir sa carrière. Son père a fait fortune dans la vodka, étonnant pour un amateur de whisky et risible quand on sait que désormais c’est un Russe qui nous tient par les couilles. 

Néanmoins, nos altercations du 24 décembre ont soulevé que, soit il n’a pas assez évolué, soit c’est moi qui ai trop changé, mais notre relation n’est plus fondée sur la confiance et le respect mutuel, et ça, ça me pose problème. Nous devrons trouver une solution. Aussi bien pour sortir notre entreprise de l’eau, que pour avancer de concert, sans quoi, c’est la chute assurée.

Sa nervosité folle me dérange. J’en viens à me demander s’il n’a pas consommé de la cocaïne avant de venir me voir. Je sais qu’il dérape avec ça de temps en temps en soirée, depuis un an ou deux. Jusque-là, je ne l’avais jamais vu dans cet état de jour, mais face à ses reniflements et ses yeux vitreux, je commence à craindre le pire. 

Alors qu’il m’attend sur le pas de la porte, je lui pose les mains autour des épaules et plonge mon regard dans le sien.

— Hé, Frank, moi aussi j’ai la trouille, mais ressaisis-toi. Tu ne peux rien montrer. Pas en face d’un type comme lui. Si tu n’es pas capable de tenir, tu restes là, et j’y vais seul.

Il nie de la tête, conscient de ce que je suis en train de lui dire.

— Je vais assurer.

— Tant mieux, parce qu’on n’aura pas de seconde chance.

Comment en est-on arrivés là ? Deux fils héritiers pleins aux as, dirigeants d’une société leader dans le domaine de l’immobilier de luxe, endettés jusqu’à la moelle auprès d’un mafieux réputé pour ses actes de violence… Rien n’est acquis dans la vie, une seule erreur et tout peut basculer.

La route me semble interminable. Le point de rendez-vous n’a pas été choisi pour nous rassurer. Une zone industrielle déserte, aucun témoin, la nuit noire. Nous arrivons enfin devant un entrepôt délabré, avec quelques lumières blafardes qui illuminent à peine l’entrée. Un homme à l’air impassible, probablement un des sbires de Dimitriev, nous attend dehors, bras croisés, regard méfiant. Il me jette un coup d’œil, puis un à Frank, sans un mot, et nous fait signe de le suivre à l’intérieur.

En entrant, l’odeur de l’humidité et de la poussière m’attaque les narines. Dimitriev patiente au fond, assis à une petite table bancale, éclairée seulement par une lampe suspendue. Il porte un sourire qui n’a rien de rassurant. Le genre de rictus qui vous met instantanément mal à l’aise, comme s’il savait déjà tout, jusqu’au nombre exact de vos secrets les plus enfouis.

Je sens Frank trembler à côté de moi, et je serre les dents pour ne pas lui montrer ma propre terreur. Je ne peux pas me permettre de faiblir. Pas devant cet homme.

— Messieurs, nous accueille Dimitriev d’un faux ton aimable, bienvenus.

Il se lève et nous désigne deux chaises en métal devant lui. Je m’installe, et Frank fait de même, et s’efforce de garder son calme, même si je perçois une petite perle de sueur glisser sur sa tempe. Notre interlocuteur pose ses coudes sur la table, croise les doigts, et nous fixe en silence pendant quelques secondes qui me paraissent une éternité.

— Alors, Gabriel, comment va la belle vie à la campagne ? demande-t-il avec un sourire en coin, de toute évidence bien renseigné sur mon séjour à Rosebury.

Je garde un visage impassible.

— Ça va, merci. Je suis ici pour m’assurer que tout se passe bien entre nous.

Il hausse un sourcil, feint la surprise.

— Tout se passe bien, oui… mais vous savez, mes affaires demandent une certaine ponctualité. J’aime quand on respecte les délais, Gabriel.

Je hoche la tête, d’un air paisible.

— Et je comprends. C’est justement pour ça que je voulais vous voir. Nous finaliserons la vente d’un bien d’une valeur de plusieurs millions dans quinze jours. Vous recevrez la somme complète.

Dimitriev laisse échapper un rire sec, une lueur perverse dans le regard.

— Ah, ce château que vous adorez tant, hm ? Un sacrifice… noble, très noble. Mais Gabriel, vous savez ce qu’on dit dans mes affaires ? Le temps, c’est de l’argent. Et pour un homme comme moi, quinze jours de délai valent bien plus que vous ne l’imaginez.

Il penche la tête sur le côté, puis ajoute avec un ton tranchant :

— Je veux cent mille de plus. Pour… disons, les intérêts.

Son sbire charge son arme derrière lui, comme pour nous confirmer qu’il ne plaisante pas. Je n’en doutais pas. Je serre les dents, toujours conscient de l’état anxieux, de Frank à côté de moi. Je sens sa panique monter, mais je reste impassible, préoccupé par nos négociations. 

— Cinquante mille, me semble une somme plus que raisonnable pour un délai de deux semaines.

Dimitriev me fixe un long moment, son regard acéré. Un sourire carnassier fend son visage.

— Soixante, Gabriel, c’est mon dernier mot.

J’acquiesce avec lenteur, mes traits les plus neutres possibles.

— Très bien. Vous aurez soixante mille livres en plus. Mais après cela, nos comptes seront soldés, pour de bon.

Mon ennemi sourit, satisfait.

— Parfait, parfait. Vous avez ma parole.

Juste au moment où je me détends enfin, il fait signe à un de ses hommes, qui lui tend une enveloppe. Il la jette sur la table devant moi, d’un air négligent.

— Ah, au fait… je voulais vous montrer quelque chose, Gabriel.

Je regarde l’enveloppe, méfiant, et l’ouvre. Mon estomac se noue aussitôt lorsque je découvre des clichés de Romy, pris de loin, mais reconnaissables. Elle est dans les jardins du manoir, puis en train de marcher dans les rues de Rosebury avec Max. Mon cœur bat à tout rompre. Dimitriev prend la parole, d’un ton trop mielleux:

— Votre charmant associé m’a raconté beaucoup de choses, Gabriel. Beaucoup de choses. Sur cette fille, notamment… et sur l’importance qu’elle semble avoir pour vous. Alors, pour vous motiver à rester ponctuel, je me suis dit qu’il serait bon de vous rappeler qu’il n’y a pas que vous et votre entreprise en jeu. Appelons ça… une garantie. C’est comme une bonne vieille alarme pour nous éviter de manquer un rendez-vous important. Quinze jours. 

Frank blanchit à mes côtés, et je ressens une vague de dégoût monter en moi. Il m’a trahi à ce point ? Il m’a caché avoir revu Dimitriev depuis le réveillon ! J’ai envie d’en vomir, de lui arracher les yeux… comment a-t-il pu tomber si bas ? Je dois me ressaisir, je n’ai pas le choix. Mais je serre les dents et garde mon calme. Je desserre le bouton de ma chemise, souffle et enchaîne avec une assurance toute feinte.

— Il est inutile de mêler qui que ce soit à cette affaire. Vous aurez votre argent dans les délais.

Je me lève, puis plante mon regard dans le sien avec une froide détermination. Dimitriev rit, comme amusé par mon contrôle.

— Alors, à bientôt, Gabriel. Et… n’oubliez pas. J’ai mes yeux partout. Vous feriez bien de revoir le choix de votre entourage…

Sans un mot de plus, je tourne les talons et me dirige vers la sortie. Franck traîne derrière moi, perturbé, mais je n’ai aucune envie de l’écouter. 

Le trajet de retour se fait dans un silence pesant. Au bout de quelques minutes sur la route, la rage que j’ai contenue depuis notre entrevue éclate enfin. Mes mains se crispent sur le volant, mes phalanges deviennent blanches, et je m’efforce de respirer, de ne pas exploser, là, dans l’habitacle, alors que Franck est assis juste à côté de moi, il murmure quelque chose pour lui-même, le regard rivé sur la route. Mais ça ne suffit plus.

— Quand as-tu revu Dimitriev ?

Il hésite, ce qui me rend encore plus fou.

— Quand ?

— Je te l’ai dit, avant que j’arrive à Rosebury, il m’a menacé.

— Je ne t’ai jamais parlé d’elle avant.

Cette fois, j’implose. Je me garde sur la bande d’arrêt d’urgence du M25, je me contrefous des risques. Le plus grand danger se cache dans cette bagnole de luxe. Je l’incendie du regard. Frank blanchit, si c’est possible et cherche ses mots, voilà qu’il bredouille.

— Quand ?!

— Je… il y a deux jours.

Je manque de m’étouffer.

— Descends, Frank.

Il me regarde, incrédule, avec un rictus de panique.

— Gabriel… je… je n’ai jamais voulu que ça dégénère comme ça, je te jure. C’était juste… de l’argent facile… une solution temporaire pour…

— Ferme-la, Frank.

Il se tait, choqué. J’en ai assez. Je le fixe, le regard dur.

— Tu as mis Romy en danger. Tu as parlé d’elle à cet homme, en sachant pertinemment de quoi il est capable. Tu ne te rends pas compte de l’ampleur de ta trahison ?

— Je… j’étais en bad trip, il est arrivé au mauvais moment…

Je ris, malgré moi, dépassé par l’aspect glauque de cette histoire. Les nerfs lâchent si brutalement que j’explose de rire, sidéré, déçu, dépassé.

– Gab’, je ne voulais pas.

Je n’arrive même plus à le regarder en face durant plusieurs secondes, tant  nos années d’amitiés se ressassent dans ma tête avec cette issue sordide.

— Gab, tu ne comprends pas… Je n’ai jamais voulu que ça dégénère à ce point. Je pensais juste qu’on pourrait obtenir une solution temporaire, quelque chose de simple…

Je ne peux plus le regarder sans sentir mon estomac se tordre de dégoût. Ce type, celui que j’ai considéré comme un ami, vient de mettre en danger la seule personne qui compte véritablement pour moi. Et le pire, c’est qu’il ne semble même pas saisir l’ampleur de ce qu’il a fait.

— Romy. Tu as mis Romy en danger, Franck, tu as parlé d’elle à Dimitriev. Tu as osé mêler une innocente à cette merde !

Il ouvre la bouche, mais aucun son n’en sort. Il baisse les yeux, comme un gamin pris en faute, mais il est trop tard pour la moindre trace de remords. Sa trahison a franchi une limite que je n’aurais jamais crue possible.

— Dégage.

Je viens de grogner. Ce n’est pas une invitation, mais un ordre. Soit il sort, soit je l’aide. Mes yeux lui promettent une détermination sans faille.

— Quoi ? Non, on est sur…

— Dégage !

— Déconne pas, Gab’ ! On peut discuter, on n’est pas des chiens !

OK. Tant pis pour lui. Je checke mon rétro, sors de ma voiture et vais lui ouvrir la porte côté barrière de sécurité.

— Tu descends de ma voiture, maintenant.

— Et je rentre comment ?

— Démerde-toi.

— Donc, c’est comme ça ? C’est tout ? Après tout ce qu’on a traversé ensemble, tu me balances au bord de l’autoroute ?

Je le fixe, glacé. Ma voix tombe, froide et définitive.

— Maintenant.

Puisqu’il ne bouge pas, je l’attrape par la chemise et l’accompagne. Rien à foutre de sa carrure de rugbyman, ce type est une merde de la pire espèce. 

— Hey, mollo, ça va, je sors, je sors ! 

— Toi et moi, c’est terminé. Les seuls mots qu’on échangera à l’avenir seront ceux des réunions officielles de la société. Le reste, c’est fini. 

— Tu déconnes… ?

Je le fixe en silence, pas besoin de paroles pour lui balancer toute la haine qui m’habite cette nuit. Je claque sa portière et regagne l’intérieur de ma voiture. Il panique, se met à hurler à la fenêtre.

— Qu’est-ce que tu crois, hein ? Que t’es au-dessus de tout ça ? Mais tu étais là, toi aussi. Tu m’as suivi dans cette affaire ! Tu savais très bien que Dimitriev n’était pas n’importe qui ! 

Je baisse la vitre, bien décidé à en finir pour de bon.

— La différence, c’est que moi, je ne trahis pas les gens qui comptent pour moi.

Il reste là, pétrifié. Je n’attends pas qu’il réponde, je redémarre, mes pneus criseant sur le bitume, et je laisse Franck là, au bord de l’autoroute, telle une ombre figée dans le rétroviseur. Mes mains tremblent encore. Ma gorge est sèche. Je sens mon cœur se débattre sous l’avalanche de colère, de déception, de peur. Les visages de Romy, de Dimitriev, de Frank, et de mon père dansent dans mon esprit comme autant de fantômes que je ne peux chasser. Tout ce que je pensais solide, les amitiés, la loyauté, les engagements, se révèle être un fragile échafaudage de mensonges et d’égoïsme.

Je ne sais plus où je vais.


CHAPITRE 29 – Romy

En temps normal, je suis incapable d’être ponctuelle. Toujours, une tâche de dernière minute s’impose, ou une pensée égarée me retient, et je finis par courir, à bout de souffle, pour arriver juste à temps. Mais aujourd’hui est différent. Je suis réveillée depuis l’aube, j’ai attendu des heures. J’ai même laissé un mot sous la porte de Margaret la veille pour la prévenir que je partais tôt ce matin, sans être certaine de trouver le courage de revenir pour lui dire au revoir.

Cette matinée, lointaine et étrangement silencieuse, je l’ai passée seule, dans un café du coin, immobile, les mains figées autour d’une tasse de thé que je n’ai pas osé boire. Toute la nuit, j’ai retourné cette journée dans ma tête. Le rendez-vous chez le notaire, la signature, la séparation, le geste final pour mettre un terme à cette expérience et m’offrir enfin une chance de recommencer… ailleurs.

Un frisson me traverse au moment où j’entre dans le bureau austère. Le notaire m’indique un siège, d’une politesse si neutre qu’elle me blesse. Ce lieu, avec ses murs de bois sombre, les rayonnages de dossiers, ses fenêtres étroites, tout semble avoir été conçu pour rendre les adieux encore plus durs. Je m’assois, silencieuse, le regard fixé devant moi. Le notaire est derrière son bureau, impassible, un professionnel habitué aux adieux, aux décès, aux affaires de famille. Pour lui, ce n’est qu’un contrat de plus, une clause parmi des centaines d’autres.

Mais pour moi… pour moi, c’est tout un chapitre de ma vie que je m’apprête à refermer, comme on le ferait pour un livre.

J’entends des pas dans le couloir, le bruit d’une porte qui s’ouvre. Et le voilà. Gabriel entre. Je n’ose lever les yeux, mais je ressens sa présence avec une intensité presque douloureuse. Son parfum rappelle à mon âme un peu de ce qu’elle aime tant chez lui. Il s’installe en silence, sur le fauteuil à côté du mien, et je sens le poids de son regard qui cherche le mien, qui attend que je lève enfin la tête pour lui faire face.

— Bonjour…

— Bonjour, me contenté-je de répondre, concentrée sur mes mains nerveuses.

Mais je n’y arrive pas. Si je romps ce pacte silencieux avec moi-même, je ne suis pas certaine de pouvoir tenir ma décision, tant elle me pèse. Je l’ai prise avec tellement de difficulté, je l’ai retournée dans tous les sens… J’inspire en profondeur, et le notaire entame les formalités d’une voix monocorde, imperturbable. Il nous explique, étape par étape, les signatures à apposer, les clauses à lire et approuver, les délais de versement des fonds.

Les mots défilent, mécaniques. Je me sens déconnectée de tout ce que cet homme raconte. Ma tête est ailleurs, suspendue à cette dernière conversation que je m’étais juré d’éviter. Cette impression de flottement, d’irréalité, devient si lourde que je serre mes mains sous la table, cherchant à me raccrocher à quelque chose. À la moindre sensation physique pour ne pas me perdre. Mais Gabriel m’observe encore, je le sais. Et je sens que je vais finir par craquer, que mes résolutions vont s’écrouler.

Alors, avant de faiblir, je me tourne vers le notaire et, d’une voix basse, je murmure :

— Monsieur, j’aimerais ajouter quelque chose…

Je me force à prononcer chaque mot, comme si je le gravais dans l’air pour en ancrer la réalité.

— Je souhaite renoncer à mes parts du manoir.

Le regard du notaire devient plus attentif. Il plisse un peu les yeux, mais garde ce masque de politesse impersonnelle. Seul Gabriel réagit. Je sens sa stupeur et son incompréhension même sans l’observer, c’est dans l’air, dans ce qui se dégage de lui. Foutue connexion. Mais je reste fixée sur le notaire. C’est la seule façon pour moi de ne pas craquer.

— Romy, non….

— Je garde le salaire que me verse Albert, mais pour tout le reste, vous pouvez procéder à un transfert juridique. Monsieur le duc peut disposer du domaine et des comptes, tout est à lui, murmuré-je, presque pour moi-même. 

— Romy…

J’ignore Gabriel, même si cela me peine. C’est le mieux pour tout le monde. Je suis prise d’un sursaut.

— Oh, j’oubliais… je garde Max avec moi aussi.

— Max ?

Il doit voir passer tellement de monde qu’il l’a oublié. 

— Le chien…

Le notaire hoche la tête, sceptique, mais il prend note, efface toute trace d’émotion de son visage. Une larme roule sur ma joue, mais je l’essuie du coude, je tiens à rester digne. Gabriel pose une main sur mon avant-bras mais je me dérobe. 

— Ne fais pas ça, chuchote-t-il trop près de mon visage. Une fraction de seconde seulement, je croise ses yeux sombres, affaiblie par la tempête qui souffle dans mon cœur. 

Sois forte. C’est bientôt fini.

Je me concentre de nouveau sur le notaire.L’homme feuillette son dossier, sort un document supplémentaire et me tend un stylo. Il me demande d’apposer ma signature à côté d’un amendement à notre contrat. Tout autour de moi, le temps s’épaissit, ralentit. J’ai l’impression de me noyer dans chaque mot que je prononce, chaque geste que j’esquisse.

Gabriel ne bouge toujours pas, mais je sens qu’il voudrait intervenir, qu’il voudrait dire quelque chose, réagir d’une façon ou d’une autre. Mais il reste silencieux. Peut-être attend-il, comme moi, que ce moment se termine. Que nous puissions repartir chacun de notre côté, l’esprit soulagé, le cœur un peu plus léger. Pourtant, quelque chose en moi se brise lorsque je dépose enfin ma signature sur le document.

Je repose le stylo avec précaution, comme s’il pouvait se casser au moindre geste brusque. Le notaire me regarde, cherchant peut-être une confirmation dans mon regard. Et c’est là que je lui avoué-je, à demi-voix :

— Je veux juste… tourner la page.

Ma voix tremble malgré moi, et je baisse les yeux. Je n’ose pas affronter le regard de Gabriel. S’il savait combien ce manoir compte pour moi… et combien lui aussi compte pour moi… mais c’est peine perdue. Comment lui expliquer ce besoin de m’éloigner, de ne plus m’accrocher à quelque chose qui me détruit à petit feu ?

Je me lève, ramasse mon sac d’un geste mal assuré. Mes doigts tremblent, et je serre le cuir de la poignée avec une force désespérée. Alors que je me tourne vers la porte, mon regard croise celui du notaire. 

— J’ai signé tout ce dont vous aviez besoin ?

Son expression a changé. Il me regarde, l’air plus grave, presque bienveillant. Il opine du chef. Peut-être ressent-il un peu de pitié, peut-être devine-t-il tout ce que cette décision signifie pour moi.

Je commence à m’éloigner, mes pas résonnent dans la pièce silencieuse. Je sens la présence de Gabriel, toujours là, immobile. Il m’observe, je le sais. Peut-être attend-il un signe de moi, quelque chose qui pourrait apaiser la tension qui nous habite tous les deux. Mais je ne me retourne pas. C’est mieux ainsi.

Juste au moment où j’atteins la porte, j’entends la voix du notaire, un peu plus douce qu’auparavant. 

— Attendez, il y a un courrier d’Albert. Il m’a demandé de vous le transmettre aujourd’hui. À vous deux, il tient à ajouter cela au dossier final.

Je m’arrête un instant, mon cœur se serre. Qu’est-ce que ce vieux fou que j’aime tant a encore tenu à nous dire ? N’en a-t-il pas assez fait en orchestrant ainsi le mois qui a suivi son décès ? Je ne comprends toujours pas le sens de tout ceci. Et s’il avait vécu vingt ans de plus, aurait-il modifier les consignes ? Un instant durant, j’imagine les réponses contenues dans ce courrier… la joie de lire une dernière fois un peu de lui… et puis, l’idée d’ouvrir cette lettre, de lire ce qu’il a pu écrire… me semble soudain insurmontable.

Laissons le passé dans le passé, Albert.

Je croise les regards presque suppliants du notaire et de Gabriel, mais ma décision est prise.

— Ce courrier ne me concerne plus.

Je baisse la tête, secouée par un mélange de douleur et de tendresse que je ne veux pas laisser transparaître. Je préfère continuer, avancer vers la sortie, m’éloigner de tout ce que représente ce bureau. La lettre d’Albert, je n’en veux plus. Je ne supporterai pas un nouvel adieu.

Je m’en vais, laissant tout derrière moi.


CHAPITRE 30 – Gabriel

La lumière déclinante de l’après-midi filtre à travers les vitraux du manoir, dessine des éclats éphémères sur le plancher. Mes pensées, elles, tourbillonnent. Un homme attend dans le salon, un professionnel mandaté par un acquéreur potentiel, qui va, je le sais, me proposer une somme qui résoudrait tous mes problèmes financiers. C’est la solution évidente… mais rien n’est simple.

Le regard fixé sur les murs, les chandeliers, les portraits et les souvenirs qui y sont accrochés, je me laisse envahir par le poids des décisions qui m’attendent. Si je vends, ce sera la fin de tout cela. Pourtant, cette transaction semble être ma dernière option.

L’homme se redresse en me voyant entrer. J’ai dû prétexter devoir passer un coup de fil pour m’isoler quelques minutes. Tout cela devenait trop émotionnel. D’autant plus après la signature des papiers chez le notaire ce matin. Mon visiteur et moi avons parcouru tout le domaine, mais pas une seconde je n’ai pu penser à autre chose qu’à elle, qu’à ses larmes et sa résignation… la culpabilité me bouffe, les remords s’en mêlent.

Après avoir pris le temps de respirer et de me rappeler pourquoi tout ce cirque est nécessaire, je décide de retrouver mon visiteur dans le salon. Il me sourit poliment, l’allure aussi lisse que son costume. Il m’expose la suite de son projet d’un ton qui ne laisse pas place à l’incertitude. 

— Mon client projette une première phase de rénovation au printemps, puis nous développerons le site en centre de villégiature exclusif avec une ouverture envisagée pour l’automne, m’annonce-t-il.

Il sourit, satisfait de lui-même.

À chaque mot, c’est comme si quelque chose de plus profond, de plus essentiel, se brisait. Son idée n’est pas de préserver Rosebury, mais de l’absorber, de le remodeler à l’image d’un paradis impersonnel pour clients en quête de luxe. Et je devine l’étendue du désastre : des écuries métamorphosées en suites de luxe, la chapelle transformée en salle de bien-être…. Je suffoque sous l’image d’un Rosebury vidé de son âme.

Mon esprit se débat, écartelé entre la promesse de résoudre tous mes problèmes par cette vente et la perte que cela représente.

Je m’approche de la fenêtre qui donne sur le parc et j’observe au loin, ce qu’il reste des deux personnes qui m’ont donné la vie. Monsieur – j’ai oublié son nom – me rejoint.

— Bien évidemment, nous devrons organiser le déplacement de ces tombes, pour des raisons évidentes.

Ma mâchoire se contracte. J’aurais rêvé de voir cet endroit préservé par son futur acquéreur, telle la demeure confortable et pleine de cachet qu’elle est. Je sais qu’elle pourrait rendre quelqu’un heureux… Envisager de déplacer les tombes de mes parents, c’est… trop pour moi.

Je l’écoute, mais mes pensées me ramènent inlassablement à Romy, à sa manière de voir cet endroit, à l’amour et à l’histoire de ce manoir. Albert n’aurait jamais cautionné cette… parodie de préservation. 

— Que ferez-vous des chevaux ?

L’homme marque un temps d’arrêt, surpris par ma question. Très sérieux, je me tourne vers lui.

— Vous parlez de transformer les écuries en spa… Qu’allez-vous faire des chevaux ?

Si cette question comptait tant pour Romy, elle compte pour moi aussi.

— Les vendre, bien sûr.

— Vous connaissez déjà leurs acheteurs ?

Nouveau rire nerveux.

— Eh bien, monsieur, ces animaux ont bien vécu je crois, et au vu de leur âge avancé, je doute que nous puissions envisager un rachat par des particuliers. Il serait plus rentable de les vendre au poids.

— Merci.

— Pour quoi donc, monsieur ?

Je lui souris, presque amusé.

— Merci, parce que vous venez de m’aider à prendre une décision.

— Oh, vraiment ? Vous validez donc l’offre alléchante de mon client ? Il sera ravi de conclure cette affaire…

— Je suis désolé, mais c’est impossible.

Je garde mon sourire intact, avec la sensation de savourer une once de clarté nouvelle dans mon esprit. L’homme fronce les sourcils, confus. 

— Je vous demande pardon ? 

— Dites à votre client que nous ne ferons pas affaire, déclaré-je, mon regard plongé dans le sien.

Un silence se pose. Le moment s’étire et, mon interlocuteur bredouille, stupéfait.

— Puis-je savoir pour quelle raison ?

— Parce que cet endroit mérite mieux, tout simplement.

Je lui tends une main qu’il serre malgré la moiteur de ses paumes et son air ahuri.

— Merci de votre visite. Je ne vous raccompagne pas, vous connaissez le chemin.

L’homme hoche la tête, éberlué, et quitte la pièce tel un zombie.

Je quitte le manoir, grimpe dans ma voiture et fonce vers la maison de ma voisine. Margaret s’affaire à déneiger les marches devant chez elle et me sourit, surprise.

— Bonjour, Gabriel. Tu es de retour ?

— Pour quelques jours seulement… 

— Les visites, hein ?

Je confirme, désolé.

— Je…

— Tu la cherches ?

Cette fois, c’est moi qui esquisse un sourire triste.

— De ce que j’en sais, Romy loge à l’auberge des Beaux jours, à la sortie de la ville…

Un si beau nom pour une issue si peu réjouissante…

J’inspire un grand coup et opine de la tête pour la remercier.

— De rien, répond la vieille femme non sans un clin d’œil malicieux.

J’ai besoin de la voir, de m’assurer qu’elle va bien. Je refuse de la quitter de cette manière. Je démarre et parcours un bout de la ville jusqu’au parking de la petite auberge. Un endroit modeste mais plein de charme en bordure de la rivière. Ça lui ressemble. Je rentre, et me heurte au regard suspicieux de la réceptionniste.

— Vous ici ?

— On se connaît ?

— Vous non, mais moi, je vous connais. Tout le monde sait que vous êtes le fils d’Albert, celui qui va vendre le manoir à des étrangers.

Je comprends que je ne suis pas le bienvenu ici. Je décide donc de ne pas m’attarder.

— J’aimerais parler à une de vos clientes, Madame…

— Romy est partie, me coupe la quarantenaire dédaigneuse en me scrutant de haut en bas. Et elle a bien eu raison, je ne sais pas ce qu’elle vous a trouvé.

Eh bien, le moins qu’on puisse dire, c’est que cette inconnue me hait.

— Vous auriez dû être plus rapide… elle mérite mieux. 

Je soupire, ne cherche même pas à lui faire entendre raison, puisque de toute évidence, cette femme sait mieux ce qu’il se passe dans ma vie que moi. Je la salue poliment et quitte cette auberge qui n’a de beau que l’extérieur. Je rejoins le bord de l’eau, m’assois sur un rocher, happé par le courant qui défile… comme la vie qui s’échappe. Je prends enfin le temps de réaliser ce que cette femme vient de m’apprendre… Elle est partie. Une partie de moi refuse de l’admettre, en état de choc, et l’autre se rassure en se disant que c’est mieux pour elle, qu’elle sera plus heureuse loin de moi… une brise glacée souffle et j’enfouis mes mains dans les poches de mon manteau. Un papier s’y trouve.

La lettre.

En retard à mon rendez-vous, j’ai totalement oublié de lire ce dernier courrier écrit par mon père. Je ne suis même pas certain de vouloir découvrir ce que le roi des manigances souhaite nous transmettre d’outre-tombe. Je ne connaissais rien de lui… ou si peu. La curiosité me dévore et je finis par l’ouvrir, les mains tremblantes.

« Gabriel, Romy,

Ah, vous y voilà enfin. On y est, à ce moment que j’ai tant espéré – vous deux réunis, dans ce lieu que j’ai toujours chéri et dont j’ai cru, à tort, que j’étais le seul à saisir la valeur. Mais la vie nous a joué bien des tours, n’est-ce pas ? Je sais que vous me reprocherez sans doute de vous avoir imposé cette cohabitation, et peut-être que ce testament vous a paru saugrenu, ou même cruel. Et pourtant… chaque mot, chaque condition a été pensé avec soin, bien plus que vous ne pouvez l’imaginer.

Je n’ai pas excellé dans l’horlogerie de luxe par hasard, le sens du timing et les rouages minutieux font partie de moi.

Gabriel, mon fils, il y a longtemps que nos chemins se sont séparés, pour bien des raisons. 

Tu as choisi de te construire seul, loin de Rosebury et de moi. Peut-être avais-tu raison. Je sais que j’étais un père exigeant, trop, sans doute, et je t’ai imposé mon autorité plus que je ne t’ai tendu la main. Mais crois-moi, cette distance ne m’a jamais semblé acceptable. Et c’est en partie pour ça que j’ai voulu te donner cette chance, ce défi, pour que, peut-être, tu puisses te réconcilier avec ce que tu as fui – et avec ce que j’ai raté par lâcheté ou surplus d’orgueil : toi, ici. Chez toi.

Quant à toi, Romy, tu as été pour moi comme une seconde famille, la famille de cœur qui m’a souvent manqué. Tu as offert à ce manoir une âme et une tendresse qu’il n’a pas connues depuis bien longtemps. Tu as partagé avec moi des instants de bonheur qui m’ont maintenu en vie quand mon existence, en partie par ma faute, devenait trop solitaire. Et c’est pourquoi, malgré les apparences, je savais qu’entre toi et Gabriel, il pourrait se créer une véritable connexion, qui va bien au-delà des conditions d’un testament.

Pourquoi vous faire cohabiter, me demanderez-vous ? 

Parce que je voulais que vous trouviez ensemble ce que chacun d’entre vous m’a apporté individuellement. Romy, ta patience et ta générosité, et Gabriel, ta ténacité et ton courage. Peut-être que ces semaines passées côte à côte auront été éprouvantes, peut-être même désagréables, mais, parfois, il faut du chaos pour voir naître ce qui a vraiment du sens.

Au fond, ce n’est pas pour le manoir que j’ai fait tout ça – il n’est qu’un prétexte, un ancrage pour les souvenirs et les rêves qui y ont pris vie. C’était pour vous, pour ce que vous pouvez être l’un pour l’autre, et pour ce que Rosebury peut vous apporter.

Je ne vous demande pas de rester, ni même de garder ce manoir, mais seulement d’ouvrir vos cœurs à ce qui peut advenir. 

Le reste vous appartient. En espérant que, malgré tout, vous saurez trouver en ces lieux et dans votre rencontre ce que je n’ai jamais su vous donner.

Avec toute l’affection d’un père qui n’a pas souvent réussi à être à la hauteur, mais dont le cœur reste comblé par le simple fait de vous savoir réunis. Le temps n’est qu’une illusion, les liens se créent pour la vie, et bien après.

Albert »

Je replie le courrier et regarde la rivière qui continue de ruisseler, l’eau qui zigzague entre les rochers couverts de neige, inarrêtable, trouvant toujours le moyen d’accomplir son destin. s’écouler, à l’instar de la vie. Reste à savoir e que nous choisissons d’en faire tant que nous sommes vivants.

Mon père n’est plus l’ennemi que j’ai si longtemps combattu… il n’est que mon père, imparfait, parti le cœur plein de remords et conscient de ses erreurs… et je reste son fils, conscient des siennes aussi. Notre plus grand dommage aura été celui de nos retrouvailles, qui ne pourront jamais se faire de son vivant. Pour la première fois depuis longtemps, le nœud qui pesait dans ma gorge s’envole. Et seul ici, spectateur de cette réalité, je laisse le gamin en moi s’épancher, pleurer, être. Parce que l’adulte que je suis devenu se doit de l’entendre.


CHAPITRE 31 – Gabriel

Ce grand salon m’a souvent paru froid et trop vaste. Aujourd’hui, il me semble oppressant, et mes propres pensées résonnent comme des échos sourds. Face à moi, mon interlocutrice feuillette le dossier qu’elle a amené, ses doigts effleurant les pages du contrat avec une expertise discrète. Sa voix, pourtant assurée, est masquée par ce sourire calculé que j’ai appris à reconnaître chez les bons négociateurs.

Devant nous, sur la table basse, repose ce qui pourrait être à la fois une libération et une abdication. C’est une décision lourde, une charnière. Et ce contrat… ses pages incarnent la rupture ou le renouveau. Je ne sais plus très bien où cela pourrait me mener.

— Vous semblez tendu, Gabriel, note mon interlocutrice, brisant le silence avec une voix suave qui se veut rassurante.

Je relève les yeux, forcé de sourire pour maintenir l’apparence. Ma main se crispe sur le dossier. Combien de fois ai-je rêvé de m’en débarrasser, de retrouver ma tranquillité, de m’alléger de ce poids ? Pourtant, au moment même où l’occasion se présente, un poids inattendu s’ajoute sur mes épaules.

— Ce n’est pas tous les jours qu’on prend une décision comme celle-ci, réponds-je, avec un rire qui sonne faux même à mes propres oreilles.

Elle, imperturbable, croise les mains sur ses genoux, le regard vif derrière une paire de lunettes qui lui donnent cet air professionnel et assuré. Ce genre de personne en a vu d’autres. Mais il me semble que je suis pour elle un cas fondu dans la masse. Ce que j’abandonne – ou peut-être que ce que je gagne –, cela ne la concerne pas de façon directe.

— Ce genre de transaction, dit-elle en détachant chaque mot avec précision, est certes un tournant. Mais il n’y a aucun regret à avoir, Gabriel. Vous en sortez gagnant, dans tous les cas. C’est un choix judicieux. Une telle offre ne se refuse pas…

Un choix judicieux, oui, c’est ce que l’on dit de toutes les décisions rationnelles. Pourtant, jamais encore je n’ai ressenti un tel conflit entre ma raison et… autre chose, quelque chose d’enfoui, de presque irrationnel. Une part de moi voudrait que tout cela disparaisse, que je signe sans réfléchir pour passer à autre chose, pour effacer d’un trait cette lourdeur qui m’oppresse depuis des semaines. Mais l’autre part – celle que j’ai redécouverte ici, malgré moi – me pousse à hésiter, à remettre en question même cette libération.

— Gabriel, reprend-elle après un silence mesuré, je comprends que ce soit une étape importante. Cela dit, vous êtes certain de votre choix, n’est-ce pas ? 

J’essaie de lire au-delà de ses mots. Que sait-elle vraiment ? Comprend-elle la portée de tout cela ? Ce qu’elle ignore, c’est que ce choix va bien au-delà des chiffres. Pour elle, c’est une somme, un nombre de zéros sur une page. Pour moi, c’est… la fin d’une époque. Peut-être même la fin de moi-même, du moi que j’ai été.

— Oui, dis-je avant d’inspirer en profondeur. C’est ma décision. Une libération, j’imagine. La possibilité de… recommencer.

J’hésite, ma voix fléchit un instant, avant de me forcer à relever les yeux.

— Mais parfois, c’est un déchirement de laisser certaines choses derrière soi, même si c’est pour la bonne raison.

Elle esquisse un sourire compréhensif, un sourire que je devine parfait dans sa maîtrise. Elle a dû l’exercer mille fois dans le miroir, pour rassurer les gens, pour les encourager à franchir la ligne.

— Vous savez, il y a toujours un prix à payer pour le renouveau. Mais je ne doute pas que vous en sortirez plus fort, plus apaisé. Un nouveau départ est parfois ce qu’il y a de mieux, même si cela demande un certain sacrifice. Vous avez bien réfléchi, et… cette somme vous ouvre des perspectives immenses. Vous savez comme moi que vous ne trouveriez pas de meilleure opportunité.

Elle laisse sa voix s’éteindre, et ses mots résonnent, insidieux. Ils remplissent l’espace entre nous. Une somme. Un nouveau départ. Une échappatoire, peut-être. Mais… l’argent peut-il vraiment compenser ce que je vais abandonner ? 

— Je ne veux pas regretter ce choix, murmuré-je d’un ton que j’espère assuré.

Mon interlocuteur incline la tête, toujours avec cette même bienveillance de façade. J’ai conscience de ne pas être sur le canapé d’un psy, elle n’a pas besoin d’entendre mes doutes et de m’écouter m’épancher. Je crois que j’ai juste besoin de tout formuler à l’oral, comme un ultime adieu. 

— Et vous ne le regretterez pas, assure-t-elle avec fermeté. Ce qui vous semble difficile aujourd’hui ne sera qu’un souvenir. C’est un processus, Gabriel, et cela commence ici.

Elle me tend un stylo, le pose sur le dossier, comme si elle comprenait qu’il s’agissait là d’un rituel, d’un dernier pas à franchir. Je contemple l’objet. Un simple instrument, léger, mais qui semble peser une tonne entre mes doigts.

Je me sens pris au piège. Le regard de mon interlocutrice pèse sur moi. Je pourrais signer et mettre fin à cette attente, à ces hésitations. Mais quelque chose en moi résiste, comme un écho lointain de tout ce que j’ai vécu récemment. Romy, le manoir, la terre qui a vu mes premières années… Ces images défilent dans mon esprit, me rappellent tout ce qui est en jeu.

Un silence pesant s’installe, à peine enfreint par la respiration mesurée de la femme en face de moi. Je voudrais me lever, m’enfuir de cette pièce et reporter ce grand saut. Mais je suis là, immobilisé, une part de moi résolue, l’autre terrifiée.

Il est temps.

Je m’avance, le stylo en main, mon cœur tambourine plus fort chaque seconde. 

Et je signe.

Mon cœur menace d’exploser sur l’instant, mais la seconde qui suit, je comprends que j’ai fait ce que je devais, pour de vrai, cette fois. Nous concluons cet accord sur un sourire poli et mon interlocutrice rejoint sa berline noire à l’extérieur. Je décroche mon téléphone, le palpitant toujours aussi survolté, une boule dans la gorge. Après une brève recherche de numéro, je compose celui que j’avais en tête.

— Bonjour, c’est Gabriel… je crois que j’ai besoin de votre aide.


CHAPITRE 32 – Romy

Les lumières de Rosebury scintillent dans la nuit de décembre, les guirlandes illuminent chaque recoin de la ville comme un écho des étoiles. Les traditions de Noël ont cette capacité à faire vibrer cet endroit d’une vie simple et douce, mais cette année, devoir tirer un trait sur le manoir m’a beaucoup trop coûté pour que je puisse participer pleinement à cette légèreté ambiante. C’est pourquoi, quand Margaret m’a invitée à dîner ce soir, lorsqu’elle m’a croisée en ville, j’ai hésité. Les mots rassurants qu’elle m’a glissés au téléphone, son insistance bienveillante, ont fini par m’attendrir.

Elle m’accueille avec son sourire chaleureux, une écharpe en laine serrée autour du cou.

— Romy, ma chérie, viens donc te réchauffer ! J’ai préparé ton plat préféré.

Je me glisse dans la chaleur de sa maison, où des bougies et des décorations aux tons dorés diffusent une atmosphère apaisante. Margaret m’a concocté sa tourte aux légumes que j’aime tant. Nous prenons place autour d’une petite table ronde dans sa cuisine. Elle me propose du vin, mais je refuse. Inutile d’avoir l’alcool triste, ça n’aidera personne. Dans son salon juxtaposé, la cheminée crépite et nous offre le parfum réconfortant du bois. 

— C’est bon de te voir, souffle-t-elle doucement en me regardant avec des yeux où se mêlent tendresse et tristesse.

Je lui rends son sourire et hoche la tête, mes mots restent coincés dans ma gorge.

— Comment te sens-tu ? me demande-t-elle après un instant.

Je pourrais choisir de mentir, de prétexter que je suis au meilleur de ma forme, mais je le sais, Margaret verra clair dans mon jeu. Elle n’est pas de ceux à qui on peut conter fleurette. 

— Je me sens… un peu perdue, avoué-je enfin, tandis que mes épaules s’affaissaient. Laisser le domaine d’Albert derrière moi, c’est un peu comme si on m’avait arraché les bras… Ce lieu était mon chez-moi ces dernières années. Et maintenant… Maintenant, je ne sais même pas où je vais aller ni ce que je vais faire…

Margaret attrape ma main et la presse doucement.

— Rosebury a toujours été plus qu’un simple lieu de passage pour toi. Je sais combien c’est difficile de tourner la page, Romy. Mais tu sais, parfois, quand on accepte de dire au revoir, il nous arrive des choses inattendues. Un nouveau départ exige d’abandonner un peu de son passé… parfois pour le meilleur.

Elle me lance un sourire énigmatique qui me perturbe un peu, mais je ne relève pas, me contente de hocher la tête, absorbée par mes pensées. Les souvenirs se bousculent : la première fois que j’ai rencontré Gabriel chez le notaire, notre cohabitation forcée, chaque conversation, chaque regard… Puis, il y a eu ce bal où tout aurait pu basculer, cet instant suspendu où j’ai cru que rien d’autre n’avait d’importance. J’ai mal au cœur rien qu’à penser à lui, au manoir, à ce qu’il représente et à tout ce que nous n’avons jamais dit.

— Comment s’est passé ton retour chez toi ? me demande-t-elle.

— Bien. Mieux que je ne l’aurais imaginé. Ils ont été surpris de me voir venir avec Max. 

Je ris en revoyant la tête de mon père quand mon nouveau meilleur ami s’est ébroué dans son salon. Margaret m’imite.

— Tu aurais pu l’amener, ici, tu sais. J’apprécie ce vieux chien.

— Il se repose du trajet retour, nous ne sommes rentrés que ce matin, mais merci pour votre gentillesse.

— L’auberge ne pourra pas éternellement remplacer un vrai chez toi, me fait-elle remarquer.

— J’en ai conscience, mais pour le moment, disons que c’est mon plan de secours.

— Sache que je peux t’aider si tu en as besoin.

— C’est adorable merci, mais je vais m’en sortir… je m’en sors toujours. Et puis, je peux compter sur l’incroyable générosité d’Albert, qui continue de me verser un salaire durant deux ans, ce qui va me permettre de mieux organiser la suite.

— C’est vrai qu’il a pensé à tout.

Son sourire soutient le mien. Elle parle d’un ami, elle aussi. 

— C’est le moins qu’on puisse dire…

Un peu trop, même, cette fois. J’ai laissé des plumes dans cette idée saugrenue de cohabitation avec Gabriel. Beaucoup de plumes.

Le temps file sans que je m’en rende compte, et, doucement, la nuit s’approfondit autour de nous. À un moment donné, Margaret se lève, regarde par la fenêtre.

— Que se passe-t-il ?

— Sais-tu quel jour nous sommes ?

— Oui, évidemment. Pourquoi ?

— Ne te souviens-tu pas des traditions ? Ton esprit a-t-il quitté Rosebury trop longtemps au point de te les faire oublier ?

Je ne comprends pas. 

— Je me souviens, Margaret, mais tout ça n’a plus de sens. Tout le monde en ville sait que le manoir a été vendu…

C’est ainsi dans les petites villes. Le moindre fait et geste de chacun se répand dans les discussions des autres comme une traînée de poudre. Alors quand il est question de la transaction la plus importante du coin… Le simple fait de le ressasser me blesse une fois encore. Il me faudra du temps pour accepter cette perte. 

Tu l’as choisi, me rappelle ma mémoire.

Pour protéger ce qu’il restait de moi…

Margaret ne se départit pas de son sourire chaleureux et compatissant, et pose une main légère sur mon épaule.

— Eh bien sache que le nouveau propriétaire a tenu à perpétuer la tradition du feu d’artifice dans ses jardins. Tu as dû manquer l’information puisque tu as quitté la ville durant quelques jours.

— C’est très généreux de sa part, suis-je forcée de relever, même si le cœur n’y est pas.

— Voudrais-tu m’y accompagner ?

C’est comme un réflexe, mon cœur se protège illico.

— Non, réponds-je à toute vitesse. Merci, c’est gentil de me le proposer, mais… c’est au-delà de mes forces.

Margaret saisit mes deux mains. Ses paumes chaudes réchauffent les miennes, glacées par le malaise. 

— Oh, ma tendre Romy. Je t’ai toujours connue si solaire… je peux voir à quel point tu as été blessée par toute cette histoire. Je sais que revenir dans ce parc sera un moment difficile pour toi, mais je crois aussi que ce pourrait être salvateur. Et je sais qu’Albert aurait aimé te savoir présente pour ce grand tournant.

J’étouffe un sanglot malgré moi, un rire sans joie sur mes lèvres.

— Salvateur ?

— Pour ouvrir le nouveau livre de ta vie.

Je ne sais pas. Quelque chose dans sa présence me rassure, me donne envie de la croire, mais pour la première fois de toute ma vie, la peur de la chute s’avère plus forte que l’envie de rejoindre l’autre côté du précipice. 

— Et tu ne seras pas seule. Tu peux compter sur une vieille amie…

Son timbre doucereux m’enveloppe et m’apporte le courage qu’il me manque. Sans réellement savoir pourquoi, je finis par accepter. Sans doute parce que je voue à cette femme une confiance rare.

— D’accord. Mais je ne resterai sans doute pas longtemps.

— Nous rentrerons quand tu le décideras. Je te raccompagnerai.

Une larme perce mes barrages. Je l’essuie par fierté.

— Vous êtes un ange, Margaret, non ?

Elle me sourit en retour et me tend une main pour m’aider à me relever. 

— Viens, allons-y. Juste une dernière fois.

La minute suivante, nous avons revêtu nos manteaux et je saisis son bras tandis qu’elle m’escorte vers ce haut lieu de mon cœur. 

Un poids s’installe dans ma poitrine. Ce feu d’artifice, je le connais bien ; il est l’une des traditions les plus anciennes de Rosebury, un moment où les habitants se rassemblent dans les jardins, émerveillés devant le ciel qui s’illumine. Mais l’idée d’assister à tout cela alors que tout ce décor appartient désormais à mon passé et à celui de ses anciens propriétaires… me fend le cœur. Malgré tout, je tiens bon aux côtés de Margaret, c’est peut-être une manière de dire au revoir, de fermer ce chapitre pour trouver un peu de paix.

Margaret m’entraîne vers l’immense portail que je connais par cœur, et nous remontons doucement l’allée pavée jusqu’aux jardins du manoir, où des dizaines de personnes sont déjà rassemblées, leurs regards tournés vers le ciel. Les lumières des arbres et les lanternes disposées le long des allées illuminent l’endroit d’une lueur féerique, et je me sens tout à coup comme emportée par un courant de nostalgie et de tendresse.

Le premier feu éclate dans le ciel, projetant des couleurs flamboyantes qui se reflètent dans les yeux ébahis des enfants. Des cris de joie retentissent et me contaminent. Un sourire nostalgique se dessine malgré moi, et pendant un instant, j’oublie tout, les adieux, les regrets. Les explosions de lumière emplissent l’air d’une chaleur familière, et je me perds dans les souvenirs du passé, de cet été avec Albert, de nos longues conversations… Le bouquet final fait trembler chaque part de mon âme, comme si Albert lui-même me souriait du ciel et me souhaitait bon vent. Une vague de gratitude intense et d’au revoir me submerge et ruisselle sur mes joues. Le bras de Margaret m’entoure. Je la sens elle tout aussi émue, sans doute parce qu’elle aussi, vit un adieu à cet ami cher à son cœur.

Quand les dernières étoiles s’éteignent, mon alliée se tourne vers moi avec un sourire espiègle. Elle sort de son manteau une petite enveloppe, marquée de mon prénom d’une écriture élégante et familière.

— Il y a encore quelque chose que tu dois découvrir, Romy, murmure-t-elle en me la tendant, une lueur complice dans les yeux.

Étonnée, je déchire doucement le sceau de l’enveloppe qui porte les initiales d’Albert. À l’intérieur, je découvre une feuille de papier, une photocopie… déchirée sur un bord. Les premiers mots sont ceux d’Albert. Mon cœur cogne comme une pendule survoltée.

« Gabriel, Romy, 

Ah, vous y voilà enfin. On y est, à ce moment que j’ai tant espéré – vous deux réunis, dans ce lieu que j’ai toujours chéri et dont j’ai cru, à tort, que j’étais le seul à saisir la valeur. Mais la vie nous a joué bien des tours, n’est-ce pas ?

Je sens ma gorge se serrer, mais avant que je n’aie le temps de continuer, je découvre dans l’enveloppe un petit carton couleur rubis. Je l’ouvre avec curiosité, et y découvre les indications suivantes : « La suite est détenue par un enfant au bonnet rouge et vert. »

J’interroge Margaret du regard, elle continue de me sourire, émue et espiègle à la fois.

— Qu’est-ce que… ?

— Un dernier coup de maître d’Albert ? Peut-être…

Je ne sais même pas si je dois en rire ou en pleurer, tandis que des habitants me regardent avec ce même mélange de compassion et d’amusement. 

— Vas-tu relever le défi, Romy ? me chuchote mon amie.

Je n’en ai pas la moindre idée. Pourtant, mes yeux sont obnubilés par ce courrier d’Albert qui m’effraie. Et si je pouvais enfin obtenir toutes les réponses à mes questions ce soir, ça m’aiderait sans doute à avancer pour de bon, non ? Ça en vaut la peine, même si je ne comprends strictement rien à ce que l’on manigance en coulisses.

— Hey !

Un enfant au bonnet bicolore comme décrit dans mon indice me fait une grimace un peu plus loin. J’hésite, lui souris, j’approche. Il me tend une seconde enveloppe. Je la décachette avec pudeur, consciente que beaucoup trop de regards sont rivés sur moi.

« Je sais que vous me reprocherez sans doute de vous avoir imposé cette cohabitation, et peut-être que ce testament vous a paru saugrenu, ou même cruel. Et pourtant… chaque mot, chaque condition a été pensé avec soin, bien plus que vous ne pouvez l’imaginer. Je n’ai pas excellé dans l’horlogerie de luxe par hasard, le sens du timing et les rouages minutieux font partie de moi. »

Hasard ou non, c’est à cet instant que l’église du village se met à sonner les douze coups de minuit, sous les rires des habitants qui m’observent avec amusement. Je ris malgré moi, partagée entre émotions vives et incompréhension. La nostalgie d’Albert se bouscule avec les reproches que j’aurais à lui verbaliser s’il se trouvait en face de moi. Lui seul sait que je ne mâcherai pas mes mots. 

Un carton rouge m’indique où se poursuit ma quête.

« Un épicier grincheux détient la suite de ces réponses. »

Cet indice me fait sourire et laisse un doute absurde m’envahir, mais je le chasse aussitôt. 

Graham. Je l’aperçois un peu plus loin sur le ponton en bois illuminé pour la cérémonie. Je suis le pion d’un jeu d’échecs de haut niveau, et je n’apprécie qu’à demi cette sensation de ne rien contrôler et de laisser toute la ville se réjouir de mon état anxieux. Néanmoins, la curiosité me pousse à continuer.

Graham m’offre un franc sourire et me tend une troisième enveloppe.

Je marque un arrêt en lisant. Cette partie ne m’est pas destinée, pourtant, on m’offre sa lecture… 

« Gabriel, mon fils, il y a longtemps que nos chemins se sont séparés, pour bien des raisons. Tu as choisi de te construire seul, loin de Rosebury et de moi. Peut-être avais-tu raison. Je sais que j’étais un père exigeant, trop, sans doute, et je t’ai imposé mon autorité plus que je ne t’ai tendu la main. Mais crois-moi, cette distance ne m’a jamais semblé acceptable. Et c’est en partie pour ça que j’ai voulu te donner cette chance, ce défi, pour peut-être tu puisses te réconcilier avec ce que tu as fui – et avec ce que j’ai raté par lâcheté ou surplus d’orgueil : toi, ici. Chez toi. »

Le doute précédent ressurgit, et je mets plus de temps à le faire fuir cette fois.

C’est impossible.

Pourtant, qui d’autre aurait eu accès à ce courrier que je devine étant celui laissé par le notaire ? Qui d’autre que lui ?

Le carton joint m’annonce que la suite est détenue par le meilleur ami des chevaux.

Mon cœur tambourine et cette fois je me hâte, ne serait-ce que pour m’assurer que lady Storm et ses comparses vont bien. La petite fille en moi survole tout le reste, avec juste en tête de retrouver ses amis. J’ai si souvent eu peur pour leur avenir. Le nouvel acquéreur les a-t-il donc bien gardés à ses côtés ?

J’atteins les écuries, et découvre la jument dans son box, en compagnie de William.

— Je voulais m’assurer que les feux ne les effraient pas trop, me glisse-t-il en me tendant une enveloppe.

J’ai envie d’en pleurer. J’enlace la jument, prends le temps de poser une main sur le chanfrein de chacun des chevaux, soulagée de les savoir sains et saufs. 

« Quant à toi, Romy, tu as été pour moi comme une seconde famille, la famille de cœur qui m’a souvent manqué. Tu as offert à ce manoir une âme et une tendresse qu’il n’a pas connues depuis bien longtemps.. »

Mes émotions dansent le tango. À quoi joue-t-on ici ? Je suis perdue. William se contente de me regarder avec bienveillance et hausse les épaules.

— Ne t’arrête pas en si bon chemin, me glisse-t-il, amical.

Le carton joint m’indique de poursuivre vers « le patron de bar un peu voyeur ».

Je m’esclaffe, les larmes chargées d’autant de surprise que d’amusement.

C’est impossible. 

Et pourtant…

Nigel m’attend un peu plus loin sur le sentier de promenade qui contourne l’étang, une enveloppe entre les mains. Je lui adresse un sourire ému. 

« Tu as partagé avec moi des instants de bonheur qui m’ont maintenu en vie quand mon existence, en partie par ma faute, devenait trop solitaire. Et c’est pourquoi, malgré les apparences, je savais qu’entre toi et Gabriel, il pourrait se créer une véritable connexion, qui va bien au-delà des conditions d’un testament. » 

Moi aussi, je t’aime, Albert, comme un père.

Mais pourquoi me dire tout ça maintenant, Albert ?

Gabriel ? Je perds la tête. La suite semble se trouver près du plus beau rosier du jardin.

La tension grimpe. Ce lieu n’a donc pas non plus été dénaturé par l’acheteur ?

Je presse le pas et rejoins avec beaucoup d’appréhension la dernière demeure d’Eleonore et d’Albert. Des bougies et des fleurs y sont entreposées. Et dans le rosier juxtaposé, une nouvelle enveloppe m’attend.

« Pourquoi vous faire cohabiter, me demanderez-vous ? Parce que je voulais que vous trouviez ensemble ce que chacun d’entre vous m’a apporté individuellement. Romy, ta patience et ta générosité, et Gabriel, ta ténacité et ton courage. Peut-être que ces semaines passées côte à côte auront été éprouvantes, peut-être même désagréables, mais, parfois, il faut du chaos pour voir naître ce qui a vraiment du sens. Au fond, ce n’est pas pour le manoir que j’ai fait tout ça – il n’est qu’un prétexte, un ancrage pour les souvenirs et les rêves qui y ont pris vie. »

Je l’ai toujours su, Albert était un homme de cœur. J’espère que Gabriel aussi a fini par le comprendre et par lui pardonner. Mais toute cette chasse au trésor n’est-elle finalement pas la preuve que c’est le cas. Est-ce lui qui s’amuse ainsi à tirer les ficelles ? Pour quelle raison ? Je peine à le croire. Mais qui d’autre le pourrait ?

Personne.

Malgré l’appréhension, la curiosité s’amplifie encore. Je suis les nouvelles consignes du carton. Le roi écossais des barbes à papa. 

Nouvel éclat de rire. Cette soirée est une pure folie. Fraser se marre lui aussi un peu plus loin, au bout de l’étang, tandis que des lanternes flottent sur l’eau. Je le rejoins et il me tend une de ses spécialités.

— Pour te donner du courage.

Voilà qui m’inquiète. Il décèle mon incertitude et me donne une tape dans l’épaule pour m’indiquer qu’il plaisante. Son enveloppe poursuit les aveux d’Albert.

« C’était pour vous, pour ce que vous pouvez être l’un pour l’autre, et pour ce que Rosebury peut vous apporter. Je ne vous demande pas de rester, ni même de garder ce manoir, mais seulement d’ouvrir vos cœurs à ce qui peut advenir. Le reste vous appartient. »

Le reste nous appartient.

En réalité, ce n’était plus de mon ressort puisque Gabriel avait pris la décision et que j’étais devenue impuissante face à celle-ci. Alors à quoi tout ceci rime ?

L’indice du carton fait grimper l’angoisse en moi. Il est manuscrit, cette fois.

« Rejoins-moi au kiosque… je t’en prie. »

Le cœur battant, je brave les regards divertis de la foule qui nous observe à distance, je suis le chemin lumineux des lampions et traverse les jardins en direction du kiosque qui surplombe l’étang. La lumière à l’intérieur de celui-ci perce à travers les branches, d’un vieux saule, comme une promesse, une invitation.

Et là, sous les guirlandes qui scintillent dans la nuit, je le vois. 

Gabriel.

Mon cœur s’arrête. Ses yeux me fixent sans détour. Je n’ai plus d’issue de secours. Je n’en voudrais pas, de toute façon. Mes pas me portent jusqu’à ce petit coin de paradis, malgré la peur qui me tord le ventre. Dans un superbe costume, il tient une lettre entre ses mains. 

Je reconnais l’original qui a été photocopié et éparpillé au gré des indices. Il semble hésitant, ému. Je ne l’ai jamais vu ainsi. Il attrape ma main et se met à lire.

— En espérant que, malgré tout, vous saurez trouver en ces lieux et dans votre rencontre ce que je n’ai jamais su vous donner. Avec toute l’affection d’un père qui n’a pas souvent réussi à être à la hauteur, mais dont le cœur reste comblé par le simple fait de vous savoir réunis. Le temps n’est qu’une illusion, les liens se créent pour la vie, et bien après. Albert.

Gabriel s’arrête, déglutit, les yeux rendus humides par sa lecture.

Je partage son émotion, j’ai envie de le serrer dans mes bras, mais je me retiens, bien trop prise au dépourvu et perdue dans les méandres de ces retrouvailles bouleversantes. J’ai l’impression d’être la pièce d’un jeu dont je ne comprends pas les règles. 

— On dirait bien que mon père a perçu quelque chose bien avant nous, bien avant qu’on ne se rencontre… chuchote-t-il presque pour lui-même.

Quand il relève ses yeux bruns vers les miens, les émotions qui les traversent terminent leur chemin dans les tréfonds de mon âme. J’ai tant de choses à lui dire, seulement, les mots restent difficiles à prononcer. Gabriel brise le silence, d’une voix à peine audible.

— Romy, j’ai… tout compris trop tard. 

Je m’apprête à l’interrompre, mais il poursuit en serrant mes doigts plus fort.

— J’ai réalisé trop tard combien ce manoir et cette ville signifiaient pour moi. Et plus encore, combien toi, tu signifiais pour moi. 

J’en ai le souffle coupé. Sa main tremble un peu et par réflexe, mon pouce la caresse. 

— Tu devais lire sa lettre. Je ne pouvais pas me résoudre à te laisser partir sans l’avoir lue. Tu avais droit à ces réponses, autant que moi.

— Tout ça…, dis-je, éberluée, mon regard qui parcourt les décorations lumineuses incroyables de poésie qui nous entourent… 

— Je ne savais pas comment m’y prendre pour que tu m’écoutes… Tu n’as pas répondu à mes appels, et je le comprends. Tu étais introuvable…

— Tu n’avais pas mon numéro, réponds-je, amusée, même si cela me touche.

— Disons que j’ai demandé à une amie commune de me prêter mainforte. Y compris pour ce soir.

Son regard dérive vers la tendre Margaret, qui, comme la moitié de la ville, nous observe à distance avec un sourire radieux. J’ai été piégée. Pourtant, la cible que je suis ne peut leur en vouloir, parce que mon cœur bat bien trop fort pour eux.

— Le manoir…

— Je n’ai pas pu me résigner à le vendre. Tout me ramène ici. Et tout me ramène à toi. 

Je déglutis, troublée par la franchise de ses aveux. J’ai besoin d’air, besoin de certitudes…

— Tu as vendu ta société ?

Il se contente de me sourire, plongé tellement loin dans mon esprit que je ne parviens plus à ériger de barrières pour camoufler ce que j’éprouve.

— As-tu la moindre idée du vide que tu laisses dans ton sillage quand tu pars, Romy Whitmore ?

J’éclate de rire malgré moi, il m’accompagne, et je subis de plein fouet la cacophonie de mes sentiments. Des larmes ruissellent de nouveau, je les essuie, mais Gabriel s’avance et prend le relais en douceur avec son pouce.

— Cette fois je ne veux plus respecter tes différentes requêtes. Je n’ai plus le courage de rester à distance de toi.

Je reste immobile, les yeux perdus dans les siens, comme hypnotisée par cette déclaration que j’ai secrètement espérée durant des jours… et malgré son retard, elle semble tomber au moment le plus parfait.

— J’ai dû faire le choix le plus difficile de toute mon existence… Devine qui a su me faire voir les choses autrement ?

J’ose à peine sourire, trop heureuse de le retrouver mais tout aussi effrayée à l’idée de le perdre encore.

— C’est ici mon chez-moi. Et c’est aussi chez toi, Romy. Aussi longtemps que tu le voudras.

Il tire alors de sa poche un vieux trousseau de clés et me le tend, le geste hésitant, presque tremblant.

— Cette fois, c’est un modèle plus grand, plaisante-t-il, en référence à son cadeau d’adieu. 

J’éclate en sanglots, je ris, je pleure, je souris, je ne sais plus, lui non plus. Dans cet instant suspendu, je comprends qu’il a fait ce que je n’osais même pas espérer : il a abandonné son ancienne vie, pour moi, pour nous, pour lui aussi. Je prends les clés dans ma main, sentant leur poids contre ma peau, comme si ce simple objet contenait tous les espoirs, toutes les promesses que nous n’avions jamais osé formuler.

Je n’y tiens plus et je fonds sur lui, mes bras autour de son cou, et j’enfouis ma tête au creux de son cou. Il me serre si fort qu’il m’en coupe presque le souffle. Son parfum m’enivre, me ramène à ce « nous » laissé en pause, qui se réveille comme par magie, à l’aube de cette nouvelle année et de cette nouvelle ère. On nous applaudit si fort que je me souviens que nous ne sommes pas seuls. Un soupçon de gêne me parcourt, mais face au doux visage de Gabriel, je ne me sens plus seule.

— Je crois qu’on nous observe, me glisse Gabriel, sans pour autant détourner son regard de moi.

— Eh bien divertissons-les, Monsieur le duc.

Il comprend sans doute la référence à notre soirée fléchettes et jouer le jeu avec enthousiasme. Ses bras m’entourent avec un mélange prometteur de douceur et de poigne, nos corps se rapprochent et nos lèvres se rencontrent. 

L’acclamation qui suit nous fait sourire bouche contre bouche, mais je refuse de laisser les autres me voler une seconde de plus à ses côtés. Alors j’encercle un peu plus son cou et poursuis notre étreinte avec toute la passion refoulée jusqu’à présent. Son corps et le mien scellent leurs retrouvailles avec une fougue tout juste contenue, n’en déplaise aux voyeurs. C’est à regret que nous nous écartons finalement, mais mon duc ne lâche pas mes doigts pour autant.

Les étoiles se reflètent dans l’étang, les lanternes éclairent la scène d’une lumière douce et dorée. Ce moment nous appartient tout entier. Il est la réponse à tout ce que j’ai cherché même sans le savoir. Gabriel, contre moi, murmure enfin, comme un aveu, comme une promesse :

— Bienvenue chez nous, Romy.

Je pose mon front contre le sien, tandis que nos spectateurs se réjouissent de ce bonheur plein de promesses.

Alors que nous rejoignons le reste des habitants, main dans la main, je ne peux m’empêcher de le questionner.

— Qu’aurais-tu fait si je n’étais pas venue… ? Ou si j’avais abandonné la chasse au trésor ?

— J’aurais fini seul et gelé ?

Sa franchise me touche. Je resserre ma prise sur ses doigts.

— Tout le monde en ville savait que tu avais gardé le manoir ?

— Non, juste Margaret.

Nous la rejoignons.

— L’avenir vous appartient, nous glisse-t-elle avec un clin d’œil complice.

Alors que les habitants de Rosebury remercient Gabriel d’avoir gardé le manoir, je m’impatiente et ne peux m’empêcher de glisser quelques mots discretsà mon ex-nouveau colocataire.

— Je ne suis pas certaine de me souvenir des lieux… une petite visite ne serait pas de refus, Monsieur le duc.

Une étincelle s’illumine dans son regard soudain plus taquin.

— Mais bien entendu, Madame de Rosebury, plaisante-t-il. Commençons par…

— Allons directement à l’étage, chuchoté-je près de son oreille.

Nos doigts entrelacés continuent leur danse tandis qu’un vent fougueux abat ses bourrasques sur nous. Le reste des festivités se passera de notre présence. 

Nous sommes devenus la maison l’un de l’autre, ce point d’ancrage auquel tout nous ramène. 

Il suffit parfois qu’une personne déterminée ajoute un peu de folie à votre quotidien pour que toute votre vie bascule… Merci, Albert.

Et sous ce ciel étoilé, au milieu de ces sourires en cascade, Rosebury retrouve sa magie d’antan tandis que deux âmes sœurs s’apprêtent à écrire ensemble la première page de leur nouvelle histoire.


CHAPITRE 33 – Gabriel

Quelques heures plus tôt

La brume autour de moi se dissipe peu à peu, et pour la première fois depuis longtemps, je sens la paix s’installer. Je ferme les yeux, et laisse la fraîcheur du matin m’envahir. Là, devant moi, se tient la tombe d’Albert Lancaster. 

Mon père.

Je laisse échapper un souffle, et les mots viennent, un à un, pour la toute première fois, je parviens à les formuler devant lui, ou tout du moins, devant ce marbre humide.

— Papa, j’en ai assez… de nous. 

Je me sens stupide de m’adresser à une pierre, pourtant, c’est le seul moyen dont je dispose pour vider ce trop-plein et je ne peux nier qu’une part de moi espère malgré tout que de là où il est, il m’entend.

— Je passerai sans doute le reste de ma vie à regretter de ne pas être venu te parler à temps…

Et aujourd’hui, je ne veux plus de toute cette colère. J’ai lu tes lettres… celles que tu ne m’as pas envoyées, et celle que tu nous as écrite, à Romy et moi… au passage, quelle folie…. Si tu n’étais pas mort, tu devrais songer à consulter.

Je souris malgré moi…

— Ces lettres, elles ne réparent rien, mais… elles m’ont fait du bien. 

Je marque une pause, conscient que ce qui va suivre n’est pas simple à prononcer, même si je le dois. Pour moi, pour lui, pour la suite.

— Je suis venu te dire que… que je te pardonne. 

Ma voix se perd dans la quiétude du cimetière, et quelque chose en moi se libère. 

— Je te pardonne pour tout ce qu’on ne s’est jamais dit, pour les silences, pour toutes nos incompréhensions mutuelles. Bon sang, qu’on a pu être cons…

Je ris malgré moi, et je l’imagine sans mal rire aussi, même si je n’ai pas entendu son timbre depuis des années…. Certaines choses ne s’oublient jamais.

— Je crois que tu as fait de ton mieux, avec ce que tu avais. 

Je ferme les yeux, laisse ces mots résonner en moi. Ce n’est plus de la colère, c’est une douceur étrange qui me traverse, une sorte de paix. Je formule seul ces réponses que j’ai attendues si longtemps.

— Oui… je te pardonne. Parce qu’au fond, j’aurais aimé que ça se passe autrement, mais peut-être qu’il fallait que ce soit comme ça. Peut-être qu’il fallait que j’apprenne à devenir celui que je suis, pour avancer sans avoir besoin de prouver quoi que ce soit.

Je pose une main sur la pierre froide, comme pour sceller ces mots que j’aurais aimé lui dire avant.

— Tu sais, je t’en veux plus, pas du tout. En fait, je suis même… je suis reconnaissant. De t’avoir eu comme père. Malgré tout.

Je relève la tête, un peu surpris par cette tendresse qui grandit en moi.

— J’espère que, quelque part, tu m’entends. Que tu es fier. Parce que moi, aujourd’hui… j’ai fini de t’en vouloir. 

Une larme franchit mes paupières, je l’essuie, par orgueil, et pose une main sur la tombe de ma mère. 

— Soyez heureux, là où vous êtes. Je vais essayer d’en faire de même.

Je reste là un instant, le cœur plus léger, comme si je quittais ce cimetière avec quelque chose de nouveau. Peut-être, enfin, la liberté d’être moi-même. La suite, c’est à moi de l’écrire, et je souhaite de tout cœur partager ce récit avec celle qui a susurré à mon cœur la vraie recette du bonheur.

Et voilà ! Tu as découvert la version brute de Christmas héritage et plus si affinités en avant première !

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