CHAPITRE 1 – Romy
La plupart des gens vivent entourés de nombreuses personnes et se sentent seuls.
Moi, c’est tout l’inverse. La solitude fait partie de mon quotidien, et pourtant, je ne manque jamais d’amour.
Enfin, ce n’est pas tout à fait vrai. Certes, ma vie sociale n’est pas animée, mais j’aime trop le calme pour chercher à l’enrichir davantage. Les quelques personnes qui composent mon entourage direct me suffisent largement.
Cela peut sembler étrange quand on prend le temps de les lister.
Pour commencer, il y a Albert, qui n’est autre que… mon patron. Ensuite, il y a Margaret, notre chère voisine, aussi atypique que fascinante, puis Tom, le facteur, ou encore Graham, l’épicier de la ville.
Et bien sûr, n’oublions pas Max.
Lui, c’est sans doute l’amour de ma vie.
Un retriever de sept ans, doux comme un agneau, toujours prêt pour une promenade au grand air en ma compagnie. Il est surtout le fidèle compagnon d’Albert depuis des années, qu’il ne quitte jamais. Je ne jalouse pas leur lien. Voir un homme et un animal aussi proches me réjouit. Max aussi se nourrit de cette relation. Il me l’a confié…
— Romy ! Je ne vois pas le Rosebury Times sur mon plateau…
Je sors de mes pensées en entendant mon patron m’appeler. Mes idées en arborescence m’entraînent souvent loin, très loin de ma mission de départ. Par chance, Albert ne m’en tient pas rigueur. Je crois même que cela l’amuse, la plupart du temps.
Je souris et tends le journal du matin à Max, qui le coince dans sa gueule.
— File apporter ça au big boss avant qu’il ne s’impatiente !
Plus futé qu’un renard, le retriever s’exécute en remuant la queue, parfaitement rodé à ce genre de petits tours.
Je le suis quelques minutes plus tard avec les muffins tout juste sortis du four pour compléter le brunch dominical.
En arrivant dans la salle à manger, je découvre Albert, le nez plongé dans le quotidien. Le parfum de mes pâtisseries l’extirpe de ses réflexions matinales.
— Mes préférés, reconnaît-il à l’odeur.
Albert affiche une mine réjouie, malgré la fatigue qui marque ses traits. Hier soir se tenait la soirée de ses soixante-dix ans, un véritable événement mondain avec des invités de renom. J’ai dû composer avec la présence d’une cinquantaine d’invités issus de la haute société anglaise et de personnalités publiques. La baronne de Ashbourne n’a eu de cesse de vanter ses dernières acquisitions immobilières, fidèle à son arrogance légendaire. Le comte de Ravenswood, lui, a passé une bonne partie de la soirée à tenter de convaincre une influenceuse qui cartonne sur les réseaux sociaux que la chasse est nécessaire à l’équilibre de la nature. Je me suis gardée de lui donner mon opinion sur le sujet, il n’aurait sans doute pas apprécié que l’employée de maison aille contre son idéologie.
Par chance, j’ai pu me nourrir de l’excentricité assumée du marquis de Westlake. L’un des rares aristocrates proches d’Albert que j’apprécie. Il détonne clairement dans le décor. Si ses manières sont bien celles de son rang, en revanche, son franc-parler, sa modernité et son sens de l’autodérision m’ont séduit dès notre rencontre. Sans compter qu’il est aussi l’un des seuls dignitaires à m’accorder la même attention qu’à n’importe qui, titre ou non. C’est appréciable.
Cela dit, ces soirées restent ce qu’elles sont : des réunions de personnes privilégiées qui parlent de leurs privilèges et donnent leur avis sur le reste du monde. Si au début, cela me donnait l’impression d’être un microbe dans la fourrure d’un chien de race, je m’y suis habituée au fil des années. Je me contente d’observer les courtoisies de rigueur et de donner le meilleur de moi-même en coulisses. Je n’envie pas leur mode de vie. Je l’observe de loin, et j’y puise encore davantage d’amour pour le mien, tellement plus aligné à celle que je suis et à ce que je désire pour mon quotidien.
Après sept printemps de bons et loyaux services, je connais Albert par cœur. Il est devenu mon patron, mais notre lien dépasse désormais ce simple stade. J’avais besoin d’un emploi, il m’en a offert un qui dépasse toutes mes attentes de l’époque. Pourtant, jamais je n’aurais pensé me plaire dans un poste qui consiste à se charger de la maison d’un aristocrate et d’être aux petits soins pour lui. Mais Albert n’a rien du cliché ambulant que je me figurais. Je pensais qu’avec le temps, il deviendrait plus modéré dans ses excès festifs, mais je me suis trompée. La sagesse ne l’effleure que lorsqu’il a besoin d’un peu de répit pour se remettre de ses sauteries. Et puis une autre occasion frappe à sa porte pour lui éviter de flirter avec l’ennui.
Mon patron hume ce que je lui ai concocté, la mine réjouie, malgré la fatigue qui marque ses traits.
— Myrtilles, confirmé-je avec le sourire.
Je lui ressers du thé et repars en cuisine finir le ménage.
— Au fait, Romy, me retient-il.
— Oui ?
— Ne m’attends pas, ce soir. Il semblerait que la vicomtesse d’Amberleigh apprécie beaucoup mon humour.
Son air espiègle m’arrache un sourire. Albert Lancaster est insatiable quand il s’agit de séduire la gent féminine. Même si, je le sais, une seule personne l’accompagne au quotidien, bien logée dans son cœur. Sa défunte épouse Eleanor. Il s’amuse, plus qu’il ne crée de véritables relations. Qui peut le juger pour cela ? Certainement pas moi.
— Nous avons « rencard », souligne-t-il, amusé, en s’efforçant d’employer un terme trop peu soutenu pour son langage habituel. Tes conseils avisés ont fait mouche.
Je ris avec lui, attendrie par sa bouille de garnement. C’est assez fou de constater à quel point nous avons tous cet enfant qui sommeille en nous, peu importe notre âge. Albert ne laisse le sien refaire surface qu’en de rares occasions, et j’ai la chance de figurer sur la courte liste de personnes à qui il autorise cet aperçu.
— C’est noté, de toute façon, je pensais réviser.
Il approuve et quelque chose dans son regard m’apporte l’approbation que je cherche malgré moi dans les yeux de quelqu’un. C’est une forme de fierté qui se dégage des siens. Et ça, c’est beaucoup pour moi.
— Que penses-tu de ma redingote verte pour l’occasion ?
Qu’il me demande mon avis pour séduire sa nouvelle amie ne me surprend guère. Derrière son apparente confiance, celle que son rang lui impose, Albert reste un homme simple et en proie aux doutes. Il aime séduire et j’aime le voir heureux.
— Ce sera parfait, confirmé-je.
Je lui souris en retour, puis je retourne à mes occupations.
Je reviens dans la cuisine pour finir de ranger, et laisse Albert savourer son brunch dans la salle à manger. Max reste avec son maître, ses yeux pétillants d’espoir qu’un muffin tombe par accident. Je riote en voyant ses efforts pour paraître sage.
Je me fais couler un café pour me donner du courage avant d’entamer le ménage.
Quelques instants plus tard, un bruit sourd résonne dans la maison. Je m’arrête, mon cœur s’accélère sans raison apparente.
Ce n’est rien.
Probablement le vent qui s’est engouffré dans la cheminée, comme cela arrive parfois.
Puis, Max se met à aboyer, insistant. Je sais qu’Albert s’impatiente vite quand il a peu dormi, aussi, je décide de rappeler le golden retriever à mes côtés.
— Max, viens me voir, j’ai quelque chose pour toi.
Pourtant, ses aboiements ne cessent pas.
— Max, qu’est-ce qu’il y a ? demandé-je, un peu plus nerveuse.
Quelque chose ne tourne pas rond. Une vague de panique me traverse quand je décèle dans ses aboiements et dans l’énergie qu’il me renvoie quelque chose de bien plus proche de la peur que du jeu L’inquiétude monte lorsque le chien continue de donner de la voix. Une mauvaise intuition me pousse à aller voir. Je laisse tomber ce que j’ai en main et me précipite vers la salle à manger.
En arrivant, je le vois. Albert est affalé sur sa chaise, le journal glissé sur ses genoux. Ses traits sont figés, son visage légèrement pâle, mais c’est surtout son immobilité qui me glace.
— Albert ?! Albert !
Je m’approche à toute allure. Il ne réagit pas. Mon cœur se serre.
Je me penche pour vérifier s’il respire encore, et je prie pour entendre quelque chose, mais son souffle est faible, presque imperceptible. Ses lèvres sont rosées, mais son visage a perdu toute vitalité.
— Albert ! crié-je, l’affolement de plus en plus prégnant.
Le téléphone. Je dois appeler une ambulance.
Je m’élance vers la cuisine, mes mains tremblantes sur le combiné que je sors de mon sac à main. Je compose le numéro des urgences tout en posant un doigt sur son cou, en quête d’un pouls, d’une respiration. Rien.
Mon souffle se coupe.
— Services d’urgence. Quelle est la raison de votre appel ?
Le temps semble s’arrêter autour de moi tandis que l’irréalité de la scène me frappe de plein fouet.
Albert.
CHAPITRE 2 – Romy
Un infarctus.
C’est si banal, si… décevant. Pourtant, je me répète ces mots comme une litanie. Mais ça ne change rien. Rien ne le ramènera. Je devrais faire face, être logique, comprendre que c’était inévitable. Mais au fond, je refuse de l’accepter. Pas maintenant. Pas comme ça.
Selon le médecin qui a tenté de le ranimer, un infarctus correspond à « l’obstruction d’une artère ». Je me répète machinalement ses mots, zombifiée. Ils me semblent vides de sens, comme des nuages un peu trop sombres qu’un vent plus doux saura éloigner très bientôt. Je me surprends à en rêver. De ce soleil, de ce réveil.
Mais je ne suis pas endormie, lui si.
Il en aurait ri. C’est si… décevant pour l’homme incroyable qu’il était.
Je n’en reviens toujours pas.
Albert nous a quittés depuis trois jours. Lorsque les secours sont arrivés, c’était déjà trop tard. Je crois que ça l’était déjà quand je l’ai découvert. J’ai pourtant suivi les consignes reçues au téléphone en attendant que des professionnels débarquent pour prendre le relais. Mais il n’est jamais revenu. Même les aboiements plaintifs de Max n’y ont rien changé.
Albert Lancaster a rendu l’arme à gauche et je n’ai rien pu faire pour l’éviter.
L’odeur des fleurs encore présentes après les obsèques me donne la nausée. Je n’avais jamais remarqué combien ce parfum pouvait être écœurant. Les couleurs sont trop vives, le monde continue de tourner alors que tout s’est arrêté pour moi. Même Max, à mes pieds, semble plus bruyant que d’habitude, et son souffle me rappelle douloureusement celui qu’Albert a perdu.
Je ne m’y attendais pas le moins du monde, ça a été, et c’est toujours, un choc dont je ne parviens pas à m’extirper. Les images repassent en boucle dans ma tête anesthésiée par mes fonctions de survie, et à chaque fois, je tente de trouver une solution, une explication, une raison… mais rien.
Mon corps ne suit plus. Chaque mouvement me semble irréel, comme si je n’étais plus tout à fait là. Mes mains tremblent chaque fois que je touche quelque chose, comme si tout autour de moi était sur le point de disparaître. Pourtant, je suis encore là. Lui non
Il se permettrait sans doute une petite plaisanterie. Bien qu’il serait agacé par la banalité déconcertante de son décès, il s’en amuserait en détournant la scène de son contexte pour me faire sourire.
Mais je n’en ai pas envie. Je me sens totalement perdue. Non seulement, je viens de perdre un ami, un des rares humains en qui j’ai confiance et avec qui j’ai réussi à créer du lien, mais je viens aussi de perdre mon patron, mon job, et bientôt, mon logement…
Mon cœur est en PLS. Max ne me quitte plus, gémit très souvent. Son maître lui manque. Les obsèques ont eu lieu hier. Fidèle à lui-même, Albert avait déjà tout préparé. Une tombe lui était réservée dans l’immense parc du manoir, près de celle de son épouse. Elle l’attend depuis plus de trente ans… Ils sont enfin réunis.
Je ne sais même pas ce qu’il va se passer ensuite. J’ai du mal à fermer les yeux la nuit, partagée entre nos souvenirs heureux, et ceux de sa mort, mais aussi par l’anxiété de l’inconnu qui va suivre. Je n’ai pas de logement autre que ce manoir, je vais devoir trouver un autre job, et en attendant, je n’aurai pas les moyens de payer un loyer dans les parages… sans compter que m’éloigner signifierait abandonner cette formation à laquelle je tiens tant et que ma paye me permettait jusqu’alors de financer…
J’ai l’impression que mon monde entier s’écroule. Ma famille vit à trois heures de route, et ce n’est pas un hasard. J’ai mis de la distance entre eux et moi, parce que nous appartenons à des mondes bien trop différents. Parfois, les gens s’aiment mieux quand ils sont loin les uns des autres et qu’ils ne se voient qu’à petite dose. Je ne crois pas qu’il y ait de règle en amour. Les liens qui m’unissent à mes parents et à mon frère n’ont rien d’enviable. On se considère tout juste, on ne s’est jamais tout à fait compris. Je suis l’ovni de la famille. Celle qui préfère les animaux aux humains, celle qui les comprend sans avoir besoin de parler, celle à qui ils confient leurs émotions sans qu’elle sache vraiment comment, mais aussi celle qui a tant de difficulté à créer des relations sociales, à se conformer à la normalité, à agir comme tout le monde… Je n’ai plus d’énergie à consacrer dans une quête d’acceptation. Pour le coup, je n’ai plus d’énergie du tout.
J’ai allumé la cheminée, et je me suis blottie sous un plaid en laine, Max contre moi. Il chouine, j’enfouis ma tête dans son pelage. On se contente tous les deux d’observer danser les flammes dans un silence qui accueille notre deuil et nos incertitudes.
— Je ne t’abandonnerai pas, lui murmuré-je, la gorge nouée, comme pour répondre à ce que je ressens.
On toque à la porte et mon cœur menace d’imploser. Morphée était venu me chercher, mais les aboiements méfiants de Max m’inquiètent. Je replace le châle sur mes épaules et j’approche de la porte, le palpitant battant. J’ouvre, la bouche sèche. Un homme en costume sombre se tient juste derrière. L’air rigide qui émane de lui ne m’aide pas à me sentir en sécurité.
— Miss Whitmore ?
— Oui… ?
Alors ça y est. Ils vont me demander de faire mes valises et de partir affronter la vie loin d’ici, loin de tout ce que j’ai, de tout ce que j’aime.
Une boule de tension grossit dans ma poitrine. L’heure fatidique a sonné, je vais devoir m’en aller. Mon visiteur met fin à mon surplus de pensées en se présentant.
— Bonjour, Henry Clarke, clerc de Maître Edward Hargrave, en charge de l’exécution du testament de Monsieur Albert Lancaster. Nous espérions vous trouver ici, car nous n’avons pas pu vous joindre.
Je reste hébétée quelques micro-secondes. J’ai éteint mon téléphone le jour de l’enterrement, ne supportant plus d’être dérangée par de stupides notifications durant ce moment de recueillement. Je ne l’ai pas rallumé depuis, totalement happée par le vide.
— Vous… me cherchiez ?
— En effet, Maître Edward Hargrave vous demande de vous présenter à son office pour la lecture du testament ce jeudi après-midi.
Interdite, je cherche mes mots.
— Mais… pourquoi moi ? Je veux dire, je n’étais que son employée.
Le clerc se redresse légèrement, comme s’il était habitué à ce genre de réaction.
— Je ne suis pas en mesure de vous donner plus de détails, mademoiselle. Mais Maître Hargrave a insisté pour que vous soyez présente. Il est essentiel que vous assistiez à cette lecture.
Je fronce les sourcils, incrédule. Pourquoi serais-je concernée par les affaires personnelles d’Albert ?
— Il doit y avoir une erreur, soufflé-je.
L’homme me lance un regard professionnel, mais empreint d’une légère compassion, comme s’il avait déjà entendu ces mots auparavant.
— Je crains que non, mademoiselle. En assistant à la lecture, vous y verrez sans doute beaucoup plus clair. Je vous laisse la convocation. Toutes les informations y sont consignées.
Il me tend une enveloppe scellée que je saisis avec maladresse. L’homme me décoche un sourire très formel avant de me souhaiter une agréable soirée. Puis il disparaît.
Son absence laisse place à un soleil aveuglant. Je referme la porte, guère d’humeur à savourer la beauté de la vie qui continue au-dehors. Max s’assoit, m’observe.
— Qu’est-ce que c’est encore que cette histoire ? pensé-je tout haut en ouvrant l’enveloppe.
Les seules informations complémentaires que m’apporte la lecture de ce courrier, c’est l’adresse de l’office et l’heure précise du rendez-vous.
— Nous voilà bien avancés, dis-je au chien, qui me scrute encore.
Il chouine, comme pour me répondre.
Je laisse l’enveloppe retomber sur la table basse et m’affale sur notre sofa préféré, à Max et moi. Le retriever me rejoint et pose sa tête sur mon bras, ses grands yeux inquiets. Une tension sourde s’installe dans ma poitrine, comme si quelque chose d’énorme se préparait, quelque chose que je ne contrôle pas.
— Pourquoi est-ce que je devrais assister à ça ? Qu’est-ce qu’Albert a bien pu nous cacher ?
Le chien penche la tête, comme s’il attendait la réponse autant que moi.
Le silence du manoir me paraît soudainement pesant. Un frisson me parcourt l’échine. Je n’ai plus qu’une seule certitude : Albert Lancaster n’avait pas livré tous ses secrets, et ce testament en cache un que je ne me sens pas prête à découvrir.
CHAPITRE 3 – Gabriel
Sofia me fixe avec des yeux humides.
Je déteste être celui qui doit annoncer les mauvaises nouvelles, mais les chiffres parlent d’eux-mêmes. Nous devons nous séparer de dix de nos employés si nous voulons que la barque ne sombre pas pour de bon. En temps normal, ce n’est pas mon rôle d’annoncer ce genre de choses. Seulement, Evie, ma secrétaire, est en arrêt maladie depuis une semaine, et nous n’avons toujours pas trouvé de remplaçante digne de ce nom.
— Ce n’est pas de gaieté de cœur que je vous annonce cette décision, dis-je, sincère mais mal à l’aise face aux émotions qui menacent de déborder chez la jeune femme.
J’ai beau y mettre tout le tact dont je suis capable, aucune précaution ne peut désamorcer cette bombe. Elle savait que cette réunion n’augurait rien de bon. Son poste fait partie des suppressions nécessaires à la survie de l’entreprise. Je lui tends la lettre officielle, un simple morceau de papier qui change tout.
— Je vous souhaite bonne chance pour la suite. Je suis persuadé qu’avec vos compétences, vous…
Elle m’arrache le courrier des mains et se relève d’un bond.
— Ne vous embêtez pas à enjoliver les choses, monsieur. Ce n’est plus utile. Sur ce, elle explose en pleurs et quitte mon bureau en trombe.
Je reste comme un crétin, désabusé par la tournure que prennent les événements. Je hais ce rôle d’annonciateur. C’est tellement plus confortable de pouvoir prendre les décisions difficiles et de déléguer le reste. Je n’irais pas jusqu’à dire que cela m’empêche de dormir, mais chaque employé qui part, c’est un signe de plus de l’instabilité financière qui régit mon entreprise. Et ça… j’ai du mal à le supporter.
J’ai tout construit de zéro. Tout ce que j’ai bâti, c’est à moi que je le dois.
Avec le climat économique que de nombreuses régions du globe traversent, la crise économique, l’inflation, et à la hausse des taux d’intérêt, le secteur de l’immobilier s’effondre. Les prix ont tendance à stagner ou à baisser dans certaines zones, surtout dans le secteur du luxe. Les acheteurs deviennent plus frileux à l’idée d’investir dans de grandes propriétés à cause de la volatilité économique. Ma poule aux œufs d’or est malade et tend à alchimiser son métal en doutes…
Dire que mon sommeil me quitte la nuit est un euphémisme. Je passe des heures à plancher sur le sujet en quête d’une solution que mon cerveau refuse de me donner.
Hors de question d’abandonner. Alors je prends mes responsabilités et j’écope l’eau qui s’infiltre dans notre ancien navire de guerre devenu radeau de fortune. Je nous déleste de tout ce qui pèse trop lourd dans les comptes, me résigne à doubler la dose de travail de mes collaborateurs parce que l’on doit se dispenser de certains de leurs collègues. C’est aussi mon rôle, en tant que CEO. Faire les choix qui s’imposent. Je me laisse tomber dans mon siège en cuir et sors mon téléphone de ma poche. Je l’ai senti vibrer une bonne dizaine de fois depuis ce matin, mais je n’ai pas le temps pour d’éventuels démarchages téléphoniques inutiles et autres arnaques. Je ne sais même pas comment certaines boîtes douteuses ont eu accès à mon numéro. Pourtant, quand je consulte le journal des appels, c’est le même numéro qui s’affiche de manière répétée sur l’écran.
Suspicieux, je le saisis dans un moteur de recherche et découvre qu’il s’agit de l’office d’un Notaire localisé à… Rosebury.
En une fraction de seconde, mon passé me rattrape.
Rosebury… Ça fait combien de temps que je n’y ai pas mis les pieds ?
Dix ans.
Dix ans que j’ai quitté cette petite ville sans un regard en arrière. Mais aujourd’hui, elle refait surface à la pire période possible. Je suis à deux doigts d’appuyer sur le bouton pour rappeler le numéro, mais je me ravise. Je n’ai aucune envie de me replonger dans cette histoire, dans ces souvenirs que je préfère oublier. Pourtant, la curiosité, ou peut-être une forme de responsabilité latente, m’empêche de balayer cet appel sous le tapis.
Je repose le téléphone sur mon bureau et me frotte les yeux.
Pourquoi mon père prendrait-il de mes nouvelles maintenant ? Par le biais d’un notaire ? Souhaite-t-il mettre à plat ses affaires en sentant son âge avancer ? Mais pourquoi maintenant ? Ma mémoire me chatouille, et ce n’est pas agréable ; je revois cette maison pleine de fantômes, soit la dernière chose dont j’ai besoin en ce moment. Mais je sais qu’il va falloir affronter ça, tôt ou tard. Je ne peux pas ignorer un appel du notaire de mon père.
Je tente de me concentrer à nouveau sur mes dossiers, mais c’est peine perdueJe ne suis bon qu’à ressasser cette vieille rancune. Mon père et moi ne nous sommes jamais entendus. Il voulait que je reprenne l’entreprise familiale, et sa détermination a fini par m’inciter à faire tout le contraire. J’ai refusé et je me suis engagé sur mon propre chemin, à Londres. Il ne l’a pas supporté. Nous nous sommes quittés en si mauvais termes qu’aucun de nous n’a donné de nouvelles à l’autre depuis… Et maintenant, dix ans plus tard, ce passé que j’ai fui me rattrape.
Je soupire et me lève de mon bureau. Depuis l’immense baie vitrée, je vois la ville s’étendre sous mes pieds. Le Londres que je connais est bien loin de Rosebury. Mais je n’ai pas le choix. Quelle que soit la requête de mon père, je vais devoir y retourner, l’affronter, ne serait-ce que pour boucler cette histoire une fois pour toutes.
Je finis par rappeler le notaire, le cœur battant. Un homme répond après quelques tonalités, d’une voix sèche et professionnelle.
— Cabinet de Maître Edward Hargrave, bonjour.
Je déglutis, essayant de garder mon calme.
— Bonjour, ici Gabriel Lancaster. J’ai reçu plusieurs appels de votre part concernant le testament de… mon père.
Il y a un moment de silence, puis la voix se fait plus posée.
— Monsieur Lancaster, je suis navré de vous apprendre que votre père, Albert Lancaster, est décédé il y a trois jours.
La nouvelle me frappe comme un coup de poing. Je reste figé, la gorge serrée. Mon père est mort. Les mots du notaire résonnent dans ma tête sans que je parvienne à vraiment les saisir.
— … pardon, vous dites qu’il est mort ? dis-je finalement, ma voix rauque, comme si je n’avais pas compris.
— Oui, monsieur. Toutes mes condoléances, répond-il d’un calme presque irritant. Nous avons tenté de vous joindre à plusieurs reprises pour vous en informer. La lecture du testament est prévue pour jeudi après-midi, à 14h30, dans notre office à Rosebury.
Je suis incapable de répondre, ma main tremble un peu en tenant le téléphone. Mon père…
C’est absurde. Une partie de moi ne l’imaginait même pas vieillir, encore moins mourir. Il était si… distant, si inébranlable dans mon esprit.
Et maintenant, il n’est plus là.
— De quoi est-il mort ?
— Un infarctus, monsieur.
L’enfant en moi espère juste qu’il n’a pas souffert… comme je l’ai si ardemment souhaité quand maman nous a quittés…
Face à mon silence, le notaire reprend :
— Monsieur Lancaster ? Est-ce que vous pourrez être présent ?
— Euh, oui… oui, bien sûr, balbutié-je, alors que j’essaie de retrouver une certaine contenance.
— Très bien. Nous vous attendrons. Encore une fois, je suis désolé pour votre perte.
— Merci, dis-je automatiquement, avant de raccrocher.
Je repose mon téléphone sur le bureau et m’effondre dans mon fauteuil. Mon esprit est en ébullition, incapable de rester en place. Mon père est mort. Dix ans de silence, dix ans de colère, d’indifférence mutuelle… et tout se termine ainsi. Une fin qui semble presque inachevée.
Je n’ai jamais eu l’intention de reprendre contact avec lui, pas après ce qu’il m’avait infligé en voulant contrôler ma vie. Mais maintenant, c’est terminé, et je vais devoir vivre avec ces remords et toutes ces questions sans réponse. Il les a emportées avec lui parce que je n’ai pas eu le cran de les lui poser…
Je ferme les yeux et prends une grande inspiration. Un mélange de culpabilité et de soulagement m’envahit. Il n’y aura plus jamais d’altercations, plus de reproches. Mais il n’y aura plus non plus de réconciliation possible. Une page est tournée sans même que je sois prêt à la tourner.
Je pars dans un rire nerveux. Et sans prévenir, des larmes surgissent au coin de mes paupières et dévalent mes joues. Je les balaie du poignet, trop fier pour les vivre, l’éducation paternelle en mémoire sur ce qu’un homme est supposé faire ou non pour mériter quelque chose. Je ris encore, de colère, de rage, de frustration, de tristesse, aussi.
— Tu fais chier, papa, murmuré-je, les yeux rivés sur la ville immense qui me fait face. Pourtant moi, je me sens tout petit. Dans le luxe de mon bureau, j’ai pourtant l’impression de ne plus connaître la sécurité.
Mon regard se porte à nouveau sur les tours qui fixent la mienne, mais cette fois-ci, la ville semble floue, lointaine. Tout ce qui me traverse, c’est la certitude que, d’ici quelques jours, je serai de retour à Rosebury. Là où tout a commencé. Là où j’ai tout laissé derrière moi.
* * *
Je traverse les rues familières de Rosebury, un poids dans la poitrine. Le village n’a pas changé, ou si peu. Les maisons en briques rouges, les petites boutiques, et les ruelles pavées sont toujours là, figées dans le temps. C’est comme si ce lieu m’avait attendu. L’air frais de novembre me mord la peau, et je resserre mon manteau autour de moi en jetant un coup d’œil aux alentours. Je n’y étais pas retourné depuis dix ans. Revenir ici me donne l’impression de revenir sur un champ de bataille abandonné.
Le manoir Lancaster se dresse au loin, imposant, comme un spectre du passé qui refuse de s’effacer. Ses vieilles pierres ont vu tant de choses, tant de disputes, tant de silences… J’hésite à continuer à avancer. Mais je n’ai pas le choix. Je dois me rendre chez le notaire, et cette formalité sera derrière moi.
Je gare ma voiture devant l’office du notaire. Un vieux bâtiment plein de cachet, comme tout le reste ici. À l’intérieur, une odeur de bois ciré et de vieux papiers m’accueille, rappelant l’atmosphère solennelle de ce genre d’endroit. Une secrétaire m’escorte jusqu’à la salle de réunion où la lecture du testament aura lieu.
Je m’attends à retrouver quelques têtes connues, peut-être de proches collaborateurs de mon père, mais à ma surprise, il n’y a presque personne. Seulement une jeune femme, assise près de la fenêtre, et le notaire, Maître Hargrave, derrière son bureau.
La femme se retourne en entendant la porte s’ouvrir. Nos regards se croisent. Ses yeux sont remplis de fatigue, mais aussi d’une certaine méfiance. Je n’ai aucune idée de qui elle est. Peut-être a-t-elle rendez-vous après moi ? Cependant, Maître Hargrave nous salue tous deux et nous invite à entrer. Miss Whitmore. Ma gorge se serre. trop de questions me turlupinent et je déteste chacune des réponses qui me viennent.
— Merci d’être venu, Monsieur Lancaster, commence Maître Hargrave avec son professionnalisme habituel. Je sais que ce moment n’est jamais facile.
Il marque une pause, puis reprend d’un ton solennel.
— Vous êtes désormais le duc de Rosebury.
Je hoche la tête, toujours en train de me demander qui est cette jeune femme et pourquoi elle est présente ici.
— Avant de commencer, permettez-moi de vous présenter Mademoiselle Romy Whitmore, poursuit le notaire en se tournant vers elle. Elle a travaillé pour Monsieur Albert Lancaster, duc de Rosebury, ces dernières années, et il est important qu’elle soit présente pour la lecture du testament.
Je la regarde à nouveau, cette fois avec plus d’attention. Elle travaillait pour lui ? Mon père n’avait jamais mentionné quelqu’un d’autre que ses collaborateurs habituels. Qu’est-ce que cela veut dire ?
Romy baisse les yeux, mal à l’aise sous mon regard scrutateur. Nous prenons tous deux places sur des chaises distantes l’une de l’autre.
— Bien, commençons, enchaîne le notaire. Monsieur Albert Lancaster, duc de Rosebury, a laissé des instructions très précises concernant ses dernières volontés.
Il prend un document soigneusement plié sur son bureau, ajustant ses lunettes avant de le lire. L’atmosphère devient plus lourde, plus solennelle.
— Monsieur Albert Lancaster, duc de Rosebury, lègue son manoir, situé à Rosebury, à parts égales à son fils, Monsieur Gabriel Lancaster, duc de Rosebury, et à Mademoiselle Romy Whitmore.
Je me fige.
Les mots semblent flotter un instant dans l’air, sans que je puisse les saisir. Je me tourne lentement vers l’inconnue qui ne l’est plus tant, médusé. Cette dernière paraît aussi choquée que moi.
— Attendez… quoi ? m’étonné-je, incapable de contenir ma surprise.
Je m’étouffe avec ma salive. Le notaire se gratte la gorge.
— Il a fait quoi ? demandé-je, ahuri.
Le notaire reste imperturbable, comme s’il s’était préparé à cette réaction.
— Vous avez bien entendu, je le crains. La succession du domaine de Rosebury vous est léguée, à parts égales.
Je me redresse sur ma chaise, abasourdi.
Pourquoi diable mon père aurait-il fait cela ? Me détestait-il à ce point ?
Je manque de tomber à la renverse. Ma part d’enfance hurle au scandale. C’est mon père. Je suis son fils unique. Je n’attendais plus rien de son vivant, mais ce qu’il reste désormais me revient de droit. C’est une imposture, il ne peut en être autrement. Dans ce cas, pourquoi la jeune femme me regarde, les larmes aux yeux, comme si elle s’excusait d’exister ?
— Il doit y avoir une erreur, murmuré-je, la voix tremblante de colère et d’incompréhension.
Romy, de son côté, reste figée, ses yeux remplis de surprise et de confusion. L’idée même de partager cet héritage avec elle me paraît absurde, inconcevable. Mon regard se plante dans le sien, et à cet instant, tout devient plus clair : cet héritage, ce manoir… ne sera pas aussi facile à récupérer que je le pensais. J’ai pourtant besoin de ce bien. Mon entreprise en a besoin.
— Il n’y a pas d’erreur, Monsieur Gabriel Lancaster, duc de Rosebury, conclut le notaire. Vous êtes désormais cohéritiers.
Je sens la tension monter en moi, prête à exploser. Une seule pensée s’impose : comment diable vais-je me sortir de cette situation ?
CHAPITRE 4 – Romy
Albert a un fils.
Celle-là, je ne l’avais pas vu venir. Pas plus que le fait d’hériter de cinquante pour cent de son manoir. C’est totalement absurde. Face à cet homme qui se décompose à vue d’œil à l’idée que nous partagions ce qu’il reste de son père, je songe un instant à me retirer de la course, lui rendre ce qui lui est dû, disparaître d’ici.
Pour aller où ? Sans argent, sans travail et sans logement ?
Ma sagesse me rattrape. Je dois me sauver moi avant de penser aux autres. Il a perdu un père, et moi un ami, un employeur, une personne chère à mon cœur. Où était-il durant ces dernières années ? Pourquoi n’ai-je jamais eu vent de son existence ?
Tout ça me laisse sans voix. Je suis sidérée par le trop-plein de nouvelles qui m’assaille.
Le notaire poursuit :
— La propriété inclut le parc, ainsi que les écuries et le sous-bois. Les équidés présents peuvent néanmoins être revendus séparément, la seule demande à ce sujet étant qu’on veille à leur bien-être.
Le prénommé Gabriel s’essuie nerveusement la bouche avant de lâcher un rire colérique.
— Jusqu’au bout, hein, murmure-t-il dans sa barbe.
Le malaise m’envahit, pourtant, je ne m’échappe pas. Si Albert a souhaité faire de moi sa demi-héritière, c’est parce qu’il ne voulait sans doute pas me savoir démunie.
— Il ajoute que Monsieur Gabriel Lancaster, duc de Rosebury, hérite de ses voitures, à savoir sa Porsche 911 et sa Ferrari 250 GT.
Il ne semble même pas ravi par cette nouvelle. Pourtant, ces deux véhicules étaient chers au cœur de son père. Il les conduisait peu mais en prenait grand soin.
— Quant à Mademoiselle Whitmore, le testament stipule que vous continuerez de recevoir un salaire équivalent à celui que vous aviez de son vivant et ce pendant deux ans, de quoi vous permettre de poursuivre vos études et de vous installer confortablement.
Le duc laisse échapper un hoquet de surprise. Ma présence l’indispose. Je peux le sentir. Je suis l’intrus dans son équation. Mais se rend-il compte qu’il est l’intrus dans la mienne ?
Je n’ai rien demandé, c’est arrivé, c’est tout.
— Et l’argent restant sur ses comptes ? interroge Gabriel, son ton trahissant une impatience.
Le notaire ajuste ses lunettes et parcourt rapidement le document avant de répondre :
— Les fonds restants sont estimés à trois cent mille cinquante-deux livres et sont bloqués jusqu’à la fin de la période de restriction d’un mois. Si, suite à ce délai, vous choisissez de ne pas revendre ce manoir à une tierce personne, alors ils seront partagés à parts égales entre vous deux. Le cas contraire, le signataire a émis la volonté de voir cet argent devenir un don pour une association de protection animale.
— Dites-moi que je rêve…
— Et Max ?
Mon nouvel ennemi ouvre de grandes billes stupéfaites.
— Qui est Max ?
— Le chien.
Il éclate d’un rire amer.
— La garde de l’animal vous est confiée, Madame Whitemore.
Je me sens soulagée. Quant à mon cohéritier, il me regarde avec dédain. Et lui semble tout vouloir réclamer, alors qu’en sept ans, il n’est jamais venu une seule fois au manoir. Je ne connais pas leur histoire, à Albert et lui, mais j’imagine qu’un différend de taille les sépare.
— Bon, écoutez, on va sans doute pouvoir s’arranger, décrète l’autre hériter en se tournant vers moi, un sourire d’homme d’affaires – ce qu’il est sans doute – figé sur le visage.
— Je peux sans doute racheter vos parts.
On se tourne tous les deux vers le notaire qui finit de nous achever.
— Monsieur Albert Lancaster, duc de Rosebury, a ajouté quelques clauses à son testament…
La tension ambiante gagne le pauvre homme qui tente de détendre son col. Bouche bée, Gabriel se passe une main sur le visage.
— Quoi, encore ?
— Premièrement, il a émis l’ajout d’une clause de restriction temporaire.
— Qu’est-ce que cela signifie ? demandé-je, inquiète.
— La vente du bien immobilier sera interdite durant un mois à compter de sa mort. Elle ne pourra être conclue que passé ce délai et avec l’accord des deux héritiers.
Vendre le manoir ? Et puis quoi encore ? Pourtant, au vu de la mine déconfite qu’affiche le nouveau duc, j’ai bien le sentiment que c’était l’un de ses projets…
— Monsieur Albert Lancaster, duc de Rosebury, a également ajouté une clause d’usage spécifique : il a exigé que le manoir soit utilisé comme résidence principale pour les deux cohéritiers pendant les deux prochains mois.
— C’est aberrant ! s’emporte l’héritier.
— Hors de question ! enchaîné-je.
Cohabiter avec ce type suffisant pendant un mois ? Et puis quoi encore ! Tu as perdu la boule, Albert !
Le silence qui suit est lourd, pesant, rempli de colère et d’incompréhension. Je croise le regard de Gabriel, et je sens toute la fureur contenue derrière ses yeux sombres. Il serre les poings, la mâchoire crispée, de toute écidence, sur le point d’exploser.
— Vous ne pouvez pas être sérieux, lâche-il d’une voix rauque, glaciale. Vivre ici ? Avec elle ? Il montre vaguement ma direction sans me regarder, comme si le simple fait de m’adresser la parole était trop dur à supporter.
Je suis partagée entre l’envie de m’indigner et celle de partir en courant, mais quelque chose me retient. Peut-être est-ce l’étrange attachement que j’ai pour ce lieu, ou peut-être est-ce la simple peur de me retrouver sans rien du tout, sans filet de sécurité. Je n’ai pas de famille à qui me raccrocher, et cette maison, aussi étrange que soit sa situation actuelle, est tout ce que j’ai. Le notaire reprend, perplexe face à la réaction de Gabriel.
— Je comprends que cela soit difficile à accepter, Monsieur le duc. Mais ce sont les dernières volontés de votre père. Et, selon la loi, elles doivent être respectées à moins d’un accord mutuel entre les deux parties.
Il marque une pause, espérant sans doute que Gabriel se calme, mais c’est peine perdue.
— Cet arrangement est ridicule, continue-t-il, plus pour lui-même que pour quiconque. Il s’agit de mon héritage, de la maison de ma famille ! Et vous… Il me désigne finalement. Vous n’avez pas votre place ici.
Ses paroles sont comme une gifle. Je devrais répliquer, mais je suis figée. Ce n’est pas juste sa colère qui me momifie, mais aussi la douleur dans ses mots. Ce n’est pas ce que je voulais, et ça, il ne le sait pas.
— Je n’ai rien demandé, me défends-je d’une voix plus forte que je ne l’aurais cru possible.
Il me fixe enfin, surpris de ma réponse. Son regard s’assombrit encore plus, comme s’il pesait chaque mot que j’avais prononcé, prêt à les balayer d’un revers de main.
— Peu importe, il semblerait que ce soit ce que mon père a décidé, lâche-t-il enfin, les dents serrées. Et je ne saisis pas pourquoi il a fait ça.
— Moi non plus. Mais au moins, sur ce point, nous sommes d’accord.
Le notaire, sentant probablement que la situation est sur le point de dégénérer, se racle la gorge.
— Je comprends que cela puisse être compliqué, mais peut-être serait-il préférable de réfléchir à tout cela avec un peu de recul. Vous avez un mois pour trouver une solution ou envisager la vente. Ce délai est sans doute une façon pour Monsieur Albert Lancaster, duc de Rosebury, de vous laisser le temps de décider ensemble de l’avenir de la propriété.
Décider ensemble ? Avec lui ? Je retiens un sourire amer. Si la tension est déjà si forte après à peine quelques minutes dans la même pièce, qu’est-ce que cela sera au bout d’un mois ?
— C’est hors de question.
— Je crains, Monsieur le duc, que la seule autre option soit de renoncer à cet héritage.
L’aristocrate en colère fait les cent pas. Les idées ont l’air de fuser plus vite que la lumière sous ses cheveux bruns. J’espère une seconde ne pas avoir à subir cette cohabitation forcée, mais je me doute qu’il ne tirera pas un trait sur le manoir si aisément. Gabriel s’immobilise, l’air déterminé, son courroux un peu plus contenu. Je sais trop bien, pour avoir longtemps côtoyé son père, que son éducation a dû lui enseigner l’art de se maîtriser en public.
— Très bien. Si ce sont les règles, alors je n’ai pas le choix, souffle-t-il avec un mépris à peine voilé. Mais je ne compte pas rester ici plus longtemps que nécessaire. Je trouverai un moyen de mettre fin à cette folie.
Il se tourne vers moi, son regard dur et inébranlable.
— Vous avez peut-être un morceau de ce domaine maintenant, mais ne vous faites pas d’illusions. Vous ne serez jamais chez vous ici.
Mon cœur se serre à ses mots, mais je refuse de montrer ma vulnérabilité. J’ai vécu dans l’ombre des autres durant des années, assez pour savoir qu’il ne sert à rien de se justifier. Ce manoir, qu’il le veuille ou non, est aussi à moi, grâce aux volontés d’Albert, pour qui ma gratitude s’est encore décuplée depuis une demi-heure. Qu’importe comment je suis arrivée là. Je tiens mon regard ancré dans le sien, silencieuse, mais déterminée.
— La réunion est terminée, annonce le notaire, un peu hésitant. Si vous avez besoin d’informations supplémentaires, n’hésitez pas à me contacter.
Gabriel ne répond pas et se lève brusquement. Il prend ses affaires sans un mot de plus. Il sort de la pièce en claquant la porte derrière lui, et me laisse seule avec le notaire.
— Je suis désolé que cela se soit déroulé ainsi, Mademoiselle Whitmore, s’excuse ce dernier avec une expression compatissante. Feu Monsieur le duc a fait ce choix pour des raisons qui lui étaient propres. Nous n’avons pas à les remettre en question.
Je hoche la tête, toujours incapable de formuler une réponse claire. Tout cela me dépasse.
Lorsque je sors enfin de l’office, je retrouve Gabriel près de sa voiture, les mains enfoncées dans ses poches, la mâchoire serrée. La neige commence à tomber doucement, et recouvre le sol d’une fine couche blanche. Un décor presque paisible, en totale opposition avec la tempête qui gronde entre nous.
— Vous devriez vous préparer, m’avertit-il sans même me regarder. Parce que ce mois va être long, très long.
Il grimpe dans une voiture de sport tape-à-l’œil sans attendre de réponse et démarre en trombe, avant de disparaître dans les rues étroites de Rosebury.
Je reste là, plantée sur le trottoir, le souffle court. un mois. un mois dans ce manoir avec un homme qui me méprise.
Un frisson me parcourt, et le froid n’est pas le seul fautif.
CHAPITRE 5 – Gabriel
Mon père était encore plus fou que je ne le pensais.
Pour commencer, je ne comprends pas qu’il ait osé partager ses biens entre son seul enfant et sa… quoi, servante ? Cela dit, j’ai encore plus de mal à saisir ses requêtes. Vivre un mois ensemble avant de vendre ? Tout ceci n’a aucun sens.
Je ne sais pas qui est cette femme et ce qu’elle cache, mais je devine sans mal que mon père s’est fait avoir par son air innocent. Ce ne sera pas mon cas. J’ai bien assez été confronté à de redoutables requins dans mon métier pour déceler chez elle un potentiel de manipulatrice évident. Cette inconnue souhaite juste s’enrichir sur son dos, je n’ai aucun doute là-dessus. Il ne peut s’agir que d’une opportuniste. C’est monnaie courante quand on est un homme d’influence, riche et titré. J’en connais un rayon sur le sujet.
Je suis rentré à Londres hier. J’ai hésité durant de longues heures, mais le dernier rapport que mes collaborateurs m’ont fait quant à la santé de Lancaster Elite Estates a coupé court à mes réflexions. J’ai préparé mes valises, j’ai contacté mon associé et j’ai pris la route tôt le lendemain matin. Les trois heures qui ont suivi m’ont paru suspendues dans le temps. Une partie de moi reste dans le déni de sa mort, l’autre réclame des explications sur ces années de distance, et quelques bribes de l’enfant déçu pleurent celui qui ne lui aura jamais dit « je t’aime ».
Lorsque je franchis l’immense portail en fer forgé, ma gorge se noue et la colère laisse place à une certaine forme d’appréhension. Mon cœur cogne plus fort. L’allée de mon enfance se dresse devant moi, et je ne peux empêcher les souvenirs d’affluer. Ceux d’une époque heureuse et révolue, au cours de laquelle je jouais avec ma mère près du vieux chêne, où l’on comptait les nuages, à l’ombre de ses branches, où l’on riait des formes qu’ils pouvaient prendre. Pour autant, aucun de ceux qui ressurgissent et qui évoquent mon père n’est joyeux. Peut-on seulement lui apposer ce quaificatif ? Il n’a été qu’un géniteur pour moi, rien d’autre. Le fuir a été la meilleure décision de ma vie, bien que cela m’ait coûté. Revenir sur mes pas aujourd’hui, en son absence, m’est plus difficile encore.
Je me gare dans la petite cour couverte d’un gravier rouge. Je grimace en entendant certains d’entre eux éclater sur ma carrosserie impeccable.
Juste avant que je ne sorte, les nuages qui menaçaient jusque-là choisissent de se mettre à sangloter. Comme si la journée n’était déjà pas assez triste ainsi… J’observe l’immense bâtisse derrière mon pare-brise mouillé, pétrifié à l’idée d’y pénétrer de nouveau.
Le gamin en moi pleure malgré tout son père disparu, les années qui les ont tenus éloignés, le temps qui s’est écoulé avant que l’un d’eux n’essaie de réparer ce qui pouvait l’être. Remords, amertume, tristesse… ce méli-mélo dramatique rythme les battements de mon cœur et mène la danse à mon grand regret. Je me ressaisis, comme on me l’a si bien appris. Je me dois de représenter mon rang. Je suis désormais duc de Rosebury, et ce n’est pas une gouvernante malhonnête qui va me freiner dans la dernière ligne droite qu’il me reste à parcourir pour résoudre tous les problèmes que rencontre mon entreprise.
Je quitte le véhicule sous les trombes d’eau, ajuste mon imperméable et mon écharpe en laine et avance d’un pas lent vers les marches en pierre.
Je ne montre pas une once de la terreur qui m’habite, n’offrant au monde que l’apparence d’un aristocrate prêt à recevoir ce qui lui est dû, avec courage et détermination.
Je m’apprête à toquer mais je me retiens. Après tout, je suis chez moi. Alors j’entre avec panache. J’abandonne ma parka et mon écharpe sur le porte-manteau qui n’a jamais bougé de ce coin du hall marbré. Je ne vois personne, mais j’entends deux voix féminines. Je les suis et traverse l’immense pièce de vie. Elle non plus n’a pas changé d’un poil. Les meubles sombres et imposants qui traversent les générations habillent toujours l’endroit d’une aura ancienne et cosy à la fois, la douceur du crépitement chaleureux qui émane de la cheminée rehausse la température et gratifie les lieux d’un peu de douceur. De vieux tapis ornent le parquet en bois plusieurs fois centenaire, et l’odeur du bois continue de parfumer l’air ambiant. Mes sens en éveil m’invitent une fois de plus à revisiter mon passé, mais je leur refuse ce droit. Je ne suis pas en mesure d’être vulnérable ici, pas en la présence d’une imposture.
— Oh, vous êtes ici.
Mes yeux quittent la photo de mes parents qui trône sur la cheminée et me ramènent à la réalité. La prénommée Romy se tient droite, face à moi. Elle a l’élégance d’un chien de chasse dans son gilet à grosses mailles XXL et son jean troué au genou. Justement, en parlant de canidé, un golden semblable à celui que j’avais petit s’avance dans ma direction. Je tends la main vers sa truffe humide, confiant, mais l’animal se méfie.
— Voici Max, commente la jeune femme.
Tous deux se regardent et après un bref silence, il revient vers elle et s’assoit sagement à ses pieds, comme s’il lui vouait une certaine affection. Les animaux sont parfois étranges. Elle a su attendrir mon père et son chien. Elle ne m’aura pas moi. Je suis ici pour une raison et je n’en démordrai pas.
— Eh bien, il semblerait que je sois supposé m’installer ici, lui réponds-je sans sourciller.
Le malaise est palpable. Une autre femme arrive, une quinquagénaire vêtue d’une robe plus classique et d’un tablier. Elle, au moins, me salue selon les règles de bienséance propres à mon rang.
— Monsieur le duc, je me présente, Lottie. J’étais au service de feu Monsieur le duc depuis plus de sept ans. J’étais sa femme de chambre. J’ai pensé qu’au vu de la situation, vous pourriez peut-être avoir besoin de mes services…
— Et vous avez bien fait, la coupé-je. Je serai votre employeur pour les deux prochains mois. Ensuite, nous vendrons le domaine.
Mon ton est direct. Je n’ai pas envie de prendre de gants. Je ne laisse volontairement aucune place au doute quant à mes projets. Je n’aime pas perdre mon temps en faux-semblant. Plus vite cet endroit sera vendu, plus vite je pourrai retrouver ma vie.
— Je ne suis pas de cet avis, déclare alors l’insignifiante créature que mon père à choisi de prendre sous son aile.
La brunette croise les bras sur sa poitrine, la mine agacée.
— Pourtant, c’est bien ce que nous ferons, assuré-je.
— Vous le savez aussi bien que moi, Albert nous impose un mois de réflexion et un accord des deux partis pour une éventuelle vente.
— Monsieur le duc, pas Albert, suis-je forcé de la reprendre.
Mon père ne lui a-t-il donc jamais enseigné les bonnes manières ?
— Albert, reprend-elle, exaspérée. Ce n’est pas parce qu’il nous a quittés que je vais me mettre à changer ma manière de le désigner pour le bon plaisir de son fils.
Son culot m’arrache un rire sans joie, tout juste soufflé.
— Je ne sais vraiment pas ce qu’il vous a trouvé. D’ailleurs, puisque Lottie semble tout à fait suffire pour l’emploi de femme de chambre, pouvez-vous éclairer ma lanterne : qu’étiez-vous pour lui ?
Ma question se pare d’arrogance et de défi. Elle semble brûler l’épiderme de celle à qui elle s’adresse. Je sens la colère tourbillonner en elle et grimper tel un serpent prêt à mordre.
— J’étais son aide à domicile ! répond-elle comme si je venais de l’insulter.
Elle souffle bruyamment, ses yeux parcourent la pièce, et dans un murmure elle ajoute :
— Votre père était mon employeur, et il était mon ami.
— Vous m’en direz tant, ne puis-je m’empêcher de rétorquer avec un rictus lourd de sens.
Lottie, murée dans un silence respectueux, n’ose pas intervenir dans ces échanges venimeux. Un point pour la femme de chambre.
— Merci de bien vouloir préparer ma chambre. Ma valise se trouve dans la voiture.
Miss Whitemore jette un œil par les immenses fenêtres et le rideau de pluie que l’on distingue d’ici.
— Quand le temps le permettra, évidemment, me corrigé-je.
L’employée de maison approuve, docile.
— Monsieur le duc souhaite-t-il un peu de thé pour patienter ?
— Avec plaisir, Lottie. Vous n’aurez qu’à me l’apporter dans le bureau de mon père. J’ai du tri à faire dans cette maison.
Sur ce, j’opine de la tête par courtoisie et traverse la pièce en direction de l’escalier.
Je monte à l’étage et je retrouve le bureau de mon père, celui qui a été le sien durant toute sa vie ici. Chaque détail me ramène à lui, mais au lieu de trouver des réponses, je me heurte à un mur de souvenirs désagréables, des moments où j’ai été ignoré, des reproches silencieux qui planent dans chaque recoin de cette maison. Il m’est impossible museler ces pensées. La colère monte en moi, cette même rage qui me pousse à vouloir tout balayer, à commencer par cette femme. Romy Whitmore. Rien que son nom me contrarie.
Tout en elle me dérange. Son calme apparent, son air assuré, comme si elle connaissait mieux cet endroit que moi. Et peut-être est-ce vrai, après toutes ces années passées auprès de mon père. Mais cela n’excuse pas sa présence ici, ni le fait qu’elle pourrait m’empêcher de réaliser le nécessaire pour sauver Lancaster Elite Estates. Un mois à cohabiter avec elle ? Il en est hors de question. Je trouverai un moyen de déroger aux règles de ce foutu testament.
Je ne suis pas du genre à accepter une situation qui me déplaît. Pas sans me battre. Je sors mon téléphone et compose le numéro de mon homme de confiance. Frank, mon ami associé et avocat, saura quoi faire pour accélérer le processus, trouver un vice dans cette volonté de cohabitation imposée.
— Frank, c’est Gabriel. Il faut que tu trouves un moyen de contourner cette clause. Nous n’avons pas un mois à perdre. Je veux cette vente réglée avant la fin de l’année.
Je raccroche sans attendre de réponse. Je sais qu’il fera le nécessaire. La rage couve toujours en moi. Si cette femme pense qu’elle pourra me tenir tête, elle se trompe lourdement. Je remuerai ciel et terre pour qu’elle cède et accepte la vente. Elle ne me connaît pas encore, mais elle va comprendre à qui elle a affaire. Je ne laisserai ni cette maison ni quiconque entraver mes projets. Un mois ici ? Je la ferai plier avant cela. Je trouverai le moyen de reprendre le contrôle, quoi qu’il en coûte.
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