296

Une odeur de renfermĂ© m’insupporte depuis que je suis entrĂ©e ici.

Tout dans cette maison empeste la poussiĂšre et le moisi. Le cadavre gisant de cet homme ne fait qu’accentuer ce dĂ©goĂ»t dĂ©jĂ  bien prĂ©sent.

La balle que je viens tout juste de lui loger dans la tempe a perforĂ© son crĂąne. Il gĂźt Ă  mĂȘme la moquette moutarde, tandis que je reste lĂ  Ă  le contempler, silencieuse. À premiĂšre vue, ce vieillard vivait de façon trĂšs modeste ; Ă©tonnant, pour une cible du GUN. De maniĂšre gĂ©nĂ©rale, lorsqu’on me demande le service ultime,cela concerne de personnes influentes, bouffĂ©es par le pouvoir, dangereuses pour le rĂ©gime en place. Peu importe. De toute façon, je ne suis pas ici pour poser de questions. Je me charge uniquement d’accomplir ma mission, ni plus ni moins. C’est tout ce qui compte.

Je finis par ranger mon arme à feu dans la poche intérieure de mon blouson.

Cela fait plus de dix ans maintenant que je suis les ordres du nouveau gouvernement. Jamais je n’ai remis en doute leur maniĂšre de diriger. Pour l’instant tout se dĂ©roule selon leurs plans : Gemma est une planĂšte pacifiste oĂč la violence ne gangrĂšne pas les rues. Seuls les Alphas, comme moi, font le mĂ©nage en silence et loin du regard des foules, lorsque les situations l’exigent – en d’autres termes, lorsque des individus font de l’ombre Ă  ce systĂšme si parfait. Il faut ĂȘtre fou pour tenter de faire Ă©chouer les projets de ce gouvernement salvateur. Ceux qui s’y essaient n’ont probablement pas la moindre notion de gratitude. Le GUN leur a accordĂ© la chance inouĂŻe d’avoir un avenir. Quand ces ignorants poussent le bouchon trop loin, le revolver d’un Alpha vient mettre un point final aux conspirations indĂ©sirables.

Depuis ma prise de fonctions en tant qu’Alpha, j’ai dĂ©jĂ  dĂ» faire face Ă  plusieurs cas similaires. Je m’agenouille prĂšs du cadavre, Ă©vitant de justesse que mes boucles rousses ne touchent sa blessure fatale. Je fouille adroitement les poches du veston marron et en sors les papiers d’identitĂ© de ma cible.

Monsieur Barnabee Lincoln. Un nom d’une autre Ă©poque.

Je finis par me redresser, Ă  mon aise dans cette tenue prĂ©vue pour la mission. Il est temps de partir. Sans plus d’états d’ñme, je recule de quelques pas et saisis le bidon d’essence qui se trouve sur le pas de la porte. Il ne me faut que quelques secondes pour asperger le vieil homme de ce liquide nausĂ©abond. Le craquement d’une allumette termine le processus.

La suite n’est qu’un enchaĂźnement d’actions savamment maĂźtrisĂ©es. Je quitte les lieux en toute discrĂ©tion, ma capuche noire couvrant mon visage. On m’a souvent suggĂ©rĂ© de teindre mes cheveux afin de pouvoir me camoufler plus facilement. J’ai toujours refusĂ©. Je n’ai pas besoin d’en arriver lĂ  pour rĂ©ussir dans mes fonctions : je suis suffisamment douĂ©e pour passer incognito. 

Quand j’atteins enfin l’extĂ©rieur du bĂątiment, je me faufile dans la ruelle juxtaposĂ©e Ă  la porte d’entrĂ©e pour m’y cacher. Je marque une pause quelques secondes, essoufflĂ©e. Je dois reprendre des forces.

— 296, murmurĂ©-je pour moi-mĂȘme.

MalgrĂ© cette apparente fiertĂ©, une lointaine blessure menace de ressurgir. Non, pas ce soir. La seconde qui suit, je m’enfonce dans la pĂ©nombre pour disparaĂźtre tel un spectre.

***

Devant la grande façade argentĂ©e, j’appose mon index sur le dĂ©tecteur d’empreintes digitales. Une brĂšve sonnerie retentit. L’accĂšs se dĂ©verrouille aussitĂŽt, tandis qu’une voix robotisĂ©e rĂ©sonne dans l’entrĂ©e du building.

— Bienvenue, Alpha 9.

Je franchis les deux portes automatiques du grand hall, ne prĂȘtant pas la moindre attention aux reflets que me renvoie la foule de miroirs disposĂ©s tout autour de la piĂšce. Je patiente quelques secondes au pied de l’ascenseur puis grimpe Ă  bord.

Au troisiĂšme Ă©tage, je salue Misty au bureau de l’accueil d’un hochement de tĂȘte poli. La vieille secrĂ©taire me rend un sourire des plus courtois, comme Ă  son habitude. Un chignon noir strict lui tire les traits et lui confĂšre quelques annĂ©es de plus en accentuant ses rides de sexagĂ©naire. Dans son tailleur pourpre, elle assure le parfait maintien du clichĂ© de la secrĂ©taire dĂ©vouĂ©e et serviable. Aucune vague, en complĂšte harmonie avec les tons beiges des murs de la piĂšce.

Lorsque j’atteins le bout du couloir, je frappe deux coups secs Ă  la porte de droite. Une plaque mĂ©tallisĂ©e indique le nom de celui qui travaille ici : « M. Henry Graham Â». Puisqu’aucune rĂ©ponse ne me parvient, je dĂ©cide de pousser le battant et d’entrer dans le bureau.

J’interromps visiblement une discussion entre ces deux hommes. Je ne reconnais pas le visiteur d’Henry, cet homme d’une quarantaine d’annĂ©es Ă  la calvitie bien marquĂ©e. 

— Eden, je ne t’ai pas dit d’entrer !

Le ton d’Henry ne laisse aucun doute sur le ras-le-bol qu’il Ă©prouve. Mes maniĂšres parfois trop abruptes ne le choquent plus, mais les personnes extĂ©rieures au GUN ne sont sans doute pas aussi comprĂ©hensives. Si j’obĂ©is sans discuter aux ordres du GUN, Ă  qui je voue une foi inĂ©branlable, j’ai cependant pour habitude d’agir comme je l’entends. Mon assurance dĂ©range souvent. Par chance, mes autres compĂ©tences font de moi une « arme Â» indispensable. 

Au fil des annĂ©es passĂ©es Ă  ĂȘtre mon entraĂźneur, Henry s’est habituĂ© Ă  mon caractĂšre bien trempĂ©, pour ne pas dire mauvais. MalgrĂ© tout, le respect prĂ©vaut entre nous. Si la majeure partie des gens m’exaspĂšrent, je reconnais sans mal l’autoritĂ© quasi paternelle d’Henry.

DĂ©solĂ©e de le dĂ©ranger, je lĂšve la main en signe de paix avant de rebrousser chemin. En sortant, j’entends Henry se confondre en excuses auprĂšs de son visiteur.

— Je suis confus, monsieur Augusto, les jeunes gens sont parfois impĂ©tueux


Je referme la porte derriĂšre moi et patiente quelques minutes jusqu’à ce que celle-ci se rouvre. Sur une poignĂ©e de main cordiale, les deux hommes se quittent en Ă©changeant un sourire trĂšs commercial. Henry pousse un soupir exaspĂ©rĂ© en me toisant, bras croisĂ©s.

— Allez, entre.

Je le suis dans son bureau. Mon entraĂźneur prend place dans son fauteuil de cuir et je me contente de celui rĂ©servĂ© aux visiteurs. Henry doit avoir un peu plus de cinquante ans. Ses cheveux grisonnants en bataille lui donnent de faux airs de rebelle. Il porte sur son visage les traces d’une vie difficile. Des rides s’incrustent sur chaque parcelle de sa peau rugueuse, et son nez garde en mĂ©moire plusieurs fractures mal ressoudĂ©es. Une barbe de trois jours, indisciplinĂ©e et dĂ©colorĂ©e, parsĂšme ses joues. 

Je comprends oĂč il veut en venir Ă  sa seule façon de me regarder. L’heure de la morale a sonnĂ©. Je dĂ©teste ça. Aussi, je tente d’orienter la discussion vers un sujet qui me convient davantage. 

— C’était qui, lui ? demandĂ©-je avec l’innocence d’un faon perdu dans la forĂȘt.

Henry n’est pas dupe et fronce les sourcils d’agacement.

— Ce ne sont pas tes affaires. Tu as fait ce qu’il fallait ?

Je dĂ©pose sur son bureau les papiers de ma derniĂšre victime avant de retrouver le moelleux de mon assise. Pieds croisĂ©s sur l’accoudoir avec nonchalance, j’attends ses prochaines consignes. Henry ne cherche mĂȘme plus Ă  m’engueuler quand je m’assois de la sorte. En dix ans, il a cessĂ© de vouloir Ă  tout prix m’inculquer les codes d’une bonne conduite. Il a tentĂ© au dĂ©but, mais mon tempĂ©rament de feu a pris le dessus. Je crois que je suis impermĂ©able aux rĂšgles, hormis celles que je dois suivre ici pour faire mon job et recevoir mes ordres. Du moment que je remplis ma mission, j’estime que personne n’a rien Ă  me dire. La maniĂšre importe peu quand le rĂ©sultat est lĂ .

— Parfait. Plus de traces ?

— Un vrai feu de joie, ironisĂ©-je.

— Bien. Prends une journĂ©e, tu l’as mĂ©ritĂ©e.

— OK.

Je m’apprĂȘte Ă  partir quand Henry m’intercepte d’un geste de la main.

— Pas si vite. Avant cela, tu dois me suivre. Lady Bonnaire souhaite nous voir. 

Il attise ma curiosité.

— Tous les deux, prĂ©cise-t-il.

Voilà quelque chose que je n’attendais pas


— Tu sais pour quelle raison ?

La mine grave, Henry nie d’un mouvement de tĂȘte.

Lady Bonnaire, alias la big boss. La PrĂ©sidente du Groupement UnifiĂ© National aussi appelĂ© le GUN, dont les membres fondateurs dirigent la planĂšte. Je l’ai dĂ©jĂ  rencontrĂ©e, mais en de rares occasions seulement : comme le jour oĂč on m’a annoncĂ© quelle destinĂ©e on me prĂ©parait, ou celui oĂč j’ai atterri sur cette planĂšte. La derniĂšre fois qu’elle a daignĂ© apparaĂźtre, c’était pour fĂ©liciter ses troupes armĂ©es aprĂšs une intervention de longue haleine face Ă  un mouvement de mutinerie.

Cette demande d’entretien ne me rĂ©jouit guĂšre. Et de toute Ă©vidence, Henry semble aussi perdu que moi en ce qui concerne l’objet de cette convocation.

— Promis, je n’ai rien fait, dis-je pour le rassurer.

Ma remarque ne le fait pas sourire, signe qu’il cogite trop. Mon entraĂźneur lĂąche un grognement exaspĂ©rĂ© et m’invite Ă  quitter son bureau.

— On va vite ĂȘtre fixĂ©s, glisse-t-il en m’emboĂźtant le pas.


Alors, ce premier chapitre te plaĂźt ?

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