Le sol blanc laqué réverbère tant de lumière que cela gêne ma vue.

Pour la première fois en dix ans, me voici au sein de ce lieu si prestigieux. Les murs ivoire portent fièrement des miroirs dont l’espacement se veut d’une régularité sans faille. Deux gardes armés entourent la porte d’entrée, immobiles, impassibles.

Le pas hésitant, je reste méfiante et suis mon formateur.

Quelques mètres plus loin, un tapis bleu roi indique le chemin à suivre jusqu’à l’immense bureau blanc. Construit dans le marbre, celui-ci laisse transparaître la délicatesse d’un monde humain disparu. Dessus, seuls trônent un pot à crayons en verre et un dossier de papier rouge plastifié.

Derrière le meuble, Lady Bonnaire. Assise dans un fauteuil de cuir blanc, la Grande Dame porte un chignon d’une blondeur à faire pâlir les champs de blé. Ses traits d’une pureté agaçante frôlent la perfection. Lorsqu’elle lève les yeux sur nous, on baisse tous deux la tête, en signe de respect. Le code l’exige. Un sourire poli s’affiche sur ses lèvres maquillées de rouge.

— M. Graham, Alpha 9, soyez les bienvenus.

Si Henry se plaît à m’appeler par mon prénom, le reste de nos collaborateurs se contentent de mon matricule. C’est ainsi que fonctionnent les choses ici. En tant qu’agent du gouvernement, tout alpha fait table rase du reste. Il devient une ombre qui permet l’équilibre. Je suis un numéro parmi quatre-vingt-dix-neuf autres.

J’ignore pourquoi le GUN en a sélectionné cent, et pas un de plus ou de moins. En toute honnêteté, je m’en moque.

Nous nous arrêtons devant le bureau.

— Fermez la porte, ordonne notre interlocutrice.

Le ton autoritaire de Lady Bonnaire me rappelle ces chocolats remplis de liqueur : juste ce qu’il faut de douceur dans l’enrobage pour bien passer. Les deux gardes s’exécutent et quittent la pièce, obéissants.

Mon impatience naturelle ne tarde pas. Dans mon dos, mes mains s’agitent.

— Bien, je vous ai fait venir aujourd’hui car je dois aborder avec vous deux un sujet de la plus haute importance.

Toujours ce timbre mêlant délicatesse et autorité. Lady Bonnaire prend des airs de dragon dissimulé dans un corps de déesse.

— Asseyez-vous.

La Grande Dame désigne de son index deux fauteuils datant d’une autre époque, tout en velours et dorures. Henry prend place le premier, je le suis de près. On échange un bref regard, partageant vraisemblablement les mêmes interrogations.

— Comme vous le savez, Gemma, bien qu’un exemple d’harmonie et de sécurité, connaît récemment un pic de petits aléas.

« Petits aléas » ?

Je ne vois pas où elle veut en venir. Lady Bonnaire semble le remarquer. Aussi prend-elle une profonde inspiration et tente d’éclaircir ses propos.

— Quelques erreurs de sélection s’acharnent à faire échouer nos plans de vie paisible.

— « Des erreurs de sélection » ? paraphrasé-je, dans le doute.

Lady Bonnaire affiche un sourire impeccable avant de hocher la tête.

— Des humains non méritants, conclut Henry pour lui faciliter la tâche et me faire cesser mes questions.

Lady Bonnaire l’en remercie du regard. Puis il reprend :

— Qu’attendez-vous d’elle ?

— Qu’elle fasse le ménage au sein d’un groupuscule particulièrement actif ces dernières semaines. Alpha 35 y est déjà infiltrée. Alpha 9 devra en faire de même.

— Vous voulez que je me fasse passer pour l’un d’entre eux ? C’est bien ça ?

— Précisément.

— Et ensuite ?

— Ensuite vous récolterez toutes les informations nécessaires pour nous permettre de déjouer leurs plans et vous nous les transmettrez en temps réel.

— Combien sont-ils ?

— Alpha 35 a mis en évidence les noms de huit membres, à ce jour. Mais l’ensemble du groupuscule représente au total une centaine de personnes. Bien plus que ce que nous estimions au départ. C’est pourquoi un peu d’aide lui sera bénéfique pour démanteler ce groupe. De plus, il est probable que le nombre de leurs partisans s’étoffe au fil des jours, d’où l’urgence d’y mettre un terme rapidement.

La Grande Dame ouvre alors le dossier de papier rouge devant elle, duquel elle extirpe plusieurs photographies. Elle étale chacune d’elles sur le bureau, puis désigne de l’index un homme sur l’un des clichés.

— Sören Thorgard est le leader du groupe. L’homme à abattre numéro un.

L’obscurité régnant lors de la prise du cliché rend l’identification plus difficile, mais un visage très pâle se détache du reste de l’image. Des cheveux charbon en bataille et un regard d’une clarté déstabilisante. Il n’a pas l’air très âgé, une bonne trentaine d’années.

Ensuite, Lady Bonnaire m’indique du doigt une autre photographie. Une jeune femme blonde, les yeux cernés de maquillage, y figure.

— Voici Alpha 35. Elle sera votre seule alliée sur place.

— La petite protégée de Sofia Hernandez, je me trompe ?

Visiblement, Henry connaît déjà l’entraîneuse de ma future alliée. Le monde des Alphas s’avère bien petit.

— Exactement, acquiesce Lady Bonnaire.

J’opine de la tête, attentive à la moindre information.

— Nous manquons encore de précisions concernant les autres membres importants du groupe, mais je compte sur vous pour me les transmettre rapidement.

— Depuis combien de temps Alpha 35 est-elle infiltrée ?

— Trois mois.

— Et elle n’a rien de plus ? pensé-je tout haut.

Henry grimace aussitôt et me refile un coup de coude, comme pour me supplier de la boucler. Lady Bonnaire marque un temps d’arrêt, sans doute perturbée par mon franc-parler. 

— Ils sont très méfiants ! intervient-elle. Croyez-moi, vous ne savez pas encore à qui vous avez affaire. Présentez-vous sous votre vrai prénom. Vous êtes une citoyenne lambda de Gemma. Le GUN vous a embarquée de force sur cette planète, vous séparant de votre famille. Vous souhaitez prendre votre revanche. Un dossier complet vous sera fourni pour votre couverture. Apprenez-le par cœur. Aucune hésitation ne sera permise. Alpha 35 vous attendra chez vous ce soir pour mettre au point la meilleure stratégie à adopter.

Je soupire. Si je pouvais devenir un parfait petit soldat, tuer de sang-froid n’importe quelle cible avec une habilité sans pareil, en revanche, je ne supportais pas que des inconnus s’immiscent dans ma vie privée. Henry me jette un regard noir pour couper court à d’éventuelles questions avant même qu’elles ne s’échappent de mes lèvres.

Je juge donc salutaire de garder le silence.

— De combien de temps dispose-t-elle ? demande Henry.

— Trois mois, grand maximum. Si tout n’est pas rentré dans l’ordre à ce moment-là, nous utiliserons la manière forte. Nous préférons tenter une approche plus discrète en premier lieu. Inutile d’alerter tous les citoyens.

— Évidemment, conclut Henry. Je resterai en contact avec elle tout du long. Dans l’ombre.

— Bien entendu. Tout ce que vous devez savoir se trouve dans ce dossier. Soyez prudente avec votre téléphone, m’avertit-elle. Ils pourraient vous mettre sur écoute. Gardez-le sur vous en toutes circonstances, vous devez pouvoir rester joignable en cas de besoin.

J’approuve d’un mouvement de tête.

— Bien compris.

Mon entraîneur m’observe avec de grands yeux. Il le sait, je n’ai peur de rien. Je fais partie de ceux qui ont grandi trop vite, parce qu’on le leur a imposé. Je ne tremble devant rien. Un parfait Alpha, préparé pendant des années par son entraîneur à devenir la meilleure arme dont dispose le gouvernement.


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