Thorgard m’analyse, comme s’il devinait déjà ce qui se trame dans ma tête. Un sourire goguenard se hisse sur ses lèvres et ses iris s’assombrissent.

— Tu veux peut-être prendre le relais ? glisse-t-il, amusé.

— Ne me tente pas, raillé-je.

Samuel intervient dans ce combat de coqs.

— Tu devrais essayer, ça peut te sauver la vie demain de bosser certains gestes.

S’il savait…

Je le remercie d’un sourire poli et lève les yeux au ciel lorsqu’il s’éloigne. Ce qui m’horripile, c’est de devoir laisser Sören me battre devant tout le monde pour protéger ma véritable identité.

Je n’y arriverai pas.

Ma fierté brûle déjà d’un tel affront. Je me contenterai d’y aller plus doucement que d’ordinaire. Thorgard est un combattant de taille, il est résistant.

Samuel file vers la sortie en boitillant légèrement, je ne peux m’empêcher de sermonner le leader.

— Ce n’est pas très malin de l’avoir blessé.

— Je n’ai pas fait grand-chose, en vérité…

— Arrête, ta modestie va t’étouffer…

Il lâche un petit rire. Sans crier gare, il attrape mon poignet, me fait tournoyer pour que je me retrouve dos contre lui.

Eh merde. Encore.

Deux fois, déjà, qu’il y parvient. Où est donc passé mon instinct de survie ?

J’ai peut-être autant besoin d’entraînement que les autres. Il serre suffisamment son étreinte pour m’immobiliser, ce qui me rend folle furieuse. Je m’abstiens de le lui montrer, refusant de lui donner cette satisfaction.

— Je préférerais éviter de te faire mal, ce serait embêtant d’avoir un leader estropié pour la bataille, sifflé-je.

Tandis qu’il maintient fermement nos positions, je l’entends rire près de mon oreille. Je ne cherche plus à me débattre, seul le tambourinement de mon cœur laisse entrevoir le malaise qui me gagne.

— Imagine deux petites secondes que je sois armée. Un flingue. Pam !

Sören fait claquer sa langue sur ce dernier mot en prenant ma gorge pour cible.

— Imagine maintenant que je dispose d’une arme blanche. Disons, un poignard. Un véritable jeu d’enfants…

Sa voix n’est plus qu’un murmure. Son index glisse le long de mon cou.

Je déglutis avec peine, mais son geste se poursuit jusqu’à mon décolleté. Là, il stoppe net.

— Avec un peu de chance, tu tombes sur un gars relativement sain d’esprit, et il s’arrête là.

Cette fois-ci, sa main descend sur mon estomac.

— Mais dans le cas inverse, si tu as affaire à un vrai cinglé, il a tout le loisir de te faire souffrir encore.

Pourquoi est-ce que je frissonne ? Pourquoi est-ce que je n’interromps pas sa petite démonstration infantilisante ?

Lorsque ses doigts osent glisser sous mon haut pour remonter sur le côté de ma taille, mon cœur réalise un bond.

— Certains de tes ennemis seront sans pitié si tu n’interviens pas assez vite…

Je crève d’envie de le clouer au sol pour le faire taire. Je ne fais pas le poids face à sa force, mais ma vivacité et mes réflexes l’emportent. Son corps collé au mien devrait le remettre à sa place, activer mon système d’alarme, me convaincre de le mettre K.O. Pourtant, je ne me reconnais pas. J’aime son contact. J’aime cette proximité et la chaleur qu’elle fait naître en moi. Je pose une paume sur son avant-bras intrusif, mais au lieu de le repousser, je me contente de caresser sa peau couleur craie.

Ma réaction le surprend, puisqu’il cesse de bouger, sa main toujours au contact de mon flanc. Ce qu’il ignore, c’est que bien loin d’avoir déclaré forfait, j’ai encore des ressources dont il méconnait l’existence. Sören se fige, notre promiscuité me fait l’effet d’un doux foyer de cheminée, mais mon mental est assez fort pour ne pas se laisser berner. Ma caresse se poursuit, l’envoûte au point de faire se contracter tous ses muscles. Mon attitude le réduit au silence. Mon palpitant s’emballe, je le sens battre de plus en plus vite, de plus en plus fort. Je ne peux pas le nier, le jeu dangereux auquel nous nous prêtons me met à rude épreuve, pourtant, j’ai confiance en moi. Je reste maîtresse de la situation, j’ai le contrôle.

Durant un infime laps de temps, je savoure cette sensation nouvelle, celle de ce contact qui ranime en moi des espoirs enfouis, une féminité oubliée et des désirs insoupçonnés. Et puis j’inspire profondément.

Stop.

Ni une ni deux, je profite de l’état fébrile de Thorgard pour le déséquilibrer en glissant ma jambe derrière sa cheville et en resserrant soudain mon étreinte autour de son avant-bras. Lorsque le grand brun se retrouve dos contre terre en grimaçant, je ne peux masquer la fierté que je ressens.

Mais cette joie s’avère brève. Loin d’être satisfait, mon adversaire saisit mon avant-bras et me fait trébucher sur lui. En une fraction de seconde, il se retourne pour se retrouver au-dessus. Scotchée, je reste quelques instants sonnée face au sourire carnassier du Norvégien. Puis un applaudissement m’extirpe de mes réflexions. Je me redresse sur mes coudes et tourne la tête vers Holly, hilare, qui n’a vraisemblablement pas loupé une miette de notre affrontement.

Je soupire tandis que la brune pulpeuse nous rejoint.

— Sören, une chose est sûre, il vaut mieux te compter dans son équipe qu’en face.

Elle m’adresse ensuite un regard navré.

— En revanche, toi, tu ferais bien de t’entraîner… Demain tu n’auras pas de seconde chance s’ils t’attrapent…

J’apprécie sa franchise, un trait de caractère rare et précieux. En revanche, je n’en démords pas : je suis plus douée que Thorgard au combat. Je n’ai pas pu être moi-même à cent pour cent cette fois. Demain, s’il le faut, en revanche… Son seul atout sera sa force physique, j’en ai bien d’autres en stock.

Lassé de ce petit jeu, Sören me relâche enfin et se relève. Il fait soudain si froid loin de son corps brûlant que j’en frissonne. Son sourire triomphant et ses yeux félins me narguent. Je le maudis intérieurement.