Mon père m’observe avec un regard que je lui connais trop bien. À ses yeux, je ne suis toujours qu’un bébé qu’il se doit de protéger. Vingt ans et presque deux mois se sont passés et pourtant, il se comporte avec moi comme si j’étais un nouveau-né fragile.

— On se voit bientôt, lui dis-je en baissant le visage.

Je ne sais pas si c’est lui que je cherche à rassurer ou bien si j’essaie de me donner le courage de partir sans laisser l’émotion me submerger. Ses prunelles brillent, son sourire en coin témoigne d’un doux mélange de fierté et de tristesse. Lui n’a pas honte de me montrer ce qu’il éprouve, pour moi, c’est une autre affaire, sans doute parce que mon hypersensibilité m’a constamment valudes problèmes.

Une annonce résonne dans la gare de la Lyon Part-Dieu pour prévenir du départ imminent. Je grimpe sur la pointe de mes pieds et dépose une bise sur sa joue fraîchement rasée. C’est idiot, mais son parfum a quelque chose de réconfortant face à l’inconnu qui m’attend.

— Ambre…, sa voix me retient tandis que je monte sur le marchepied.

Je me retourne, attendrie et consciente qu’il a plus de mal que moi à couper le cordon.

— Montre-leur ce que tu vaux vraiment.

Je ne dis rien, me contente de cligner des yeux, peu à l’aise avec les compliments et incertaine de savoir si je vaux vraiment quelque chose, justement. Ce nouveau départ m’apportera sans doute de nombreuses réponses.

Il m’adresse un baiser de la main comme on le fait avec les tout-petits et je ne peux retenir un sourire ému. Et puis je monte,j’évite de peu de me prendre une paire de skis dans la tête… Peut-être un signe de ce que le destin me réserve. Espérons que non. Par chance, aucun voisin ne m’attend sur la banquette, je vais au moins profiter d’une partie du trajet dans le calme. Je croise tout pour que cela dure jusqu’à ma destination. Inquiète quant au devenir de ma guitare, même dans sa coque de protection, je la pose sur le siège passager.

Pour que le voyage soit plus supportable, j’ai pris soin de me préparer une playlist à rallonge sur mon téléphone, le dernier roman de mon autrice préférée, ainsi qu’un carnet pour gribouiller au fil de mes envies. Mon père ne quitte pas le quai avant que le train ne démarre. Je lui dresse un signe de la main, qu’il me rend aussitôt. J’ai une pensée pour Jess, qui n’a pas pu m’accompagner, parce qu’elle avait un entretien super important pour un poste à pourvoir à une heure de route. Elle me manque déjà.

Cette fois ça y est, le paysage défile, je lance un bon vieux morceau de Muse dans mes oreilles et me retiens de le chantonner, consciente que les autres passagers risqueraient de m’en vouloir, vu l’heure matinale. Cette seule idée me serre la gorge… il faudra bien, pourtant, que j’ose une fois là-bas. C’est sans doute le plus gros souci de mon équation personnelle. Ce voyage est un coup de pied aux fesses monumental, parce qu’il fallait que j’agisse, que je trouve ma voie, quitte à ce que cela insinue de faire confiance à ma voix. Et le moins que je puisse dire, c’est que le simple fait de m’imaginer devoir franchir ce pas me tétanise déjà. Je suis à la fois mon bourreau et la victime de ma folie.

Très vite, le timbre mélodieux de Matt Bellamy m’emporte loin de mes peurs. Moi aussi, je veux apprendre cette magie.

Trois heures et demie et un changement plus tard, avec un léger retard quasi habituel sur cette ligne, j’atteins Sallanches-Combloux-Megève avec la satisfaction de n’avoir pas dû partager ma banquette de tout le trajet. La louve solitaire que je suis a pu avoir tout le loisir de voyager en paix. Je quitte la gare et j’arrive sur un parking ensoleillé, une chance en cette saison. Et puis je lève la tête et soudain, j’ai le vertige. Je reste médusée, fascinée parce et endroit qu’on surnomme la ville au sept glaciers. La clarté du ciel me permet d’entrevoir un paysage incroyable que je reconnais en quelques secondes pour m’être documentée sur la région.

Le Mont Blanc. Il semble proche, mais je le sais à distance de plusieurs milliers de mètres. Oui, mais l’anticyclone qui m’accueille m’offre un laissez-passer pour cette vision dingue.

Bienvenue dans ta nouvelle vie, Ambre, me murmuré-je à moi-même, un sourire enfantin sur les lèvres.

Je trouve rapidement mon bus, l’endroit n’a rien du bazar bruyant qu’est Lyon. Je salue le chauffeur et me rassure quant à sa destination. Je décèle un accent que je ne connais pas, et prends place non loin de lui, juste pour anticiper une éventuelle boulette. Je me sais capable d’oublier de descendre au bon moment, juste parce que je rêvasse à la fenêtre. Une expérience vécue.

Alors, commence ma véritable découverte de la région. Très vite, la route principale se rétrécit et les premiers virages que j’appréhendais se dessinent sur le goudron. Au bout de quelques minutes, j’ai déjà le sentiment que la gare est à des centaines de mètres plus bas, on ne cesse de grimper en altitude, et les températures se rafraîchissent.

Les mains serrées sur l’anse de mon sac, je fixe le décor qui défile comme une bobine de film captivante. La route serpente, se faufile entre les montagnes qui se dressent autour de moi, imposantes et majestueuses. Les forêts de feuillus se font rares, laissant place aux pins et sapins qui couvrent les pentes d’un vert foncé en ce début septembre. Même si l’automne pointe son nez, la couleur vive des prairies rappelle encore le printemps.

À mesure que nous avançons, les sommets se rapprochent, plus hauts. Les cimes enneigées commencent à se dessiner au loin, à peine un soupçon de blanc sur les pics les plus élevés. Dans le bleu du ciel, ils semblent toucher les nuages.

Le Mont-Blanc, si loin et pourtant à côté à vol d’oiseau, nous surveille, tel un vieux sage.

Je découvre plusieurs villages de montagnes, aussi pittoresques que ceux des cartes postales. Leurs toits sont faits de pierres grises, et la fumée qui s’échappe déjà des cheminées me rappelle que l’été indien n’existe que rarement dans les parages.

Le bus serpente le long de lacs aux eaux si claires qu’on croirait pouvoir y voir le fond. la quiétude ambiante m’attire, loin du tumulte de la vie quotidienne, telle que je la connais.

Dans la deuxième demi-heure de trajet, le paysage se transforme peu à peu, s’affinant, se densifiant. Je me sens presque petite, insignifiante, face à cette immensité. Le car commence à ralentir à mesure que nous approchons de Val d’Orphée, et une sensation étrange m’envahit. Je sais que cette station, nichée à plus de 2000 mètres d’altitude, est un lieu préservé. Un endroit haut de gamme et presque suspendu dans le temps, comme un refuge où l’on peut trouver la paix, loin des bruits du monde. La température a chuté depuis que nous avons quitté Saint-Gervais-les-Bains. Selon mes recherches, j’ai pu apprendre qu’ici, en plein jour, on ne dépasse guère les 12°C et tombe souvent déjà en dessous de 5°C la nuit.

Le bus finit par s’arrêter, et je reste muette devant une toile de maître : les montagnes et les bâtiments de hauts standings qui composent la station. Le luxe et la nature se conjuguent avec une grâce folle.

— Les Hauts d’Argent! lance l’homme à la casquette vieillotte.

Une petite voix me susurre que je me suis trompée d’endroit, que je n’ai pas ma place dans ce décor, pourtant, quand le chauffeur se tourne vers moi d’un air bienveillant, j’ai envie de tenter le coup.

Je n’ai pas fait toute cette route pour fuir comme une trouillarde.


  • Sortie le 7 avril en ebook / broché / relié
  • Sera inclus dans les abons Kindle, Kobo plus et Nextory
  • 🦋 Précommandes ebook ouvertes partout : AmazonKoboiBooksGoogle playLeclerc

⮕ Envie de le lire au fil de mon écriture et de le recevoir en avant première ?