Tu as manqué le prologue ?
Tu as manqué le chapitre 1 ?

Louve
â Le mec de la trois tâa laissĂ© un sacrĂ© pourboire, me fĂ©licite Joyce en me tendant un billet de dix dollars.
Je souris en coin et récupÚre le bout de papier pour le glisser dans le pot commun.
â Ta bontĂ© te perdra, Louve, se moque-t-elle. Ă ta place, je lâaurais gardĂ© pour moi. Il fallait se le coltiner, celui-lĂ , avec son regard dĂ©goulinantâŠ
â Dans ce cas, le pot commun ne sert Ă rien, commentĂ©-je, tandis que je range le contenu de mon plateau dans le lave-vaisselle.
â Si, pour les piĂšces de monnaie, mais dix dollars, franchement⊠tu as fait le taf, profites-en.
Je nie de la tĂȘte et mâĂ©loigne pour aller dĂ©poser mon tablier. Jâai beau ne pas rouler sur lâor, je respecte les rĂšgles quand il sâagit de partager nos maigres pourboires, question de respect vis-Ă -vis de mes collĂšgues.
Cela fait maintenant trois ans que je bosse pour JosĂ© Diallo. Mon poste de serveuse au sein de ce diner local me permet de payer un loyer et de vivre dĂ©cemment. Certes, il y a plus passionnant, mais je ne me plains pas. Ce job mâapporte une certaine stabilitĂ© financiĂšre et le patron peut ĂȘtre arrangeant quand jâen ai besoin.
Jâattrape mon sac Ă main et mon blouson en cuir quand Joyce me retient.
â Hey, au fait, on sort boire un verre avec lâĂ©quipe, ce soir, tu te joins Ă nous ?
Je lui adresse un sourire poli et décline.
â DĂ©solĂ©e, impossible.
â Je ne sais mĂȘme pas pourquoi je tâai posĂ© la question, sâamuse ma collĂšgue.
Et moi je sais pourquoi personne dâautre ne mâen a parlĂ©. Jâai tissĂ© peu de liens, question de survie.
â Une autre fois, peut-ĂȘtreâŠ
â Mouais, câest ce que tu dis toujours.
Je crois quâelle mâaime bien. Joyce est une fille sympa. Une vingtaine dâannĂ©es, le sourire facile et communicatif, le genre de personne sociable qui se fait facilement des amis.
Tout le contraire de moi.
Je ne comprends pas pourquoi elle sâintĂ©resse toujours Ă mon cas dĂ©sespĂ©rĂ© cĂŽtĂ© sociabilitĂ©.
Peine perdue.
â Ă demain, dĂ©crĂ©tĂ©-je avec un sourire navrĂ©.
Je quitte mon poste et traverse la rue. Ma montre mâindique quâil me reste cinq minutes pour rejoindre la prochaine Ă©tape de mon planning millimĂ©trĂ©.
Chaque jour, câest la mĂȘme chose. Mon existence ne laisse pas de place Ă lâimprĂ©vu, du moins, pas en journĂ©e. Quelquâun dâautre compte sur moi, et je nâai pas le droit de me dĂ©filer. Tout mon quotidien tourne autour dâune vie dĂ©pendante de mes actes.
Micah.
Il me suffit de voir son sourire devant le portail du collĂšge pour oublier la fatigue un instant et me concentrer sur le bonheur que mon fils me procure.
â Salut, bonhomme ! Alors, câĂ©tait chouette ta journĂ©e ?
â PlutĂŽt cool⊠Jackson mâa invitĂ© Ă sa fĂȘte dâanniversaire, mercredi prochain. Je pourrai y aller ?
Câest fou comme les annĂ©es passent vite. Hier encore, il tenait dans mes bras, gazouillait ses premiĂšres syllabes, et aujourdâhui, il a des amis, il est autonome, et mĂšne sa petite vie de prĂ©ado.
â Laisse-moi contacter sa maman, dâabord, jâen parlerai avec elle.
Il soupire, et je lui rends un sourire tendre.
Je nâaime pas me montrer trop sĂ©vĂšre, cependant, je dois veiller Ă sa sĂ©curitĂ©. Tous les parents du monde veulent en faire autant, cela dit, le cas de mon fils sâavĂšre un peu particulier. Nous sommes diffĂ©rents.
Si sa vĂ©ritable nature nâa pas encore Ă©clos, ça ne saurait tarder. Jâavais un peu moins de 9 ans quand jâai vĂ©cu ma premiĂšre mĂ©tamorphose de façon incontrĂŽlĂ©e. Avec un peu de chance, Micah ne connaĂźtra pas cela. Mais plus je le vois Ă©voluer, plus jâen doute. InĂ©luctablement, notre sang coule dans ses veines, et la vĂ©ritable question qui subsiste, câest de savoir en quelle proportion son pĂšre et moi lui avons transmis mes gĂšnes.
Ătre diffĂ©rent, câest devenir une proie pour les autres en permanence, parce quâon respire et quâon ne correspond pas au modĂšle Ă©tabli. Je lâai appris Ă mes dĂ©pens et je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour protĂ©ger mon fils de cette mise Ă lâĂ©cart et de ce danger omniprĂ©sent.
Lâhomme est un loup pour lâhomme, plus encore lorsque lâon ne rentre dans aucune case.
Jâattrape la main de mon fils, mais il a un mouvement de recul lorsquâil jette un coup dâĆil vers ses amis restĂ©s plus loin. Dâaccord, je respecte son choix et mon cĆur de maman saigne un peu plus tandis que je rĂ©alise Ă quel point il a grandi.
Sur le chemin du retour, on sâarrĂȘte chez Cupcake Factory, pour profiter dâun petit goĂ»ter sucrĂ© comme on aime en partager.
Puis on prend le chemin de la maison.
Bienvenue Ă North Whisperlake, le paradis des caravanes, le terrain vague des zonards, la partie de la ville oĂč personne nâaime sâaventurer.
Câest pourtant ici que lâon vit. Dernier camping-car Ă droite. Earl nous adresse un signe depuis sa chaise Ă bascule et nous lui rendons son sourire. Je sais quâil veille sur nous de lĂ oĂč il se trouve, comme toujours. Je ne le connais quâen surface, mais cette figure emblĂ©matique de la ville arbore une aura protectrice qui mâinspire confiance, chose rare.
Jâai lâimpression quâil est un peu le gardien des lieux, veillant sur son clan. Un retraitĂ© discret, mais toujours Ă lâaffĂ»t, le regard rempli de mystĂšre.
â Hey, maman, papi est lĂ !
Mon cĆur se serre. La silhouette brinquebalante de mon pĂšre prĂšs de ma caravane me glace le sang. Je devrais pourtant ĂȘtre habituĂ©e Ă le voir dans cet Ă©tat, depuis le temps. Cela fait des annĂ©es que lâalcool est devenu son meilleur ami. Je ne supporte pas quâil se montre ainsi devant mon fils. Je nâaime pas la maniĂšre avec laquelle il vient pourrir son oxygĂšne de ses excĂšs et de son amertume. Un enfant ne devrait jamais ĂȘtre confrontĂ© Ă cela.
Lorsquâil nous aperçoit, il tente un sourire, mais son ivresse ne lui permet dâafficher quâune grimace ridicule.
â ChĂ©rie, tu es lĂ ! Je tâattendaisâŠ
Par rĂ©flexe, je darde un coup dâĆil vers la caravane dâEarl et comprends quâil nous surveille toujours, tel un vrai loup protecteur.
â Quâest-ce que tu fais lĂ ?
â Câest comme ça que tu mâaccueilles ?
Un rictus agacé se dessine sur son visage balafré par une vie sens dessus dessous.
Je me penche vers mon fils et affiche un masque impassible, celui dâune maman totalement zen, alors quâĂ lâintĂ©rieur, je bous.
â Micah, mon chĂ©ri, va mâattendre Ă lâintĂ©rieur, sâil te plaĂźt.
Mes consignes ne lui plaisent pas. Il proteste :
â Mais aprĂšs, vous allez venir ? Il faut que je lui montre mon dernier jeu de console. On fera une partie !
â Jâadorerais, mon grand, rĂ©torque mon pĂšre avant de mâadresser un sourire goguenard.
La fureur sâinstalle en moi, mais je ne laisse rien paraĂźtre. Il ne mĂ©rite pas toute cette colĂšre. Il ne mĂ©rite mĂȘme pas mon attention.
â Une autre fois, sans doute, le remerciĂ©-je. Micah doit dâabord faire ses devoirs et nous avons autre chose de prĂ©vu par la suite. Peut-ĂȘtre que si tu nous prĂ©viens avant ta prochaine visite, on pourra se dĂ©brouiller pour ĂȘtre plus disponiblesâŠ
Son rictus sâefface, je sens lâimpatience gagner du terrain chez lui. Son poing se serre, et je reconnais le visage de celui quâil devient quand lâalcool prend le pas sur son Ăąme de pĂšre. Il nây a plus une once de dignitĂ© dans ce portrait grotesque.
â Micah, attends-moi Ă lâintĂ©rieur, sâil te plaĂźt, insistĂ©-je.
Il rechigne, mais obéit. Mon pÚre se tend.
â Alors, comme ça, je nâai plus le droit de voir mon petit-fils ?
â Ne fais pas lâinnocent, tu sais trĂšs bien quel est le problĂšme !
Il grogne, commence à faire les cent pas, tel un lion enragé. Je ne me laisse plus impressionner par son numéro.
â Si tu me disais plutĂŽt pourquoi tu es lĂ ?
â Je te lâai dit, je voulais voir Micah.
â Et depuis quand passer du temps avec lui fait partie de tes prioritĂ©s ?
Il crache par terre et mâoffre son vĂ©ritable visage, celui dâun alcoolique impatient et colĂ©rique. VoilĂ bien longtemps quâil a perdu le droit dâĂȘtre mon pĂšre et dâĂȘtre le grand-pĂšre de mon fils. Le sang qui coule dans nos veines ne suffit pas⊠Parfois, le mal causĂ© sâavĂšre trop grand pour ĂȘtre pardonnĂ©. Je nâai pas la bontĂ© dâĂąme dâune religieuse. Nous avons tous notre lot de casseroles Ă trimballer, ce nâest pas Ă moi de porter le poids des siennes, encore moins Ă mon fils dâen assumer la charge.
â Jâai besoin dâargent, finit-il par dĂ©crĂ©ter.
Un rire sans joie quitte mes lĂšvres. Le mĂȘme schĂ©ma se reproduit en continu, comme si le sort voulait me mettre Ă lâĂ©preuve, encore et encore.
â DĂ©solĂ©e, je nâen ai pas.
â Tu en as forcĂ©ment un peu ? Je ne te demanderai pas si ce nâĂ©tait pas important.
Il semble préoccupé et tourne en rond, nerveux.
â Ăa lâest toujoursâŠ
â Promis, câest la derniĂšre fois, aprĂšs je te laisse tranquille.
â Je vois que rien ne change, dis-je tristement.
â MĂȘme si tu nâas pas grand-chose, si tu peux me dĂ©panner un tout petit peu, ça mâaidera dĂ©jĂ beaucoup, insiste-t-il.
â Le problĂšme, papa, câest que ce « pas grand-chose » me sert tout juste Ă vivre et Ă nourrir mon fils, alors non, je nâai pas de quoi tâaider. Et quand bien mĂȘme, je ne le ferai pas, parce que ce nâest pas comme ça que tu vas tâen sortir. Tu le sais aussi bien que moi.
Câest fou comme sa seule prĂ©sence mâĂ©puise. Mon pĂšre est un vampire Ă©motionnel. Comme je le prĂ©sageais, mon refus le pousse dans ses retranchements. Il rumine, perd son sang-froid.
â Tu nâas pas honte de refuser dâaider ton pĂšre ?
Alors ça y est, la voici, cette ombre que je déteste tant et qui a pris la place de son ùme, il y a bien longtemps.
â Tu mâabandonnes, comme ta mĂšre ! La lĂąchetĂ©, câest votre truc Ă vous, les monstresâŠ
Ses mots me font lâeffet dâun poignard en plein cĆur. Ma gorge se remplit de sanglots que je refuse de verser. Câest une brĂ»lure insupportable, mais elle nâest rien en comparaison de la haine que je lui voue en cet instant.
Comment ose-t-il ? Cette fois-ci, jâen ai la certitude : lâalcool a bousillĂ© tout ce quâil restait de bon en lui. Il nây a plus rien Ă en tirer.
Je prĂ©fĂšre lui tourner le dos et repartir vers ma caravane. Mais il pose une main sur mon Ă©paule et me retient un peu trop vivement. Je manque de trĂ©bucher. La rage implose en moi. Elle consume la petite fille qui ne comprend pas cette injustice et libĂšre la tigresse prĂȘte Ă tout pour protĂ©ger son enfant du danger quâil reprĂ©sente. Je nâai jamais si bien portĂ© mon prĂ©nom.
â Tu devrais partir, maintenant.
Ma voix semble sortir dâoutre-tombe
â Des menaces ? On aura tout vu !
Son rire caverneux Ă©clate dans lâair et me met hors de moi.
UlcĂ©rĂ©e, je le repousse dâune main sur son thorax. Il titube, ivre mort.
â Va-tâen ! tonnĂ©-je.
Durant de longues minutes, son visage me fait face, Ă quelques centimĂštres du mien. Son souffle mentholĂ© agresse mon odorat. Ses yeux vitreux nâont plus rien de ceux que je connaissais petite. Je peux lire Ă lâintĂ©rieur, la noirceur de son Ăąme, la bassesse de ses Ă©motions, le fantĂŽme quâil est devenu.
â Tout va bien ?
Earl se tient Ă quelques mĂštres de nous, prĂȘt Ă intervenir au besoin.
Je reprends mon souffle et recule dâun pas.
â Ă merveille. Mon pĂšre allait sâen aller.
Le principal concernĂ© me toise encore quelques secondes, la mĂąchoire serrĂ©e. Il nây a plus dâamour entre nous.
Je suis orpheline.
Mon voisin ne sâen va pas pour autant, comme sâil attendait le dĂ©part de mon visiteur pour sâassurer de ma sĂ©curitĂ©. Mon pĂšre finit par sâen rendre compte et recule Ă son tour, dans un rire amer.
â Ouais, je mâen vais. Jâaime pas bien cet endroit, ni les gens qui y vivent.
PlutĂŽt fier de sa rĂ©partie bancale, il sâĂ©loigne sans mĂȘme un regard. Sa silhouette disparaĂźt lentement Ă lâhorizon, emportant avec elle, les derniers sentiments qui subsistaient en moi pour celui qui aurait dĂ» ĂȘtre mon modĂšle.
â Tu es sĂ»re que ça va ?
Earl sâapproche. Il a lâair de marcher sur des Ćufs. Nous ne nous connaissons pas beaucoup, je ne suis pas du genre Ă papoter avec les voisins. MalgrĂ© tout, il vient de confirmer mes pensĂ©es. Je peux compter sur son aide en cas de besoin. Enfin, tant quâil ignore ce que je suis vraiment.
â Oui, ça va.
Il hoche la tĂȘte, silencieux et pensif. Puis il tourne les talons, ses larges Ă©paules orientĂ©es vers sa caravane. Sans doute nostalgique dâune autre Ă©poque, il garde les cheveux longs malgrĂ© le gris qui les envahit.
â Earl ?
â Mmh ?
â Merci.
Le sexagĂ©naire aux allures de grand chef hausse les Ă©paules et mâadresse un sourire en coin. La minute qui suit, il a dĂ©jĂ disparu.

???????????? Il sort demain !
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