Perchée sur des escarpins anormalement hauts pour l’occasion, j’ai cependant fait l’impasse sur la robe de mariée — n’en ayant pas encore trouvée — la requête du professeur étant de venir vêtus de nos tenues de mariage ou de quelque chose s’y apparentant pour se mettre en condition. Je me suis donc bien gardée d’aller acquérir une robe de substitution à la dernière minute, et me contente d’un jean et d’un tee-shirt, bien plus à l’aise ainsi… Si tant est que je puisse être à l’aise dans cette situation, accompagnée non pas de mon futur époux, mais de son frère. Lorsque nous passons la double porte du gymnase, la plupart des couples sont déjà présents. Le rouge me monte aux joues immédiatement, puisque tout le monde se tourne vers les retardataires que nous sommes. Une assemblée de regards nous toise nous, la petite brune en jean et tee-shirt et le grand métalleux assorti. Pour une entrée discrète, il faudra repasser. Un homme en jean strass à bretelle et un chapeau vissé sur la tête roule des hanches pour nous rejoindre. Son teint mat et ses cheveux corbeaux trahissent son identité. Miguel Cordalo Cruz, celui qui nous apprendra à danser la valse. Il me détaille de la tête aux pieds, une main sur les hanches et l’air suspicieux, puis agit de la même manière avec Cameron. Le pauvre m’interroge du regard, sans doute surpris par cette attitude déplacée.
— Eh bien, eh bien. Vous arrivez avec dix minutes de retard, et que vois-je ? Une mariée en jean ? Doux Jésus !
Cette fois-ci, il me fusille du regard. Je déglutis.
— Je suis désolée, bégayé-je. C’est ma faute. Je n’ai pas encore trouvé ma robe, et mon futur époux étant parti en voyage d’affaires, j’ai demandé à son témoin de le remplacer.
Mister Cruz semble surpris de mes révélations et observe le grand chevelu qui se tient à ma gauche.
— Hum hum… le marié aura-t-il la décence de se libérer le jour du mariage ou son bellâtre de témoin compte-t-il aussi le remplacer pour le grand jour ?
Le ton acide qu’il emploie me refroidit aussitôt. Je reste figée par ce franc-parler peu conventionnel. Vu le prix des cours, c’est tout bonnement déplacé, mais soufflée par cette répartie cinglante, je reste muette.
— Bien, en place, conclut-il. Au moins, tu as pris des talons, ma jolie, tout n’est donc pas perdu avec toi !
Je crois qu’il vient de me faire un compliment… enfin je n’en suis pas tout à fait certaine, mais je décide de voir le verre à moitié plein. Ne nous laissant pas le temps de reprendre nos esprits, il pousse Cameron d’une main dans son dos vers le centre de la piste, et je le suis de près.
Miguel frappe dans ses mains pour attirer l’attention de ses élèves.
— Allez, tous en place, on ne perd plus de temps, les enfants !
Comme si notre arrivée-sanction n’était pas suffisante, le professeur de danse s’acharne en nous choisissant comme couple-guide pour la danse. Youpi. Moi qui déteste danser et me donner en spectacle, je vis un véritable cauchemar. Miguel indique au pauvre Cameron de se redresser, et il lui montre la position dans laquelle il doit se tenir : une main attendant la mienne, l’autre dans mon dos. Il se charge ensuite de moi et m’intime de m’approcher un peu. Ma main rejoint la paume droite du grand brun, tandis que l’autre se pose sur son épaule musclée. Cette fois-ci, la gêne ressentie n’a même plus de nom.
Le moment que je redoute tant arrive. Devoir m’imposer une telle proximité avec un homme que je ne connais que depuis quelques jours n’a rien d’évident. Par chance, Paul a opté pour la valse, et non le slow. Nous avons donc quelques centimètres bienvenus de « vide » pour nous séparer. Une fois n’est pas coutume, le choix de cette danse m’apparaît soudain comme un soulagement. Non sans peine, j’affronte le regard de l’Américain qui me dépasse de presque deux têtes. Des mèches folles s’échappent de son chignon brun et sa barbe de quelques centimètres renforce cette allure négligée. Elle ne m’effraie pas, au contraire, mais notre duo tranche tellement avec l’aspect chic du cours que le constat semble évident : nous faisons tache, ni plus ni moins. J’observe mon partenaire : son visage tendu traduit clairement son aversion pour la situation ; il n’apprécie guère plus que moi notre entrée en matière. Je sursaute et pousse un cri de surprise lorsque Miguel pose une main dans le creux de mon dos.
— Allons, un peu de fierté, d’élégance ma chère. On se tient droite.
Il me relève le menton vers Cameron.
— Voilà, et ne fais pas cette tête, il faut prendre plaisir à danser.
— Je ne le fais pas de gaité de cœur, lui confié-je. Mais pour ma belle-famille.
Je me demande aussitôt pourquoi j’aborde ces détails privés avec lui.
— Qu’importe les raisons, tu es là, alors tu dois faire les choses de la bonne manière, ma chérie. Et par pitié, détends-toi un peu, on dirait que tu as un balai dans le derrière !
Je me crispe plus encore sous ses paroles et Cameron pouffe. Je le foudroie du regard. Consciente qu’il ne me lâchera pas, j’obtempère à contrecœur.
— Voilà, comme ça. Il ne va pas te manger, ce beau brun. On voudrait tous un dieu grec comme ça pour apprendre la valse ! Veinarde !
Super, voilà qui arrange les choses…
— Bien, hurle alors Miguel en frappant dans ses mains. Voici comment on décompose la valse. C’est simple.
Alors qu’il compte jusqu’à quatre, il se déplace en avant, sur le côté, puis en arrière.
— L’important, c’est la fluidité. On gomme toute raideur dans les mouvements, il faut que les pas glissent tout seuls, et que les bras et la tenue du dos soient gracieux.
C’est tout moi, ça, la grâce, songé-je, exaspérée.
Je soupire en croisant de nouveau le sourire malicieux de mon futur beau-frère.
— Un deux, c’est parti ! On essaie ! hurle Miguel en appuyant sur sa télécommande pour lancer la musique.
Une mélodie datant d’un autre siècle résonne alors dans le vieux gymnase. Pire qu’un thé dansant réservé au troisième âge…
— Ce n’est qu’un mauvais moment à passer, me souffle mon partenaire de danse, cherchant mon regard du sien.
J’inspire profondément, consciente qu’il a raison. Je fais ça par respect pour la famille de Paul qui nous impose un mariage traditionnel, je m’y contrains par amour pour lui. Il m’en sera redevable, j’y compte bien. Mais en attendant, je me dois d’assurer aujourd’hui en son absence, et je peux sérieusement remercier son frère d’avoir accepté ce cadeau empoisonné. Tous les couples suivant le rythme, et non sans mal, je m’efforce d’en faire autant, guidée par les grandes mains de l’Américain et confrontée à une proximité pour le moins saugrenue.
— On regarde son partenaire et on sourit ! C’est un échange, grand Dieu !
Je sursaute. Je n’avais pas vu Miguel revenir vers nous. Ses remontrances commencent à m’agacer au plus haut point. Mais je suis là pour jouer le jeu, alors je prends sur moi une fois encore, et relève le visage vers Cameron avec la certitude d’être ridicule. Dès que le tortionnaire s’éloigne, je romps ce sourire forcé et lève les yeux au ciel.
— Merci, chuchoté-je. Tu n’étais pas censé supporter ça, en tant que témoin. C’était à Paul d’assumer ce genre de tâche, pas à toi.
— Ça ne fait rien, se contente-t-il de répondre. C’est mon rôle de vous aider.
— Oui, mais pas jusqu’à ce point…
— Danse, où le roi de la Macarena va t’achever en public, se moque-t-il gentiment.
Je souris. Je dois lui reconnaître un don certain pour détendre l’atmosphère et désamorcer les situations gênantes. Grâce à sa quiétude, je regagne confiance en moi et parviens à refaire surface dans des circonstances où l’embarras m’aurait dévorée toute crue. Je parviens enfin à calmer mon cœur qui jusque là battait trop vite – la faute au stress – et profite désormais de la sérénité qui émane du grand costaud. Contre toute attente, il semble avoir pris ses aises sur cette danse d’un autre temps ; c’en est déroutant.
— Tu es meilleur danseur que moi, constaté-je, admirative.
— Il suffit de faire un carré, m’indique-t-il en poursuivant le mouvement que Miguel nous fait répéter en musique. Pas besoin d’être bon danseur pour ça.
— Pourtant, ça n’a rien à voir avec du rock, m’amusé-je.
— Non, c’est certain !
— Je trouve ça ringard, murmuré-je.
— Et moi donc…
Je jette un regard aux autres couples qui tournoient dans la pièce, certains très jeunes, et un plus âgé. La plupart d’entre eux paraissent ravis de se laisser guider par les violons et le piano. Plus que jamais, je ne me sens pas à ma place.
— En plus, ces talons sont une horreur, maugréé-je.
Une fois encore, mon partenaire s’amuse de mes plaintes. Lena Cornen dans toute sa splendeur.
— On s’ennuie, hein ? glisse Cameron, le regard animé d’une lueur nouvelle.
Je ne comprends pas où il veut en venir, mais, en effet, il dit vrai.
— Pas qu’un peu.
— Un cours un peu plus rock’n roll ça pourrait être sympa, ajoute-t-il.
J’arque un sourcil, pensive.
— En effet, mais…
Je n’ai pas le temps de terminer ma phrase que mon cavalier resserre ses solides bras autour de ma taille et nous fait tournoyer à une vitesse folle le temps de quelques tours. Je ne peux réprimer un cri de surprise. J’éclate de rire comme une gamine sur un tourniquet. Lorsqu’il me repose au sol, Cameron prend soin d’y aller en douceur ; mes chevilles montées sur talons aiguilles l’en remercient. Consciente que d’ici quelques millièmes de seconde Mister Cruz va nous faire regretter cet affront, je profite une dernière fois de l’euphorie de l’instant, et m’esclaffe sans retenue.
— C’était plus rock, comme ça, décrète mon cavalier, facétieux.
Déjà, un claquement de mains résonne derrière moi. L’heure des remontrances approche. Elle porte un prénom : Miguel.
— Non, mais dites donc, tous les deux. Si vous êtes venus pour faire un remake de Dirty Dancing, vous pouvez repartir chez vous ! Ici, c’est du sérieux ! On valse !
Nous nous regardons comme deux enfants pris en flagrant délit, et explosons de rire en choeur. Je lève une paume pour m’excuser face au regard noir du professeur de danse.
— Je suis navrée, on va se reprendre, assuré-je entre deux gloussements.
— Bien. Sinon, dehors !
Je toussote pour regagner mon sérieux et le grand brun en fait de même.
— Pour la peine, les petits prodiges du porté vont nous montrer qu’ils ont bien retenu la leçon du jour. On vous regarde Bébé et Johnny, action !
Je déglutis lorsqu’il claque des mains. Mes pires craintes se produisent. Miguel enclenche la musique, et tous les couples présents nous observent, un brin moqueurs. Nous devenons les bêtes de cirque de la séance.
— T’es prête ? me souffle Cameron, plus sérieux que jamais.
Angoissée, je hoche la tête.
— Un mauvais moment à passer, hein ?
— Yep.
L’argot américain reprend le dessus dans cet instant de stress. Il semble pourtant impassible, mais je décèle tout de même un peu d’agitation dans ses prunelles grises.
Un pas, puis un autre, un petit, puis un grand. Il me guide, je le suis simplement. Bien que peu expérimentés, il me semble que notre fierté partagée motive nos pieds débutants. Hors de question de ne pas relever ce défi. Hors de question d’être ridicules une fois encore. Quand la musique s’interrompt, je prends quelques instants pour me rendre compte de ce qui vient de se produire. Je regarde mon cavalier, et il en fait autant. Nos souffles entraînés par la tension de l’instant nous ôtent toute répartie. Le silence s’impose dans la salle.
Finalement, Miguel applaudit. À ma grande surprise, nous venons de donner le meilleur de nous-mêmes et avons cloué le bec aux personnes ici présentes, y compris au professeur. Il se rapproche, tandis que nous n’avons pas bougé d’un iota, comme prêts à repartir pour une nouvelle danse. J’observe le grand rockeur qui vient de me faire évoluer sur la piste comme si je dansais depuis toujours, partagée entre surprise et trouble.
— Eh bien, voilà ce que c’est que la passion, mes enfants ! Si tu danses comme ça le jour de ton mariage ma belle, tu vas en épater plus d’un. J’espère que le futur mari sera à la hauteur !
Le clin d’œil qu’il me glisse me fait émerger de ma stupeur, et je ne peux retenir un rire de soulagement. Mon souffle reprend un rythme plus convenable et je relâche la main de mon cavalier, tout en le gratifiant d’un regard.
— Allez, ça ira pour aujourd’hui hurle Miguel à sa classe. Répétez bien chez vous, on se revoit dans une semaine !
Alors que les autres couples regagnent la sortie, il revient vers nous. À croire qu’il ne peut plus se passer de ses danseurs débutants. Le professeur me détaille de la tête aux pieds ; mais cette fois-ci, sans jugement aucun. Une première ! Je l’ai donc vraiment bluffé.
— Bon, ma jolie, il te reste à apprendre tout cela à ton futur mari. À l’avenir, tous les deux, évitez ces élans de joie dans mon cours. Cela déconcentre les autres couples.
Soudain, l’air sévère disparaît complètement de son front, et, pour la première fois, je le vois sourire. Le faux sosie de Miguel Ángel Muñoz peut donc s’avérer sympathique ! Il me refile un coup de coude et son regard se fait plus espiègle.
— Et si tu veux mon avis, évite de t’envoyer en l’air avec le témoin du marié, ça fait mauvais genre !
Je reste muette face à ces propos déplacés.
Miguel explose de rire et Cameron semble, lui aussi, trouver cela drôle. Visiblement, je suis la seule à ne rien comprendre.
— S’envoyer en l’air ! s’exclame le prof de danse en me tapant l’épaule. C’était un jeu de mots ma chérie, ne fais pas cette tête.
Il pouffe de plus belle avant de repartir en direction de sa chaîne stéréo, en répétant plusieurs fois sa vanne dont il semble très fier. Je souris brièvement, comprenant qu’une fois encore, je viens de passer pour une idiote. Une idiote à retardement.
— On y va ? me lance l’Américain, on va manquer l’heure du rendez-vous au studio, sinon.
— Ouais, on y va.
Voilà qui tombe à pic, l’enregistrement. Cet après-midi, je serai spectatrice uniquement : plus de prise de risques, plus d’instant de solitude. Juste du bon rock et un accès VIP en prime. À moi la belle vie !