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Valhalla Keepers – 1. Collision – exclu

CHAPITRE 1

HAAKON

J’inspecte la Road King devant moi, subjugué. Je lui tourne autour, tel un vautour affamé devant une proie irrésistible pour ses sens. Les miens me hurlent de grimper dessus et de faire vrombir son moteur.

— T’attends quoi, pour l’essayer ? se marre Storm, derrière moi.

— Tu ne blagues pas, hein ? demandé-je pour me rassurer.

Il sourit de toutes ses dents, pas peu fier de son petit effet.

— Promis. Tu la mérites. 

Quelques secondes s’écoulent dans un silence magique. Tout semble se dérouler au ralenti. J’apprécie la légèreté de la brise glacée qui souffle sur mes joues, la nuit qui nous entoure devient soudainement plus mystérieuse, propice aux confidences. Parce que cet instant, je le sais, restera gravé longtemps dans ma mémoire.

— Allez, profite de ton cadeau, fiston, va faire un tour.

Ce surnom dans sa bouche a quelque chose de tendre et de fluide en même temps. Mon oncle n’est pas un habitué des démonstrations d’affection. Chaque détail dans son attitude ou dans ses mots en dit beaucoup plus que ce qu’il veut bien montrer.

Cette Harley…

C’est trop beau pour être vrai. Comme tout ce qu’il m’arrive depuis que Storm a bien voulu devenir mon tuteur légal, il y a neuf ans, déjà. Alors certes, notre train de vie n’a rien d’idyllique, mais aucun ne me correspondrait plus. Cette liberté qui est la nôtre relève de l’impensable pour beaucoup, mais d’un besoin vital pour moi.

J’avais déjà une moto à moi, mais là, on ne joue plus dans la même cour.

J’ai fait mes premiers pas sur une bécane bidouillée, composée de pièces détachées plus anciennes que Storm lorsqu’il m’a intégré en tant que prospect. Une fois que j’ai vraiment rejoint le groupe et qu’il m’a été possible de porter le logo viking sur mon cut[1], j’ai pu m’offrir un engin un peu plus décent grâce aux services rendus pour le club, mon oncle prélevant sur mes payes un peu chaque mois pour que je me permette cet achat. L’avantage avec le club, c’est qu’on trouve de belles occasions, d’autant plus quand on s’y connaît en mécanique, ce qui est mon cas. 

Je ne résiste pas plus longtemps, j’enfile mon casque, enfourche la bête et fais ronronner son doux moteur… ces notes, ces graves… une vraie mélodie pour qui sait les apprécier.

Je lève la béquille et démarre, le sourire aux lèvres, en direction du portail métallique orné du crâne normand de notre emblème qui marque l’entrée du QG. Les températures avoisinent les dix degrés, juste ce qu’il faut pour me servir un bon rappel à l’ordre : je suis bien vivant, et je suis apaisé. 

Plus rien ne compte. 

Il n’y a que la route, les bornes que j’avale, le vent dans ma face d’imbécile heureux et cette nouvelle meilleure amie chromée que je m’apprête à chérir comme il se doit.

Je me fous du temps qui passe, je traverse Katøgan et me lance le long de la côte, au gré des bourrasques gelées, des embruns marins de la nuit noire qui m’engloutit. La voilà, l’indépendance que j’ai recherchée toute ma vie durant. Cette existence dont je fixe seul les limites, que je repousse à l’infini, dès que j’en ai l’occasion, armé d’un sentiment puissant de contrôle absolu sur ce qui m’entoure. 

Depuis que je suis un Keeper, je ne suis plus spectateur, je suis le réalisateur de tout ce que j’entreprends. Je ne subis plus, j’agis. Et ma seule boussole, c’est mon palpitant, qui frétille bien plus souvent qu’il ne le devrait, même si, aux yeux des autres, j’ai sans doute l’apparence d’un type imperméable à tout. 

J’accélère un peu plus et profite encore de quelques kilomètres avant de m’arrêter dans une petite station essence pour faire le plein. Je pars payer à l’intérieur, m’achète par la même occasion une barre de chocolat, mon dernier repas remonte à loin. J’ai bossé dur toute la journée pour préparer un chargement du club à destination d’Édimbourg. Rien que ça.

C’est au moment où je veux régler qu’un bruit sourd m’interpelle. Un crissement métallique me tord les boyaux avant même que je ne tourne la tête. J’ai compris sans le voir. Le caissier me regarde, sidéré, gêné, aussi.

— Votre…

Je bloque sur l’enfoiré qui vient de rentrer dans ma bécane toute neuve. Je n’avais pas prévu de laisser mon amie la colère sortir s’amuser ce soir, mais ce blaireau vient de bousiller mon super programme.

Je fourre la barre de chocolat dans la poche arrière de mon jean et sors de la petite boutique, furax. Une vieille Jeep fume non loin de là, à peine cabossée par le choc qui vient d’exploser ma merveille.

Je franchis la distance qui nous sépare à grandes enjambées, prêt à en découdre, quand la portière du bolide s’ouvre sur une rouquine paniquée.

— Oh mon Dieu ! s’exclame-t-elle dans un français que je reconnais à peine. Je ne sais pas ce qui s’est passé, mes freins ne répondaient plus et…

J’ai suivi quelques cours à l’ungdomsskole[2], mais ça date, et je n’étais pas le plus assidu, loin de là. Elle m’observe, tremblante. Ma colère doit se lire sur mon visage parce qu’elle hésite à avancer dans ma direction.

Je me penche et relève tant bien que mal ma pauvre moto. Les dégâts sont mineurs, en apparence. Un check-up complet au QG me rassurera sans doute davantage. Quelques chromes sont égratignés. Et dire que je viens à peine de me l’offrir… j’ai les boules. Sait-elle au moins ce que ça coûte ? J’en doute. Les gens s’imaginent tous qu’une beauté pareille n’est qu’une simple moto. C’est un bijou, putain ! Un précieux hors catégorie. Je grogne, malgré moi.

— Je suis désolée, balbutie la rouquine dans un anglais fluide.

Je lève les yeux vers elle, prêt à lui expliquer que si elle ne sait pas conduire, elle peut rouler en vélo, mais rien ne sort. D’une parce que mon fichu mutisme me saisit toujours au mauvais moment, et de deux, parce que ses immenses yeux verts brillent un peu trop sous le lampadaire et trahissent le malaise qui la gagne. 

— S’il y a des dégâts, je peux les régler…

Sa trouille prend un sens. Je la comprends quand je vois ses prunelles rivées aux deux patchs sur ma poitrine : KEETØG, en référence au surnom de notre chapitre des Valhalla Keepers et BLODBRØDRE, « frère de sang » en norvégien… depuis le jour où j’ai appuyé sur la gâchette pour sauver Leif d’un mauvais pas.

Un néophyte n’aurait pas autant buggé sur mon blouson. Elle a compris que je n’appartenais pas au club de promenades pour grands-pères du coin. Elle balise.

— Ce ne sera pas nécessaire, éludé-je en remontant sur ma bécane, bien décidé à partir loin de cette conductrice douteuse.

J’enfile mon casque et allume le moteur.

— Attendez !

Je mets en pause mes projets, agacé qu’elle freine mon retour au bercail.

— Vous êtes un Keeper ? C’est… marqué sur votre dos.

Quelle perspicacité… je préfère ne rien répondre et attends de voir où elle veut en venir.

— Je suis dans la région pour rencontrer votre président.

Alors celle-là, je ne l’avais pas vue venir. Je m’étouffe presque, puis j’éclate de rire. Mais bien sûr… Cette fille toute menue dans son imperméable kaki avec ses boucles rousses et ses yeux de chat, en quête de Storm…

— Il est au courant de ma venue, se justifie-t-elle face à ma méfiance. 

— Vous êtes qui ? demandé-je sans tourner autour du pot.

— Iris Dubreuil, je suis journaliste.

Storm ? Fréquenter une journaliste française ? C’est quoi cette histoire à dormir debout ? Je décroche mon téléphone, compose le numéro de mon président, complètement largué. Je lui raconte mes mésaventures, il s’esclaffe et soupire avant de me certifier qu’il est courant de sa venue et que je ferais bien de rester poli avec cette jeune femme. Depuis quand se soucie-t-il de l’image que je donne de moi-même à qui que ce soit ? Ou de celle que je donne du club à une fichue pigiste ?

Il demande à lui parler, et je tends malgré moi mon portable à la rouquine, aussi surprise que moi. Elle hésite puis prend le combiné.

Voilà que le big boss parvient à la faire rire. Je ne connais pas la version légère et séductrice de mon oncle. J’ai l’impression qu’elle parle à quelqu’un d’autre.

— Bien, merci. Je ne bouge pas et j’attends la dépanneuse… avec votre neveu, dit-elle en approuvant de la tête, les yeux vissés sur moi.

Me voilà coincé avec cette inconnue à qui ma bouche refuse de parler et pour qui j’éprouve déjà pas mal de rancune.

Elle raccroche et me rend mon appareil.

— Votre oncle vient me chercher.

J’opine du chef, muet. 

Au fil des minutes, le silence est de plus en plus pesant. Storm m’a peut-être épargné la transmission des consignes, conscient de mon handicap, mais tenir la jambe à cette jolie rousse en attendant que les gars débarquent, ça relève d’un défi auquel je n’étais pas préparé. Je n’en ai ni l’envie, ni la force. Alors je m’affale sur le siège de ma moto et je laisse la nuit et le bruit de la circulation combler le vide.

Elle tente de briser la glace. 

— Je m’appelle Iris Dubreuil, précise-t-elle en me présentant une main polie.

Je cherche mille raisons de l’ignorer, en plus du fait qu’elle ait abîmé ma Harley toute neuve, pourtant, je me surprends à répondre à sa courtoisie en serrant ses doigts frêles.

— Haakon.

— Je sais. Votre oncle me l’a précisé.

Parfait, inutile d’en dire plus.

Je pars me réfugier, comme toujours, dans un monde intérieur où aucun intrus ne vient perturber l’équilibre des choses… ni les motos à l’arrêt. 


[1] Nom donné aux blousons en cuir sans manche.

[2] Le collège en Norvège.


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