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Valhalla Keepers – 4. Absolution – Chapitre 1

HAAKON

Je ne regarde plus le compteur.

Mon pied ne relâche que brièvement l’accélérateur, tout du long. La trouille entame une danse funèbre dans mes tripes.

En d’autres circonstances, j’en aurais ri, sans doute. Moi, le type le plus solitaire au monde, en proie à la panique à cause d’une gamine paumée.

Je sens la main d’Iris se crisper sur ma cuisse lorsque ma vitesse l’effraie, et durant quelques secondes, je tente de me reprendre. Elle a beau accepter ma noirceur habituelle, elle n’a pas pour autant signé pour la mort anticipée, et de toute façon, je ne me pardonnerais pas qu’il lui arrive quelque chose par ma faute. Je me tempère tant bien que mal et baisse un peu mon allure, même si à l’intérieur, je bous.

Lorsqu’on atteint le centre, je me gare en vrac dans la rue et fonce vers la porte d’entrée. Je tombe sur Victoria en pleine discussion avec une autre femme, le visage tendu. Dès qu’elle m’aperçoit, elle se crispe un peu plus.

— Haakon…

— Tu as du nouveau ? m’enquiers-je, sans prendre de gants.

— Non, admet-elle, triste. Plusieurs de nos membres sont en ce moment même à sa recherche dans les rues de la ville. Ne t’en fais pas, ils ont pour mot d’ordre de ne pas prévenir la police, juste de m’appeler s’ils la repèrent.

Je piétine sur place, incapable de trouver de réponses.

— Tu as une idée de l’endroit où elle pourrait se situer ?

Un rire sans joie quitte mes lèvres serrées.

— Elle ne connaît pas Hanselm.

Victoria esquive mes mots comme s’ils étaient un coup porté à sa défaillance. En cet instant, j’admets la tenir en partie pour responsable de ce merdier. Je tente de maîtriser la bête qui rugit en moi, cependant, elle gagne en intensité. Ce sont finalement les doigts fins et glacés d’Iris sur mon poignet qui me ramènent dans cet espace de sagesse qu’elle seule sait ouvrir en moi.

— On va sillonner la ville. On va la trouver, m’assure-t-elle, déterminée.

Je me demande comment je ne suis pas devenu fou avant qu’elle ne dégomme ma bécane avec sa voiture de location.

J’inspire un grand coup et me raccroche à sa certitude. 

— Tu as raison, on a déjà perdu assez de temps.

Je plante Victoria là, sans plus d’explications. Nous aurons le temps d’en avoir plus tard, quand nous aurons remis la main sur Maja. Une gosse de son âge qui erre seule dans une ville la nuit, ça n’augure rien de bon.

J’entrelace mes doigts à ceux de la Française et nous choisissons de ne pas prendre le van. Maja est à pied. Elle n’a pas pu partir loin… en espérant qu’elle n’aura pas réussi à emprunter un bus de nuit.

Le cœur tambourinant, on avance d’un pas rapide, on scrute chaque ruelle dans l’espoir d’apercevoir la fillette.

Lorsqu’un bruit métallique retentit dans une impasse sur ma gauche, j’approche, plein d’espoir. C’est alors qu’un chat se jette entre mes jambes et prend la fuite dans un miaulement de peur. Je soupire, inquiet.

— Maja ?

Rien, nada. J’essaie de me convaincre qu’on peut la retrouver, je n’envisage pas l’échec.

Je regagne la rue principale et retrouve Iris, aussi affairée que moi. Sa détermination encourage la mienne, son courage me montre l’exemple. Elle n’a pas idée à quel point ne plus être seul change tout à mon existence.

On continue nos recherches et on quadrille la ville. Mais en plus d’une heure de temps, la petite a malgré tout pu s’éloigner. J’ai la sensation de chercher une aiguille dans une grange entière de foin.

Soudain, mon téléphone sonne. Victoria. La gorge serrée, je décroche.

— Oui ?

— Un de nos employés l’a aperçue, mais elle s’est enfuie.

— Où ?

— Sur les quais de la gare.

Mon cœur ne fait qu’un tour. Si elle prend un train, elle nous sèmera pour de bon.

— On retourne au van ! alerté-je Iris avant de raccrocher.

Elle ne pose pas plus de questions et me suit dans une cavalcade effrénée. À bout de souffle, on monte à bord du véhicule et je démarre en trombe.

— Ils l’ont trouvée à la gare mais elle s’est barrée, expliqué-je tout en slalomant dans la ville.

Dans ma tête, le souvenir de ce visage terrorisé devant son père qu’on abat me revient en mémoire. L’horreur dans ses grands yeux innocents, la hargne avec laquelle elle s’est accrochée à moi. La confiance improbable qu’elle m’a vouée depuis. Je ne peux pas l’abandonner. C’est plus fort que moi.

En la sauvant elle, je me sauve, moi.

Je gare le van à l’arrache sur le parking de la gare d’Hanselm et je descends à la hâte. Je cours comme un taré en direction des quais. Je trouve deux types en pleine discussion qui scrutent les alentours. La directrice a dû leur passer le message, ils comprennent aussitôt que je suis là pour la même raison qu’eux. Je ne prends pas la peine de me présenter.

— Par où est-elle partie ?

Ils échangent un bref regard, sans doute perturbés par ma froideur. Rien à foutre. Il n’y a qu’elle qui compte.

— Par-là, indique l’un des deux hommes tendant l’index vers la nuit noire qui recouvre un début de forêt. 

— On fonce, décrété-je tandis qu’Iris confirme d’un hochement de tête.

On s’élance tous les deux dans les ténèbres, la peur au ventre. Je l’entends crier quand elle trébuche, mais elle me fait rapidement signe que tout va bien et reprend sa course. Un bruit sur ma gauche attire mon attention. Je m’éloigne un instant de la Française et prie tous ces fichus dieux vikings que mes ancêtres croyaient pour apercevoir un minois pâle orné de longs cheveux sombres.

Tout ce que je trouve, c’est un tas de branchages qui craquent avec le vent.

Je puise en moi un peu de courage pour continuer à espérer que je pourrai la retrouver. 

Il le faut. Pas juste pour elle. Pour moi aussi.

C’est à ce moment précis qu’un cri fend la nuit. Le genre de hurlement qui vous retourne l’estomac, rendu suraigu par des émotions trop vives. Le timbre féminin qui se propage me percute aussitôt. Iris scande le prénom de notre fugitive avec tellement d’effroi que mon corps tout entier se fige une seconde. La suivante, je me précipite à sa recherche. Dès que j’aperçois la rousseur de sa chevelure sous le clair de lune, j’allonge ma foulée jusqu’à l’atteindre Mon regard suit le sien, droit devant nous. Une silhouette fluette et tremblotante se tient là, face à un précipice vertigineux, au bord de la falaise. Deux pupilles corbeau embuées nous contemplent avec un mélange de peur et de résignation. 

— Maja, ne fais pas ça ! scandé-je, les mots pulsés par un puissant instinct de survie.

Sa mâchoire frémit, des larmes ruissellent sur ses joues tendres.

— Je veux rejoindre papa, peine-t-elle à articuler.

— Pas maintenant, l’intimé-je d’un timbre plus doux, suppliant. Il ne voudrait pas ça.

— Mais je n’y arrive pas, c’est trop dur…

Ces derniers mots semblent lui porter un nouveau coup de couteau dans les entrailles, son petit corps se plie en deux sous le poids de cette attaque.

— Je sais.

Elle rouvre ses yeux dans ma direction, une lointaine lueur de surprise derrière sa fatigue.

— Non, tu ne sais pas.

Je sais qu’elle ne me croira pas, à moins que je ne vide mon sac. C’est peu cher payé pour sa survie.

— Je sais, Maja. Moi aussi, j’ai vu mes parents se faire tuer devant mes yeux. Et comme toi, j’ai été placé dans un centre.

La petite fille me dévisage avec stupeur.

— Mais ça fait trop mal. Je n’y arrive pas…

— Je connais cette douleur. Je sais que, pour le moment, tu ne t’en rends pas compte, mais tu la dépasseras, un jour. Je te le promets.

Elle écoute mes mots, sort un peu de sa bulle noire coupée du monde, et semble vouloir accorder de la valeur à mon message.

— Tu t’en es sorti ?

— Je suis là, non ? Et puis, toi, tu n’es pas seule, regarde. Tu nous as, nous, et tu as aussi Victoria, au centre…

À la simple évocation de l’endroit, son visage se tend de nouveau. De la peur traverse ses iris.

— Je ne peux pas y retourner.

Terrain glissant.

— Tu y es en sécurité…

— C’est faux ! s’emporte la fillette. Tu sais ce qu’elles me font, les autres filles ?

Ma mâchoire se serre. Imaginer que cette môme, qui a déjà survécu au pire, puisse encore endurer des souffrances me ravage de l’intérieur. Pourtant, une part de moi n’est pas étonnée… les gamins endeuillés en veulent souvent au monde entier et s’endurcissent comme de la pierre pour faire face… au détriment de ceux qui n’en ont pas encore eu le temps.

Elle s’effondre en larmes, observe de nouveau le vide. Je ne montre rien, mais je suis terrifié. Je n’ose même pas regarder plus loin, bouffé par le vertige et la peur de la voir s’élancer vers la mort. Une simple bourrasque pourrait la déséquilibrer sur la neige qui jonche le sol. Quelque chose en moi me garantit que je n’y survivrais pas. Agenouillé au sol, la main tendue vers elle, je tente de la rassurer comme je le peux. Moi, le type qui n’adressait pas le moindre mot aux inconnus quelques mois plus tôt, tente avec maladresse de trouver ce qu’il faut dire pour empêcher une enfant de rejoindre le monde des défunts. Plus rien ne tourne rond.

— Maja, prends ma main, reviens, s’il te plaît.

— Je ne peux pas, Haakon. Je ne peux plus, je n’y arrive pas. Elles vont continuer…

— Je les en empêcherai.

Je donnerais tout à cette gamine pour qu’elle me fasse confiance une fois de plus, mais dans mon ventre, la sensation que c’est trop tard me fait l’effet d’un putain d’acide qui dévore tout.

Elle répond non de la tête, et la seconde qui suit, elle me glisse un « merci » qui me glace le sang. 

Et elle s’élance. 

Moi aussi.

Le cri d’Iris qui scande mon prénom me parvient, lointain.