Chapitre 2
Joe
Je passai la porte, lâesprit encore ailleurs. Cet endroit mâavait vu grandir, et je lâavais rejoint deux ans plus tĂŽt, afin dâaccompagner ma mĂšre dans son quotidien mĂ©dicalisé ; jâavais alors lĂąchĂ© mon appartement. De toute façon, je venais de rompre avec mon copain de lâĂ©poque, Arthur, et avais besoin de changement. Ma mĂšre et moi, nous nous complĂ©tions : ensemble, nous Ă©tions plus fortes. Je lui donnais tout lâamour que je pouvais, et mâefforçais de lui transmettre toutes les ondes positives quâil mâĂ©tait possible de puiser en moi. Elle agissait comme un pansement sur mes plaies, rendant mes peines de cĆur plus douces. Elle Ă©tait ce « bisou magique » que lâon sâamusait Ă Ă©voquer pour quâun enfant oublie vite son petit bobo. Mais dĂ©sormais, cette grande maison me paraissait bien vide, comme suspendue dans le temps. Ma mĂšre avait pris soin de tout mettre en ordre avant son dernier grand voyage. Tout avait Ă©tĂ© organisĂ© par ses soins, jusque dans ses derniers instants. Je ne doutais pas une seconde de ses motivations : cette maniĂšre de ne rien laisser au hasard avant son dĂ©part trahissait son inquiĂ©tude me concernant, et nâavait que pour seul but de me protĂ©ger, moi, sa fille unique. Ces longs mois de maladie lui avaient laissĂ© le temps de prĂ©parer « lâaprĂšs ». Tout avait Ă©tĂ© planifiĂ© en amont, quâil sâagisse de lâaspect administratif, ou mĂȘme des problĂ©matiques dâordre logistique. Une derniĂšre fois, elle mâavait prĂ©servĂ©e, jouant son rĂŽle de mĂšre aimante et dĂ©vouĂ©e. Ma gorge se noua. Je me dirigeai vers le grand sofa bleu du salon et mây effondrai, Ă©puisĂ©e. Je laissai retomber le tas de documents du notaire sur le coussin voisin, lâenveloppe avec. Pourquoi avait-elle pris le temps de mâĂ©crire un courrier ? Sâagissait-il dâultimes adieux ? Nous nous Ă©tions pourtant tout dit, au-delĂ du possible mĂȘme. Pourquoi se perdre dans un au revoir supplĂ©mentaire, elle qui avait pourtant toujours affirmĂ© que « lâon se reverrait un jour » ? Je dĂ©glutis avec difficultĂ©. La curiositĂ© lâemportait, devançant de peu le flot de peur et de douleur qui mâassaillaient pourtant avec une violence certaine. Elle semblait mâappeler, cette enveloppe. Un chant de sirĂšne impitoyable, mais trop intense pour que la sagesse sâen mĂȘle. Je grognai.
Jâobservai la piĂšce autour de moi. Toujours ce silence, semblable au trĂ©pas, me rappelant chaque foutue seconde quâelle nâĂ©tait plus lĂ , quâelle ne reviendrait pas. Une vieille rengaine sifflotĂ©e par un destin bien vicieux. La rĂ©alitĂ© que je refusais toujours dâaccepter, martelait mes tempes, puis ma tĂȘte, mon ĂȘtre tout entier mĂȘme. Elle me consumait, effroyablement prĂ©sente, dans chaque infime partie de cette maison.
Je connaissais parfaitement les phases du deuil. CâĂ©tait le b.a.-ba dans le service dans lequel je travaillais, lâĂ©tage psy de lâhĂŽpital de la ville. Et sans lâombre dâun doute, juste aprĂšs le choc, jâaffrontai la premiĂšre dâentre elles : le dĂ©ni. BientĂŽt, la colĂšre porterait ses fruits. DĂ©jĂ , je la sentais monter en moi, menaçante. Mais pour lâinstant, je me noyais littĂ©ralement, et la lueur de la surface semblait disparaĂźtre peu Ă peu. On perd tous nos parents un jour, mais rien ne nous y prĂ©pare. Je doute que lâon puisse sâen remettre vraiment.
Le temps paraissait comme arrĂȘtĂ© dans la maison, et jâaurais presque pu entendre les fantĂŽmes de mon enfance et leurs rires espiĂšgles sâĂ©lever un peu partout. Un passĂ© rĂ©volu Ă jamais. Je reportai mon attention sur lâenveloppe, indĂ©cise.
Et puis mince, je cédai.
â Quâest-ce quâil te reste Ă me dire ?
VoilĂ que je parlais toute seule Ă voix haute ; rien nâallait plus. Je ris, amĂšre. Puis je flanchai. Retenant mon souffle, jâattrapai lâobjet de mon tourment et en dĂ©chirai lâouverture. Avec dĂ©licatesse, je dĂ©pliai le papier chargĂ© dâune Ă©criture fĂ©minine et Ă©lĂ©gante. Jâen frissonnai dĂ©jĂ , quoi quâelle contint. DĂšs les premiers mots, les larmes affluĂšrent. Pour chacun dâeux, jâentendais la douce voix de ma mĂšre en train de les prononcer Ă mon intention.
Ma jolie petite Joe,
Je te connais suffisamment pour savoir Ă quel point tu souffres au moment oĂč tu lis ces mots. Et pourtant, sois-en certaine, je vais bien.
Lâheure est venue pour moi de rejoindre dâautres cieux. Mais toi, ma puce, tu vas devoir aller de lâavant, te relever, et affronter la vie.
Ton cĆur est immense, bien trop grand pour rester vide. Câest pour cette raison que jâestime que le moment est venu de tout te dire. Parce quâil faut que quelquâun puisse y Ă©lire domicile Ă ma place, et parce que, non, mon ange, la solitude nâest pas faite pour toi. Tu dĂ©bordes dâamour, et il te faut lâaccorder Ă quelquâun, câest vital. Tu ne peux pas tâisoler pour le restant de tes jours.
Alors voilĂ . Vingt-sept annĂ©es se sont Ă©coulĂ©es depuis que la vie mâa fait le plus beau des cadeaux. Toi. Et jamais tu nâas osĂ© me poser LA question, sans doute par peur de me blesser, ou bien dâĂȘtre déçue. Mais il est temps, dĂ©sormais. Si tu prĂ©fĂšres rester dans lâignorance, je respecterai ton choix. Mais je crois sincĂšrement que tu auras besoin de cette vĂ©ritĂ© pour te reconstruire. Si tu me fais confiance, Joe, lis ce qui suit, sâil te plaĂźt ma chĂ©rie.
Ton pĂšre.
Ton pÚre se prénomme Jerry Welsh.
Je marquai un arrĂȘt pour essuyer les larmes devenues trop envahissantes, et tentai de calmer ma respiration anarchique. JâhĂ©sitai un instant, sous le choc de ces non-dits de longue date posĂ©s lĂ sur le papier. Puis je repris.
Aux derniĂšres nouvelles, il dirige un petit commerce Ă Monty Valley en Californie. Il ne connaĂźt pas ton existence, ma puce, et câest sans doute mon plus grand regret. Non pas par rapport Ă lui, ou mĂȘme Ă moi, mais pour toi. Parce que jâai rĂ©alisĂ© bien trop tard que jâavais fait le mauvais choix, que son absence dans ta vie crĂ©erait forcĂ©ment un manque. Câest entiĂšrement de ma faute, et jâen assume lâentiĂšre responsabilitĂ©. Jâai agi comme une mĂšre, pour ton bien. Mais jâai failli. Aujourdâhui, jâespĂšre quâil est encore temps de changer la donne et de me racheter pour cette erreur, la plus grosse de ma vie. Câest un peu tard, mais je nâai pas eu le courage de bousculer le passĂ© plus tĂŽt.
Mais toi, Joe, tu as cette force en toi, ce courage qui mâest Ă©tranger. Cette fougue aussi. Tu la tiens de lui.
Va retrouver ton pĂšre, ma puce. Donne-lui cette lettre sâil le faut. Il sera plus que surpris au dĂ©but. Il sera sans doute sous le choc, en colĂšre aussi. Puis il va paniquer, mais quâimporte. Personne ne peut nier lâĂ©vidence. Tu as ses yeux, Joe, sa dĂ©termination et son tempĂ©rament. Le temps fera bien les choses, jâen ai lâintime conviction. Une derniĂšre fois, fais confiance Ă ta vieille mĂšre, ma chĂ©rie. Lâavenir tâouvre les bras.
Eh bien voilĂ , cette fois-ci nous y sommes. Prends soin de toi, et ne ferme pas les portes Ă ceux qui te tendront la main. La jeune femme forte que tu es devenue restera ma plus grande fiertĂ©. Je tâaime mon ange, de tout mon ĂȘtre. Le moment venu, on se retrouvera, de lâautre cĂŽtĂ©. Mais dâici lĂ , vis. DĂ©vore chaque seconde de ton existence et montre au destin ce dont tu es capable. Acharne-toi, livre bataille autant quâil le faudra pour dĂ©fendre ce en quoi tu crois, afin que ton avenir soit Ă la hauteur de tous tes espoirs.
Je tâaime.
Maman.
Je mâarrĂȘtai de respirer, partagĂ©e entre choc et tristesse. Par ces derniers mots, jâeus le sentiment quâelle me quittait une nouvelle fois. Un flot dâĂ©motions trop emmĂȘlĂ©es pour que je ne puisse les identifier me submergea. Les yeux embuĂ©s, je peinai Ă rĂ©aliser ses propos. Des mots rĂ©sonnaient encore dans ma tĂȘte meurtrie. Deux en particulier. Un prĂ©nom, un nom : Jerry Welsh. Mon pĂšre.
Je mâeffondrai, complĂštement dĂ©passĂ©e. Je nâĂ©tais plus que lâombre de moi-mĂȘme, lâombre dâune petite fille perdue face aux choix de la vie.


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