Chapitre 1
Maya
Je me repasse le film en boucle.
La gorge encore serrée par l’émotion, je laisse défiler cet instant magique sur l’écran de mon ordinateur. Cela fait quelques années que j’exerce le métier d’éthologue, mais de tels moments sont rares et précieux. Y assister reste une chance que peu de mes collègues ont eue. J’étais installée dans le Manitoba, à Churchill pour observer un banc de baleines que l’institut qui m’emploie suit depuis un moment. On savait qu’une d’entre elles devait mettre bas sous peu, mais jamais je n’aurais pu imaginer me trouver sur place à cet instant précis. C’était une première pour moi. J’ai assisté à la naissance d’un baleineau. Depuis le bateau, Will à mes côtés, dans le plus parfait des silences, la nature nous a faits témoins de sa magie.
Rien que d’y penser, j’en ai encore le souffle court. C’était il y a pourtant plusieurs semaines déjà. La magie reste intacte. J’avale une gorgée de vin pour apaiser le trouble qui me submerge. Les yeux brillants, je referme le clapet de l’ordinateur et prends quelques secondes pour observer mon salon.
Le contraste avec ces derniers jours est saisissant.
Passer des espaces sauvages du Manitoba à l’étroitesse de mon appartement à Toronto me donne l’impression de manquer d’air. La ville, le bruit, la pollution, voilà ce que je fuis la plupart du temps. Je ne viens que rarement ici. Perchée dans une tour, j’ai le vertige. Cette ville – et toutes les métropoles du globe, d’ailleurs – me file le tournis. J’ai pourtant choisi de garder un pied-à-terre dans le coin, pour rester proche de mon père. Certains liens méritent des concessions. Je suis le cliché parfait de la petite fille amoureuse de son papa, mais je le vis bien.
Pour supporter mes séjours à Toronto, je puise mon énergie lors de mes voyages : je passe la plupart du temps sur la route entre divers spots d’observation. J’aime mon métier, la passion m’anime et guide mon vieux Combi sur le bitume entre les plus beaux coins du pays. De façon régulière, je rejoins l’Institut de Tadoussac au Québec pour transmettre mes rapports. J’adore m’y rendre. Tout est si serein là-bas, comme si le monde s’arrêtait à l’entrée de cette petite bourgade.
Une sonnerie m’arrache à mes pensées. Mon téléphone.
Je ne connais qu’une seule personne à même de souhaiter papoter avec moi le soir… On ne peut pas dire que je croule sous les demandes d’amis ; sociabilité : proche de zéro.
Je décroche.
— Hello Liah. La forme ?
— Comme toujours, sœurette. Et toi, bien rentrée ?
— Bien rentrée, oui. Mais… tu sais comme je déteste la ville…
— Je me demande vraiment pourquoi tu ne prends pas le large.
— Tu sais pourquoi…
— Papa.
— Papa, confirmé-je.
Je me lève et entame les cent pas. Sujet épineux en vue, je ne parviens pas à tenir en place. Machinalement, je baisse les stores, attrape la bouteille de vin pour m’en servir un autre verre.
— Il est assez grand pour se gérer tout seul, me murmure ma sœur, peinée pour moi.
— Ouais, je sais, Liah, mais…
Je soupire. Sa santé fragile m’inquiète, et le sentiment de pouvoir être présente en cas de problème me rassure.
— Sinon, comment vas-tu, toi ?
— Bien ! J’ai bien reçu tes vidéos, c’est… dingue !
— Oui ! C’était ma surprise du jour. De quoi sourire pendant quelques décennies ! Tu sais que les baleines ne mettent bas qu’une fois tous les un à trois ans ? Quelle chance y avait-il pour que je me retrouve là au bon moment ?
Je l’entends rire au bout du fil. Mon enthousiasme l’amuse toujours autant. Ma sœur me manque. Elle vit à Saskatoon, dans la province de la Saskatchewan. Ce n’est qu’à quelques heures de route, mais mon planning ultrachargé m’empêche de faire le chemin aussi souvent que je le voudrais. Et puis, j’enchaîne déjà tellement de miles pour mon boulot que j’admets avoir parfois envie de ne plus bouger.
— C’était fou…
— J’imagine, souffle ma sœur. On te voit quand, Maya ?
La question que je redoute à chaque appel. Il n’est pas seulement question de distance, et elle le sait. Je préfère éluder le sujet, une fois encore.
— C’est compliqué en ce moment, Liah…
— Ça l’est depuis longtemps… En fait, depuis…
— Non, ça n’a rien à voir, la coupé-je.
— Ta nièce aimerait te voir, tu sais ? Elle grandit si vite…
Mon cœur se noue. Au fil des trois dernières années, je ne les ai vus que pour Noël, parce que nous fêtions ça chez mon père. La culpabilité me bouffe, mais c’est plus fort que moi.
— J’essaierai de me libérer, bientôt. Promis.
Un silence me répond. Liah n’est pas idiote, elle devine le mensonge que cache ma réponse évasive.
— D’accord… Je dois amener Jade à son cours de piano. On se rappelle plus tard ?
— OK.
— Prends soin de toi, Maya.
— Toujours.
Je raccroche en même temps qu’elle, des remords plein la tête. D’un trait, je finis mon verre de vin avant de partir chercher mes rapports des derniers jours pour les relire. Ma vie de solitaire me convient, c’est ce qui me permet de supporter le reste de l’humanité… Mon métier occupe la plus grosse partie de mon existence, une passion sans borne guide mes journées, mes nuits parfois. Au moins, les orques et les bélugas ne me demandent pas de parler. Le calme que l’on peut éprouver en mer occulte tous les maux. Et ces animaux dégagent une force qui vous percute comme un train lancé à deux cents à l’heure. Il faut les avoir rencontrés au moins une fois pour saisir la puissance de leur aura. On se sent si petit face à leur élégance de géants, plus encore au sens figuré que littéral. À leur contact, les certitudes s’envolent, les peurs disparaissent, et tout ce qui subsiste en nous, c’est cette vérité, qui nous sommes, pourquoi nous sommes.
Blottie dans le canapé, j’étudie les notes confiées ce jour à mon carnet de route.
Soudain, une odeur de fumée m’agresse les narines. Je pars arpenter la cuisine en quête de son origine. Nada. Pas même une mouche grillée dans l’halogène. Pourtant, ça prend de l’ampleur. Je m’agite à la recherche de l’appareil qui semble en train de rendre l’âme, mais ne trouve rien. J’aurais parié sur la cafetière, vu son âge, mais celle-ci va bien. Plus les minutes défilent, plus l’air devient irritant. Par réflexe, j’ouvre la fenêtre et m’apprête à quitter les lieux quand j’entends le plafond craquer. Un atroce pressentiment me gagne et par instinct, je traverse mon salon pour récupérer mon téléphone portable afin de contacter les pompiers, mais je n’ai pas le temps de l’atteindre.
Tout explose.
Littéralement.
Je me retrouve propulsée des mètres plus loin, à demi consciente, la vue floutée, l’ouïe sifflante. Joue contre terre, je peine à cligner des paupières. Que… je… Une chaleur anormale se propage derrière moi. Je tente de me retourner, mais n’y parviens pas. Un tas de gravats recouvre une partie de mon corps… Et juste dessus, d’énormes blocs de béton. La prise de conscience éveille une douleur vive et primaire.
Paniquée, je parcours le reste de la pièce du regard.
Il n’y a plus rien.
Le mur qui donnait sur la rue vient de voler en éclats. Il en est de même pour un bout de mon plancher, de mon plafond aussi…
Derrière moi, le vide. J’aperçois l’immeuble d’en face : des flammes le ravagent de toutes parts. Une lointaine sirène de pompiers retentit, ou peut-être plusieurs. Je ne parviens pas à tout suivre, mes oreilles sifflent toujours, et cette odeur de cendres monopolise mes sens. Je devine que l’explosion vient de cette zone. Deux immeubles, si proches… Je dois sortir de là.
Je hurle en vain. Je tente de m’extirper de sous les décombres, mais c’est impossible. Je n’ai pas assez de force et j’ai l’impression que de toute manière, même si j’y parvenais, quelque chose me déchirerait l’intérieur de la cuisse. Mon cœur accélère sa course, je tends le bras vers mon téléphone tombé plus loin près de la table basse et parviens à le frôler. Je grogne en m’étirant au mieux pour l’attraper et j’y parviens jusqu’à ce qu’une terrible douleur me paralyse. Mon portable chute et glisse bien trop loin, hors de portée.
Alors, j’utilise tout ce qu’il me reste : je crie, de toutes mes forces, priant pour qu’un voisin m’entende et vienne me tirer d’affaire. Je tousse, panique. L’appartement du dessus aussi a été ravagé, mais il est inhabité. Je suis désespérément seule. Pour la première fois depuis longtemps, je regrette mon indépendance !
Je rugis, guidée par l’instinct de survie.
— À l’aide !
Mon audition s’améliore, le contraire aurait sans doute été préférable. Je n’entends que des cris d’horreur, de peur, des pas qui se pressent et le crépitement du feu, plus loin. Des éclats de verre… la mort semble guetter les lieux.
Je réitère, terrifiée.
— Aidez-moi !
Une porte s’ouvre à la volée et je reconnais un voisin de palier, M. Bartoli. Je ne suis plus seule et cette idée me redonne enfin de l’espoir. L’homme s’approche, les iris assombris par la trouille, et contemple le carcan de pierres qui me cloue au sol.
— Je suis coincée, lui indiqué-je.
— C’est… c’est trop gros, je n’y parviendrai pas seul, m’informe-t-il, la voix tremblante. Les pompiers sont en route, je vais les prévenir que vous êtes ici, Maya.
— Non ! hurlé-je en le voyant se retourner. Ne me laissez pas !
Trop tard.
Ma solitude devient mon pire ennemi.
Les murs craquent et mon cœur manque un battement.
Combien de temps le bâtiment va-t-il supporter ces dégâts ? Combien de minutes me reste-t-il avant que ce plafond ne m’écrase ? La fumée s’épaissit et je comprends que l’incendie fait rage dans l’immeuble adjacent. Mes secondes sont comptées et j’ai beau hurler à en perdre la tête, personne ne vient. Je sombre doucement, les larmes s’imposent sans crier gare… je ne sais plus si je pleure ou si je crie, sans doute les deux à la fois.
Je vais mourir ici…
Le plus beau jour de ma vie sera aussi le dernier…
Alors, tu as aimé ?
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