Il y a des instants dans la vie, où l’on perd la notion du temps, la notion de tout, en fait.

Le néant vous attire vers un gouffre béant, et le pire dans tout ça, c’est que vous ne cherchez même plus à lutter. La fatigue qui vous gagne est telle que vous ne trouvez plus la force de nager à contre-courant, vous préférez vous laisser couler, accepter votre sort, quel qu’il soit.

— Remets-moi ça, demandé-je à Jenna derrière le comptoir.

 La jolie brune me toise une seconde avec inquiétude, pourtant, je ne vois pas en quoi voir l’un de nous ivre mort l’étonne. C’est monnaie courante et elle n’est pas nouvelle ici.

— Y a un souci ? demandé-je, impatient.

— Non, aucun.

 Elle déguerpit pour aller remplir mon verre et me le rapporte quelques secondes plus tard. Je sens qu’elle s’apprête à me dire quelque chose susceptible de me gonfler quand Casey débarque. Il trinque avec moi, un sourire en coin.

— Tout va comme tu veux ?

— Ouais, on peut dire ça…

— Pourtant, t’as l’air à côté de tes pompes, ce soir.

Je me contente de hausser les épaules, guère enclin à discuter de mes problèmes avec le Prez.[1]

On se tourne vers la salle en folie, les danseuses nous ont permis de faire carton plein ce soir, les caisses du Devil’s Tripdébordent en ce moment. Il faut admettre que Casey s’avère être un excellent dirigeant pour cet endroit. Il a du flair pour les affaires. Il tient probablement ça de son père, Jerry, ancien président du club et désormais retraité après avoir fait un bref passage en tant que maire de la ville.

Même s’il ne peut plus conduire de bécane à cause de ses problèmes de dos, Jerry garde le rang de membre d’honneur. Il ne vote plus, mais reste l’un des nôtres. Impossible de faire sans lui. Jerry, c’est un peu le pilier des Wild Crows. Il est l’un des fondateurs du MC[2] et de ses chapitres, comme l’est Frank Bogart, qui dirige celui de Reno, au sein duquel j’ai roulé ma bosse quelques années.

Et puis, l’opportunité de partir à Monty Valley s’est présentée, et moi, j’avais envie de bouger. Ce devait être temporaire, mais je n’en suis pas reparti. Sans doute à cause de l’ambiance si particulière qui sévit dans les rangs du MC. 

Pourtant, ce soir, je n’ai pas le cœur à profiter de cette atmosphère fraternelle. J’ai juste envie de me défoncer la tête. De boire jusqu’à me noyer dans ce putain de houblon. Le pire, c’est que l’alcool me rend con. 

Ces dernières semaines n’ont pas été simples. Je doute que les prochaines le soient.

J’ai la sensation d’être un fantôme, tout juste bon à errer comme une ombre, à faire semblant de sourire et de donner le change quand on s’adresse à moi, plus pour m’éviter d’avoir à m’expliquer que pour faire plaisir aux autres.

Mon regard dérive vers le fond de la salle, malgré moi. J’ai beau tenter de faire abstraction d’elle, tout m’y ramène. Je suis lamentable. Pitoyable.

— Lâche l’affaire, me suggère Casey, en découvrant ce qui attire mon attention.

Un rire amer s’échappe de mes lèvres avant que je n’avale une gorgée fraîche. Le président m’étudie, comme pour être certain que j’intègre ses conseils.

— Je suis sérieux, Xander, cette fille, c’est un poison. Passe à autre chose.

— Si tu le dis…

Autant essayer de faire entendre raison à un âne sourd. Les longues boucles dorées de Lily cascadent sur ses épaules dénudées, son sourire réveille tous mes sens. Ses yeux charbonneux lui confèrent un air de sirène moderne, et dans son petit short à franges, ses courbes délicates sont à se damner. Oui, mais voilà, elle me tourne le dos, encore. Elle n’a d’intérêt que pour le nouveau, Christopher. La venue du prospect a fait merder tous mes plans. Pourtant, on s’entend super bien, Lily et moi, et ce depuis le début. Elle me fait rire avec son côté parfois naïf, vu le monde au sein duquel elle évolue, le nôtre. On a souvent fini nos soirées ensemble à son arrivée, quelques mois plus tôt. De fil en aiguille, elle est devenue quelqu’un sur qui j’avais l’impression de pouvoir compter, pas seulement pour réchauffer mes draps les soirs de bringue, mais aussi lorsque je cherchais une épaule pour poser ma tête trop lourde de problèmes, ou pour me couver d’un peu de douceur, quand le monde partait en vrille.

Et puis « le bleu » est arrivé. Et petit à petit, elle a passé de plus en plus de soirées en sa compagnie plutôt que la mienne. En soit, rien de mal à cela. C’est une sweetie[3], c’est son « job » de s’occuper des membres du club. Cela dit, rien n’empêche certaines d’aspirer à des relations plus poussées avec l’un de nous, et ainsi devenir une old lady[4].

Le seul problème, c’est que je suis assez con pour m’être attaché à cette fille, Lily.

— Écoute, je sais bien que ce n’est pas simple, pour toi, en ce moment, entre le décès de ton frère et tout le reste… mais tu ne peux pas continuer à broyer du noir éternellement. Faut que tu te reprennes, que tu ailles de l’avant. Et crois-moi, je sais ce que c’est que de perdre quelqu’un qu’on aime.

Ouais, bien sûr qu’il le sait, plutôt deux fois qu’une, même. Si le MC tourne aujourd’hui avec des business légaux dans l’ensemble, lors de mes débuts ici, l’histoire était tout autre. Le trafic d’armes a causé bien des dégâts dans les rangs des Wild Crows, que ce soit au sein de ses membres officiels, qu’en ce qui concerne leurs proches. 

Seulement, me faire sermonner me gonfle, et mon état ce soir n’arrange en rien cet aspect infantilisant.

— J’essaie, grogné-je, peu à l’aise avec ce sujet trop intime.

— Je sais. Je vais t’aider.

Sa remarque m’arrache un rire sans joie. Casey a beau être mon prez’, il n’est pas Dieu. Me sauver les miches, cette fois-ci, n’est pas en son pouvoir.

— Comment comptes-tu t’y prendre, au juste ?

— Tu viens à New York avec nous dans une semaine.

Sa réflexion me mouche. 

— Je croyais que le groupe était au complet.

— Je viens de changer d’avis. Pourquoi, tu as mieux à faire ?

Encore scotché par sa décision, je me contente de nier de la tête. Le club prévoit de rallier la côte Est dans quelques jours pour la réunion annuelle de plusieurs MC alliés. Casey a désigné les quelques membres qui s’y rendront, les autres étant chargés de continuer à faire tourner la boutique ici : le bar, le motel et le garage ne fonctionneront pas seuls. 

— Bon, alors c’est acté. On décolle jeudi matin à 7 heures. Tiens-toi prêt et sans gueule de bois.

— OK.

Il approuve du chef, satisfait, et s’apprête à partir quand je le retiens.

— Cas’…

— Ouais ?

— Pourquoi tu fais ça ?

— Parce qu’on ne laisse pas un frère dans la merde quand on a la possibilité de l’aider. Je ne t’apprends rien.

Je connais les règles de notre club, celles-là mêmes que j’ai apprises par cœur lorsque j’étais prospect et qui régissent les actions des uns et des autres ici.

— Merci.

— Je fais juste mon boulot.

Je sais qu’il ment, être prez’, c’est bien au-delà d’un simple job, c’est une vocation, ça engage ta vie tout entière, ta famille, tes proches, tout est remis en question parce que le club devient une priorité. Nous sommes sa famille au sens large. Nous sommes ses frères de cœur. Le sang n’entre pas en jeu dans les liens qui tissent un club. Tout est bien plus subtil.

— Oh, et pour Lily… vraiment, laisse tomber. Elle ne t’apportera que des emmerdes, et de toute évidence, tu n’as pas besoin de ça en ce moment. Changer d’air te fera le plus grand bien.

Là-dessus, nous sommes d’accord. J’approuve en silence et le regarde s’éloigner dans la foule, en digne chef du royaume de la nuit.


[1] Surnom donné au président du club par ses membres.

[2] MC : Motorcycle Club. Appellation donnée aux clubs de moto 

[3] Une sweetie est une fille qui papillonne au sein d’un club en échange d’une forme de protection ou d’un salaire.

[4] Une old lady est la compagne officielle d’un membre du club.


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