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« Another one bites the dust, and another one gone […] Hey, I’m gonna get you too» Queen
Une vieille odeur de renfermé s’imposait aux narines de la jeune femme. Tout dans cette maison empestait le vieux et le moisi. Le cadavre de ce vieil homme ne venait guère trancher avec ce dégoût qui grimpait en elle.
La balle qu’elle venait de loger dans la tempe du vieillard avait perforé son crâne. Il gisait dorénavant à même la moquette moutarde, et elle, restait là à le contempler, silencieuse. À première vue, il vivait de façon très modeste, étonnant pour une cible du GUN. De façon générale, lorsqu’on lui demandait le service ultime, il s’agissait de personnes bien placées, bouffées par le pouvoir.
Peu importe. De toute façon, elle n’était pas là pour se poser des questions à son sujet. Elle venait d’accomplir sa mission, ni plus, ni moins. C’est tout ce qui comptait.
Eden rangea son arme à feu munie d’un silencieux dans la poche intérieur de son blouson.
Cela faisait plus de cinq ans maintenant qu’elle suivait les ordres du nouveau gouvernement. Jamais une seule fois elle n’avait remis en doute leur manière de gérer la vie sur Gemma. Pour l’instant tout se déroulait selon leurs plans. Ceci appuyait la confiance qu’elle accordait à leur vision des choses. Une planète pacifiste où la violence ne gangrène pas les rues. Seuls les alphas, comme elle, faisait le ménage en silence et loin du regard des foules. Mais uniquement lorsque les situations l’exigeaient. En d’autre terme, lorsque des individus faisait de l’ombre à ce système si parfait.
Sa chevelure lisse et rouquine dégringola le long de ses épaules lorsqu’elle s’agenouilla aux côtés du cadavre. Ses doigts de porcelaine vinrent fouiller les poches du veston marron et en sortirent les papiers d’identité de l’homme.
Monsieur Barnabee Lincoln. Un nom de vieux tableau poussiéreux.
Une rapide moue se dessina sur sa bouche rosée puis elle se redressa sur ses jambes, la silhouette moulée par sa tenue de cuir synthétique noir.
Il était temps de partir. Sans plus d’état d’âme, la jeune femme revint sur ses pas et saisis sans mal le bidon d’essence qui se trouvait sur le pas de porte. Quelques minutes plus tard, elle aspergeait déjà le vieil homme de ce liquide à l’odeur nauséabonde. Le craquement d’une allumette vint terminer le tableau.
Sans perdre une minute, Eden quitta les lieux à grandes enjambées enfilant sa capuche noire sur la tête.
À plusieurs reprises on lui avait suggéré de se teindre les cheveux en brun pour se camoufler plus facilement. Cependant elle n’avait pas encore sauté le pas. Il le faudrait probablement, tôt ou tard. Ses reflets flamboyants ne s’avéraient pas d’utiles alliés en temps de fuite.
Lorsqu’enfin elle atteignit l’extérieur du bâtiment, elle se glissa dans la ruelle juxtaposée à la porte d’entrée. Là, essoufflée, elle s’adossa quelques secondes pour reprendre des forces.
— 596.
Sa voix assurée laissait transparaître une faille, aussi intouchable soit-elle. Le regard lointain, la jeune femme grogna avant de filer au loin, usant de la pénombre nocturne pour disparaître tel un spectre.
***
Devant la grande façade argentée, Eden apposa son index sur le détecteur d’empreintes digitales. Un bip sonore retentit. La porte se déverrouilla aussitôt, tandis qu’une voix robotisée survolait l’entrée du building.
— Bienvenue, Alpha 9.
La jeune femme dépassa les deux portes automatiques du grand hall d’accueil ne prêtant pas la moindre attention aux reflets que lui renvoyaient la foule de miroirs qui entouraient la pièce. Elle patienta quelques secondes au pied de l’ascenseur et grimpa à bord dès que celui-ci le permit.
Au troisième étage, Eden salua Misty au bureau de l’accueil, d’un hochement de tête poli. La vieille secrétaire lui rendit un sourire des plus courtois comme à son habitude. Un chignon noir strict lui tirait les traits, lui conférant quelques années de plus en accentuant ses rides de sexagénaire. Dans son tailleur pourpre, elle assurait le parfait maintien du cliché de la secrétaire, dévouée et serviable. Aucune vague, en parfaite harmonie avec les tons beiges peints sur les murs de la pièce.
Lorsqu’elle atteignit le bout du couloir Eden frappa deux coups secs à la porte qui se trouvait sur sa droite. Sur une plaque métallisée, on pouvait lire « Mr. Graham ». Sans même attendre une éventuelle réponse, la jeune femme poussa machinalement la porte et pénétra dans un grand bureau dont le sol était recouvert d’une moquette hideuse et sombre.
Au centre, un bureau de bois vernis servait de séparation entre deux hommes visiblement en pleine discussion. Elle ne reconnaissait pas le visiteur qui se tenait face à Henri. Un type d’une quarantaine d’années, tout au plus. Un début de calvitie vieillissait son visage peu marqué, mais son costume très tendance venait contrecarrer cette apparence un peu vieillotte.
— Eden, je ne t’ai pas dit d’entrer !
Le ton qu’employa Henri ne laissait aucun doute sur le ras-le-bol qu’il éprouvait. Une fois encore la jeune femme se permettait des manières discutables. Heureusement pour elle, d’autres atouts lui octroyaient le rang d’arme indispensable au GUN, permettant souvent de contrebalancer son caractère trop trempé.
Fidèle à son tempérament, Eden leva les yeux au ciel avant de faire demi-tour vers la sortie.
— Je suis confus Monsieur Augusto, les jeunes sont parfois impétueux…
Se confondant en excuses devant cet homme, Henri semblait furieux envers sa protégée.
La jeune femme referma la porte derrière elle et patienta quelques minutes jusqu’à ce que celle-ci se rouvre. Sur une poignée de main cordiale, les deux hommes se quittèrent en échangeant un sourire très commercial.
Dans un soupir exaspéré, Henri baissa le regard vers Eden.
— Allez, entre.
La jeune femme suivit le quinquagénaire à l’intérieur de son bureau, refermant la porte derrière eux. L’homme prit place dans son fauteuil de cuir et elle alla s’asseoir dans celui réservé aux visiteurs. Les cheveux grisonnants en bataille, Henri portait sur son visage les traces d’une vie difficile. Des rides s’incrustaient sur chaque parcelle de sa peau rugueuse, et son nez portait la mémoire plusieurs fractures mal ressoudées. Une barbe de trois jours, indisciplinée et décolorée parsemait tout le bas de son visage. D’un simple regard il interrogea la jeune femme. Feignant de ne pas s’en apercevoir, Eden détourna la conversation.
— C’était qui, lui ?
Henri fronça les sourcils.
— Ce n’est pas tes affaires. T’as fait ce qu’il fallait ?
Eden déposa les papiers de sa dernière victime sur le bureau d’Henri avec nonchalance. Elle s’affala au plus profond du fauteuil et croisa ses jambes sur l’accoudoir de celui-ci.
Henri n’y prêta guère attention. En cinq ans, il avait cessé de vouloir à tout prix lui inculquer les codes de bonne conduite. Elle y était totalement imperméable.
— Parfait. Plus de traces ?
— Un vrai feu de joie.
— Bien. Prends une journée, tu l’as méritée.
— Ok.
Alors qu’elle s’apprêtait à se relever, Henri intercepta la jeune femme d’un geste de la main.
— Pas si vite. Avant cela, tu dois me suivre. Lady Bonnaire souhaite nous voir. Tous les deux.
Étonnée, la jeune femme se rassit finalement, perplexe.
— Tu sais pour quelle raison ?
La mine grave, Henri nia d’un hochement de tête.
Lady Bonnaire. Le big boss. La Présidente élue par les membres fondateurs du Groupement Unifié National pour diriger la planète. Eden l’avait déjà rencontrée, mais à de rares occasions : lors de sa venue ici, ou bien encore lorsqu’on lui avait annoncé le destin qui lui était réservé. Une autre fois, lorsque la Grande Dame avait souhaité félicité ses troupes après une intervention de longue haleine, suite à une tentative de mutinerie. Voilà tout. Cette demande d’entretien ne la réjouissait guère. Et de toute évidence, Henri semblait aussi perdu qu’elle concernant l’objet de cette convocation.
— Promis, je n’ai rien fait.
Henri lâcha un grognement exaspéré et invita la jeune femme à quitter son bureau.