CHAPITRE 11 – Gabriel
J’ai trouvé du réconfort dans le vieux fauteuil en cuir du salon, le silence à peine troublé par le crépitement du feu dans la cheminée. Je fixe la première lettre, pliée avec soin. Les mots de mon père, soigneusement tracés, pèsent dans ma main comme un fardeau trop lourd. Romy me les a montrées sans dire un mot de plus, comme si tout était évident. Mais rien ne l’est. Rien ne l’a jamais été entre le duc de Rosebury et son fils unique.
Je passe une paume sur mon visage, pour tenter d’apaiser l’agitation intérieure qui bouillonne en moi. Je n’ai jamais demandé à voir ces lettres. Je n’ai jamais cherché à comprendre ce que mon père ressentait au fond. Pour moi, il avait toujours été cet homme distant, intransigeant. Celui qui me regardait avec ce mélange d’attente déçue et de reproche tacite. Pourtant, ici, entre mes mains, se trouvent des morceaux de vérité qu’il n’a pas eu le courage de me dire en face.
Je déplie la première lettre avec précaution. La sensation du papier sous mes doigts me rappelle des souvenirs d’enfance, lorsque je jouais dans son bureau, entouré de tous ces dossiers qui régissaient sa vie. Un monde auquel je ne voulais plus appartenir. Un monde que j’ai un jour décidé de fuir.
« Gabriel,
J’aurais voulu te dire les choses autrement, mais à chaque fois, les mots se sont bloqués dans ma gorge et même si je sais comment te joindre, je suis bien trop effrayé pour le faire. Être duc ne garantit pas d’être courageux. Être père non plus. Et peut-être es-tu bien plus heureux loin de moi. Je ne souhaite pas enrayer l’équilibre que tu as dû te construire dans cette vie sans moi. Tu es mon fils, et tu resteras toujours celui qui a fait de moi un père, même si nous n’avons jamais su nous entendre. »
Je m’arrête, mon cœur battant un peu plus fort. Voir ces mots écrits, c’est comme recevoir un coup au ventre. Je n’avais jamais pensé que mon père pourrait admettre une telle fragilité. Pour moi, il était l’image même de la force rigide. Ce genre de déclaration me déstabilise. Pourtant, je continue à lire.
« Je sais que tu ne comprendras peut-être pas les décisions que j’ai prises, mais crois-moi, elles étaient motivées par quelque chose de plus grand que nous. La famille Lancaster a toujours eu un rôle à jouer, et j’ai fait de mon mieux pour que tu sois préparé à reprendre ce rôle. Je ne t’ai jamais dit à quel point j’étais fier de toi, même lorsque tu as pris des décisions que je ne comprenais pas. Te voir quitter Rosebury a été pour moi une blessure que je n’ai jamais su panser, mais cela ne veut pas dire que je ne respectais pas ton choix. »
Je repose la lettre sur mes genoux. Chaque mot est une révélation douloureuse. Je lève les yeux vers le feu, mais l’image vacillante des flammes n’apporte aucune réponse à mes questions. Tout ce temps, j’ai cru qu’il me méprisait d’avoir refusé de suivre ses traces, d’avoir décidé de vivre ma vie loin du manoir, loin de l’aristocratie. Et pourtant, ici, dans ces missives, il m’avoue une fierté qu’il n’a jamais su exprimer.
Mon téléphone vibre, interrompant ce silence tendu.
Frank. Mon collaborateur.
Je savais qu’il finirait par me rappeler après notre dernière conversation. Il est le seul assez malin pour me trouver une vraie piste afin de me sortir de ce bourbier.
Je décroche, le regard toujours fixé sur la lettre devant moi.
— Gabriel, je t’ai trouvé une option. Tu ne vas pas aimer, mais écoute-moi jusqu’au bout, commence Frank de son ton neutre et pragmatique.
— Vas-y, je suis tout ouïe, dis-je d’une voix lasse.
— Tu dois attendre le délai d’un mois.
— Hors de question.
— Écoute-moi jusqu’au bout, répète-t-il en soupirant.
Je souffle à mon tour.
— Le notaire a estimé la maison au prix de 7 millions de livres. Propose-lui un rachat à 4 millions, soit plus de la valeur de départ.
— Tu sais comme moi que je ne dispose pas de ces fonds, grogné-je, impatient.
— Dois-je te redire de m’écouter jusqu’à la fin ?
J’inspire fort et manifeste mon agacement, puis le laisse continuer.
— Il ne s’agit que d’une offre officieuse entre vous deux. Si elle accepte, vous allez jusqu’au bout du mois stipulé dans le testament, les comptes de ton père seront débloqués, et tu en toucheras la moitié en plus du domaine. Soit largement de quoi couvrir cette offre et racheter son entièreté. Tu deviens propriétaire unique et tu es libre de vendre.
J’étudie sa suggestion, peu emballé.
— Je t’ai demandé de me trouver une solution pour vendre avant janvier.
— C’est impossible.
— Cherche mieux.
— Puis-je suggérer à Monsieur le duc de se rappeler que je ne suis pas son domestique mais son collaborateur ? souligne-t-il, piqué au vif.
La tension monte. J’ai l’impression de devoir jouer sur deux tableaux depuis que l’on m’a remis ce foutu titre dont je n’ai jamais voulu.
Je me pince l’arête du nez, agacé.
— Désolé, mais tu ne m’apportes rien de plus.
— Si, puisque tu peux légalement revendre la propriété après avoir racheté ses parts, ce dont on doutait avant que je vérifie les lois en vigueur. Ton défunt père a omis d’ajouter une clause de délai passé celle du mois de cohabitation.
Je suis happé par toutes ces interrogations sans réponses. Je ne comprends toujours pas à quoi il a voulu jouer en nous imposant de vivre ensemble ici un mois. Et après quoi ?
— Tu es en train de me dire que je suis coincé ici un mois, donc ?
— Pense à cette offre, propose-la à cette Miss Whitmore. Le temps passera plus vite si vous tombez d’accord.
Je m’attendais à ce qu’il me sorte une solution miracle qui m’aurait permis d’en finir dans quelques jours et au lieu de ça, le voilà qui m’annonce que je vais devoir passer Noël ici. Avec elle.
— Ce n’est peut-être pas la méthode la plus scrupuleuse de t’en tirer, Gabriel, mais c’est légal. Et tu sais aussi bien que moi que ta co-héritière ne pourra pas refuser une offre qui dépasse largement ce qu’elle espère toucher. Elle a besoin de cet argent pour se loger. Tu lui offres une issue, et toi, tu récupères ce que tu veux. Tout le monde y gagne.
Je serre la mâchoire. Romy… Bien sûr, elle ne pourra jamais rivaliser avec une telle somme. Elle pourra enfin partir, trouver un endroit où vivre et continuer ses cours de je ne sais quoi, d’ailleurs, qu’Albert finançait pour elle. Un arrangement gagnant-gagnant, si on veut.
Mais quelque chose en moi m’intime de ne pas jouer cette carte…
— Je vais y réfléchir, cédé-je finalement.
— De rien. Ne t’en fais pas pour Lancaster Elite Estate, je prends le relais en ton absence. La situation est sous contrôle.
— Merci.
Je raccroche et mon regard se pose de nouveau sur la lettre. Albert, cet homme qui avait toujours voulu que je reprenne l’affaire familiale. Le rejet avait été profond, autant pour lui que pour moi. J’avais cru fuir l’ombre d’un père envahissant, mais en réalité, je fuyais mes propres insécurités.
Je replonge dans les lettres. Il y en a d’autres, toutes pleines de regrets non exprimés. L’une d’elles évoque un événement en particulier… Le jour où j’ai décidé de partir pour Londres. Ce jour où nous nous étions affrontés violemment.
« Tu ne comprends pas, Gabriel. Tout ce que je fais, je le fais pour toi. Un jour, tu réaliseras, je l’espère, à quel point ton rôle ici s’avère plus important que tu ne le crois. »
Je revois ce moment, cet argument fatidique.
J’avais vingt-trois ans et un diplôme de commerce en poche. J’étais décidé à me forger une carrière par moi-même, à créer quelque chose qui m’appartenait. Mais pour Albert, c’était une trahison. Il n’a jamais voulu que je m’émancipe, que je suive mes propres ambitions. Je devais rester ici, dans ce manoir, à reprendre le flambeau d’une famille que je rejetais de tout mon être.
C’est ce jour-là que tout s’est effondré entre nous. Le point de non-retour. Ni lui ni moi n’avons fait l’effort de reconstruire quoi que ce soit après ça.
Les lettres continuent de révéler des vérités douloureuses. Plus je lis, plus je me rends compte de la gravité de ces non-dits. Cette rupture, cet échec de communication, a détruit tout ce que nous aurions pu partager. Pendant dix ans, nous sommes restés étrangers l’un pour l’autre, incapables d’esquisser le premier pas vers une réconciliation.
Je referme la dernière lettre, le cœur lourd. Le manoir, ce symbole de notre lignée, de nos batailles et de nos échecs, est maintenant tout ce qu’il me reste de lui. Mais peut-être… peut-être que Romy a raison. Ce lieu ne mérite pas de finir entre les mains de promoteurs avides. Il a une histoire, une âme, même si j’ai passé des années à la nier.
Je me lève, incapable de rester assis plus longtemps. Je fais les cent pas dans la pièce, la tête pleine de souvenirs et de contradictions.
Ou bien, c’est peut-être Frank qui dit vrai. Acheter les parts de Romy, finaliser la vente, ne serait-ce donc pas la solution la plus simple, la plus rationnelle ? Est-ce vraiment ce que je veux ?
Le visage de Romy traverse mon esprit. Cette femme, qui tient à ce manoir comme à un membre de sa propre famille, a des raisons qui vont bien au-delà du simple attachement matériel. Son lien avec mon père, bien que différent du mien, semble presque plus fort. Elle l’a vu comme un mentor, un soutien, là où moi je n’ai vu qu’un obstacle.
Je m’arrête un instant, réalisant à quel point l’attachement de Romy à ce lieu est profond. Pas juste parce qu’elle y vit, mais parce que cet endroit incarne tout ce qu’elle a construit avec Albert. Tout ce que je n’ai jamais su apprécier.
Le feu crépite toujours dans l’âtre, mais il ne réchauffe plus l’ambiance glaciale qui s’est installée autour de moi. Je me sens… vide, pour la première fois depuis longtemps. Pas à cause de l’argent, ni de la vente en elle-même, mais à cause de ce que tout cela représente. La relation brisée avec mon père. L’héritage d’une famille que je n’ai jamais réellement voulu, mais qui fait partie de moi malgré tout.
Je repose la pile de lettres sur la table basse, indécis. Que penser de tout ça ? Est-ce que je peux vraiment continuer à prétendre que je me fiche de ce manoir, de cette histoire ?
Je n’ai aucune réponse, seulement des questions. Et le temps presse.
Je regarde mon téléphone, ouvre ma messagerie et découvre des dizaines d’emails en attente. Frank m’a annoncé qu’il se chargeait de la direction en mon absence, mais déformation professionnelle oblige, j’ouvre les plus urgents de ces emails. Un d’entre eux me fige, le dernier rapport chiffré émis par le service de gestion. Malgré nos licenciements récents, les prévisions sont mauvaises. Très mauvaises.
J’ai besoin de cet argent.
Je pourrais attendre la fin du mois et tenter de redresser la barre avec ma part des liquidités issue des comptes bancaires de mon père, mais cela ne suffirait pas. J’ai besoin de vendre ce manoir.
Mon téléphone sonne, un numéro masqué. Je l’ignore, malgré la tension qui grimpe. Je devine sans mal qui tente de me joindre et je ne me sens pas prêt à prendre l’appel de cette personne… jamais je n’aurais dû la faire entrer dans ma vie ou dans celle de la société.
C’est à contrecœur que je prends cette décision. Je n’ai rien contre cette femme, que je découvre finalement peu à peu et qui me semble être quelqu’un d’honorable. Je comprends son désir de garder ce lieu. Mais je dois sauver mon entreprise, cette entité que j’ai bâtie de mes mains et qui symbolise tout ce que j’ai créé seul, sans l’aide de personne. Sans son aide à lui.
CHAPITRE 12 – Romy
Lottie s’affaire à astiquer les meubles de la cuisine tandis que je ne peux détacher mon regard de la vaste fenêtre.
— Vous savez de qui il s’agit ? demandé-je.
— Non, Madame, pas la moindre idée.
— Lottie, arrêtez de m’appeler Madame…
— D’accord, Madame.
On rit toutes les deux, elle s’excuse et j’abandonne pour le moment. J’ai d’autres chats à fouetter. Dans la cour, le duc de Rosebury discute avec un homme en costume sombre. L’air solennel de cet inconnu et la posture tendue de Gabriel me mettent mal à l’aise. Ils échangent quelques mots avant qu’il ne fasse un signe rapide de la main, indiquant l’intérieur du manoir. Tous deux disparaissent rapidement en direction de son bureau, l’air grave. Un signal d’alerte se déclenche dans ma tête. Un mauvais pressentiment s’insinue en moi. Mon estomac se noue. Et s’il était en train de négocier la vente future du manoir sans même m’en avertir ? L’idée me traverse l’esprit comme un coup de poignard. Ce n’est pas la première fois que je m’inquiète de ce genre de manœuvres secrètes. Je sens qu’il mijote quelque chose. Son empressement à recevoir des visiteurs, à répondre à des appels dans un coin isolé…
Je serre les dents.
Envahie par la curiosité et les doutes, je monte silencieusement à l’étage, m’approche du bureau dans l’espoir de saisir quelques fragments de leur conversation. Mais les murs épais m’en empêchent, je n’entends rien. Quand la porte s’ouvre soudainement, je sursaute et, dans un élan de panique, me glisse dans la pièce la plus proche. Je vire au rouge quand je réalise que je me suis précipitée… dans la chambre du duc.
Super, belle boulette.
J’entends les deux hommes se saluer, Gabriel lui propose de le raccompagner, mais l’homme assure connaître le chemin. Ils se quittent donc ici. Mon palpitant accélère. J’ai conscience de la situation délicate dans laquelle je me suis fourrée. Je n’ai plus qu’à prier tous les saints… ou quelque chose de ce genre. Je ne sais pas à qui vont mes prières, mais elles sont pleines de ferveur. Dommage, personne ne les reçoit. Ou bien les destinataires s’en fichent. Quand je rouvre les paupières une à une, grimaçante, je découvre un aristocrate partagé entre étonnement et amusement dans l’encadrement de la porte.
— Miss Whitemore… pouvez-vous m’expliquer ce que vous faites dans ma chambre ?
Ses iris noirs me fixent sans détour. Je sais qu’il savoure cette position intimidante. Pour une fois, je n’ai pas de verve acérée pour lui répondre, il a donc le sentiment d’avoir marqué un point. Fichue pour fichue, j’opte pour la franchise.
— D’accord, je voulais savoir ce que vous maniganciez avec cet homme. Qui est-il, au juste ?
Gabriel arque un sourcil, surpris par ma question.
— Je suis à demi propriétaire aussi, s’il est question du manoir, j’ai autant mon mot à dire que vous, lui rappelé-je.
Il me fixe longuement, son calme contraste avec le malaise qui m’habite depuis que j’ai été prise en flagran délit dans ses appartements.
— Si nous allions marcher ?
Voici une réponse que je n’attendais pas.
— Marcher ?
— La pluie s’est calmée.
Comme si le temps devenait une raison d’aller se conter fleurette dans les jardins. Lui et moi.
En dépit de la quiétude qui émane de sa voix, une étincelle nouvelle scintille dans la noirceur de ses prunelles, une intensité qui me fait pressentir que cette conversation n’aura rien de simples échanges sur la météo. Je hoche la tête, plus inquiète que curieuse.
— D’accord.
Il m’invite d’un geste à le suivre au rez-de-chaussée, puis dehors. Nous marchons en silence, empruntant le chemin qui longe les écuries. Le vent automnal soulève les feuilles mortes qui tourbillonnent autour de nous, comme un présage de ce qui se prépare. Je le sens plus nerveux, son pas n’est pas aussi lent que celui d’un promeneur du dimanche, mais il ne dit rien pendant plusieurs minutes.
— J’ai reçu une offre, finit-il par lâcher d’un ton neutre.
Le coup est direct. Mon cœur rate un battement.
— Une offre pour le manoir ? demandé-je, en essayant de maîtriser la montée d’émotions qui me submerge.
— Oui. C’est une proposition intéressante, Romy. Ils offrent une somme considérable, bien au-delà de l’estimation faite par le notaire.
Je fronce les sourcils, mon estomac se noue encore plus.
— Ils proposent 8 millions et demi de livres sterling. Cela pourrait résoudre beaucoup de problèmes.
Ce chiffre me donne le tournis, mais je me fiche de l’argent. Je refuse de voir cet endroit cédé à quelqu’un qui ne le respectera pas. Albert n’aurait pas accepté cela. Je réagis au quart de tour.
— Des problèmes ? Ou les vôtres, Gabriel ? dis-je doucement, non sans une pointe de défi dans la voix.
Il se fige un instant, tourne la tête vers moi, les mâchoires serrées. Le petit étang devant nous semble sorti d’une œuvre de maître, les vieilles écuries en arrière-plan sont un véritable havre de paix, chargé d’un cachet fou. Mais notre duo, lui, n’a rien d’une évidence. Loin de là. Le duc prend le temps d’observer les alentours paisibles, puis son regard se fixe sur l’horizon quelques secondes, je le sens en quête d’une réponse à me fournir, ses traits se tendent.
— Les apparences sont parfois trompeuses, commence-t-il alors.
— De quoi parlez-vous ?
— Qu’imaginez-vous à mon sujet, Romy ?
Sa question me désarçonne.
— C’est un vaste sujet, je dois l’admettre…
Puis après une brève réflexion, je vide mon sac sans retenue.
— Que vous vous seriez bien passé de revenir ici, que vous heurter à tout ce qui peut vous rappeler votre père est un défi, que c’est en partie la raison qui vous pousse à vouloir vous débarrasser du manoir à tout prix. Que vous avez construit votre vie sans lui depuis dix ans, et au vu de vos costumes hors de prix et votre bolide criard, vous avez plutôt bien réussi.
Ma franchise sans détour le perturbe, un rire nerveux quitte ses lèvres fines.
— Tout n’est pas à jeter, admet-il, bon joueur. En revanche, bien que mon train de vie reste des plus confortables pour le moment, ça ne saurait durer. Mon entreprise est menacée. Ce n’est pas pour rendre la monnaie de sa pièce à mon père, que je désire vendre, Romy. J’ai besoin de sauver ce qu’il me reste.
— Dans ce cas, nous sommes deux, confirmé-je. Dommage que nos moyens de le faire soient incompatibles.
Il encaisse ce nouveau coup, puis reprend :
— De plus, ce manoir, ce n’est qu’un rappel constant de… ce que je veux laisser derrière moi.
Il croise les bras, s’appuie sur la barrière en bois qui borde le chemin. Le manoir n’est rien d’autre qu’un poids à ses yeux. Ce n’est pas la première fois qu’il me le dit, seulement, aujourd’hui, il semble déterminé à tourner la page, coûte que coûte.
Je ferme les yeux un instant, rassemble mes pensées. Il ne comprend pas. Il ne voit pas la valeur de cet endroit, pas juste en termes d’argent.
Nous continuons notre chemin en direction d’un pré où paissent des chevaux. J’approche ma main de la jument qui vient à ma rencontre, et la pose doucement sur son chanfrein. La belle alezane souffle par les naseaux et à son contact, je ferme les paupières et fais le vide en moi. Dans mon esprit, un lien doré me relie à elle. Sans que je ne demande quoi que ce soit, une image d’Albert en train de la caresser m’apparaît. Puis je les vois ensemble, plus jeunes, en promenade dans les bois. Tout ça ne vient pas de ma mémoire, mais de la sienne. Notre échange m’apaise et l’apaise, elle aussi.
— Elle vous apprécie, commente le duc, alors que je romps le lien avec l’animal.
— Lady Storm était la jument préférée de votre père.
À ces mots, Gabriel marque une pause. Sans doute réalise-t-il que tout ce que je sais de ces dernières années devrait aussi lui appartenir, que notre schéma n’a rien de logique.
— Vous… on aurait dit que vous lui parliez, s’amuse-t-il, moins sur ses gardes qu’auparavant.
— Disons plutôt que c’est elle qui me parlait.
— Comment faites-vous cela ?
— Je me contente d’écouter avec le cœur.
Ma réponse lui fait froncer les sourcils. Je devine à quel point son esprit cartésien peine à se figurer ce que je lui raconte. Mais j’aime penser que parfois, les différences des uns et des autres ouvrent des portes qui prennent sens plus tard. Et j’ai depuis longtemps dépassé le besoin de ne pas être moi-même pour plaire à qui que ce soit. D’autant que je n’ai rien à prouver à ce duc.
— C’est ce que vous apprenez dans vos cours de communication animale ?
Je ne le pensais pas si bien informé.
— A votre tour d’être surprise, se déride-t-il. J’ai épluché les relevés de compte de mon père. Je savais qu’il finançait une formation, puisque le notaire l’a soulevé, mais cette dépense sur ses comptes m’a interpellé.
Je respire avant de répondre à sa curiosité.
— En effet.
Un petit rire lui échappe. Pourtant, même si je lis dans ses yeux qu’il ne croit pas vraiment à mes pratiques, une étrange sensation de bienveillance s’échappe de la manière dont il me regarde. C’est nouveau. Et ça ne me déplaît pas. Je profite de cette accalmie pour revenir sur le sujet brûlant qui nous a amenés ici.
— Pour ce qui est de l’offre, vous pourriez envisager d’autres options, Gabriel, dis-je d’une voix douce mais ferme. Il ne s’agit pas seulement d’argent, de chiffres. Il y a une âme ici. Cet endroit, c’est bien plus que ça.
— J’y ai grandi, je le sais.
Son ton plus grave laisse sous-entendre les émotions sous-jacentes.
— Mais nous ne sommes pas d’accord sur un point, continue-t-il sèchement. Pour vous, ce manoir est un sanctuaire, pour moi, c’est une prison. Il me rattache à tout ce que je veux fuir.
Je lève les yeux vers lui, tandis qu’une part de moi panique.
— C’est pourquoi je veux vous proposer un compromis. J’ai peut-être une solution qui nous satisferait tous les deux.
Sa remarque m’intéresse. Je le pousse à poursuivre.
— À la fin du mois, je vous rachète vos parts. Ainsi vous toucherez largement de quoi refaire votre vie ailleurs entre la vente de celles-ci et la moitié des liquidités restantes sur les comptes de mon père.
Je manque de m’étouffer.
— Le domaine est estimé à 7 millions. Au lieu de vous racheter vos parts 3,5 millions, je suis prêt à vous offrir 4 millions. Qu’en dites-vous ?
Un ange passe.
D’une, ces nombres me filent le tournis, de deux, je me demande ce qu’il n’a pas compris dans ma position.
— Vous, Gabriel, ne savez pas écouter, annoncé-je, abasourdie, en faisant référence à mon explication à propos de mon échange avec la jument.
Il ne s’attendait visiblement pas à ma réaction.
— Ce n’est pas assez pour vous ?
Là, il commence à m’agacer.
— Vous vous entendez ?
— Quel est le problème ?
— Le problème, dis-je, irritée, c’est que je ne vendrai pas, peu importe le prix qu’on m’offre.
— Mais je ne suis pas un étranger, le domaine resterait dans ma famille, prétend-il.
Je ris sans joie.
— Vraiment ? Et que feriez-vous une fois le titre de propriété à votre nom et les comptes de votre père débloqués ?
Mon culot le percute, tant mieux, je n’ai plus envie de minauder. Il me prend pour un oisillon tombé du nid, mais je vois clair dans son jeu ! Il a bien du mal à avaler sa salive, pris au dépourvu par mon absence délibérée de tact.
— Vous vendrez, lui assuré-je en avançant d’un pas vers lui.
L’espace entre nous est infime. Je ne baisse pas le regard, bien décidée à lui montrer que je ne changerai pas d’avis et qu’il ne m’achètera pas. Ma proximité le met aussi mal à l’aise que ma franchise brutale.
— Vous pouvez bien me proposer la lune que je ne vendrai pas, Gabriel. Moi vivante, ce manoir n’atterrira jamais entre les mains de promoteurs peu scrupuleux. Albert ne l’aurait jamais toléré. Je respecterai sa mémoire.
Le duc soupire, piqué par mes mots. Il se reprend pour tenter un dernier coup de poker.
— Vous tenez à ce lieu, je le sais. Et je comprends. Mais si vous refusez de vendre, alors… vous devrez me racheter mes parts.
Un silence pesant s’installe. Je le fixe, incrédule. Moi, racheter ses parts ? Il sait pertinemment que je n’ai pas les moyens. Il joue un jeu dangereux. Un rictus nerveux me gagne.
— Je comprends mieux…
— Quoi donc.
— Pourquoi vous n’êtes jamais revenu en dix ans. Le monde des affaires vous a vraisemblablement dérobé votre âme, Gabriel.
Un silence étouffant envahit notre bulle. Je n’entends plus la brise légère, ni les canards au loin. Je ne vois que ces iris survoltés qui m’incendient d’une rage noire.
— Très bien, si vous ne pouvez pas racheter mes parts, je les vendrai au plus offrant. Dans tous les cas, vous sortez perdante. J’ai tenu à vous ménager, mais cette phase est terminée. Je n’ai pas le luxe d’attendre plus longtemps, Romy. Finissons donc ce mois et vendons au premier venu. J’organiserai des visites dès la semaine prochaine pour ne pas perdre de temps.
La bulle explose.
Le vent souffle plus fort autour de nous, et un frisson me parcourt l’échine. Il est sérieux. Il est prêt à tout pour obtenir ce qu’il veut, même si cela signifie vendre à des inconnus qui transformeront probablement ce lieu en un attrape-touristes insipide.
— Vous ne comprenez rien, murmuré-je, presque pour moi-même.
Son regard se fait plus doux, presque compatissant.
— Je comprends que cela vous tient à cœur, mais il est temps de regarder la réalité en face. Ce manoir ne vous sauvera pas, Romy. Ni vous, ni moi. Il ne vous ramènera pas mon père. Il est bel et bien mort.
Mon regard dérive vers les saules pleureurs plus loin. À leurs pieds, deux tombes fraîchement fleuries sont caressées par des rayons de soleil improvisés.
— Moi je le sais. Et vous ?
Ses yeux suivent les miens. Vaincu, il baisse le visage, submergé par une émotion qu’il peine à contenir. Je ne l’ai pas ménagé, mais tant pis. L’heure est grave et nécessite qu’il comprenne.
— Romy, finit-il par dire, sa voix plus douce, cette fois. Je ne veux pas que cela devienne un affrontement constant entre vous et moi. Je respecte ce que ce manoir représente pour vous, vraiment. Mais je dois penser à l’avenir. Mon monde va s’effondrer sans cet argent.
J’aimerais pouvoir lui racheter ses parts dans une vingtaine de jours, mais je sais que ma partie de l’héritage ne suffira pas… je me sens coincée. Il est mon seul espoir, et, à la fois, ma pire menace.
— Les liquidités de votre père ne suffiraient-elles pas à aider votre entreprise ? tenté-je, triste.
Il ne répond pas. Pourquoi ne pas me répondre par la négative ? Parce qu’il y a plus que ça. Je le vois dans ses yeux fuyants. Il veut se débarrasser de son passé.
— Vous voulez tirer un trait sur votre passé en vendant cet endroit. Mais moi, je ne peux pas le laisser partir, Gabriel, murmuré-je, les larmes au bord des yeux.
Un silence pesant s’installe entre nous. Il semble un instant chercher les mots justes. Mais avant qu’il ne puisse dire quoi que ce soit, je reprends, d’une voix plus ferme :
— Ce manoir, c’est plus qu’un souvenir pour moi. C’est tout ce qu’il me reste.
Gabriel se détourne, fixe l’horizon, ses poings se serrés.
— Alors rachetez mes parts, conclut-il, sa voix soudain plus froide. Si vous y tenez tant, faites-en votre fardeau. Mais moi, je ne veux plus avoir affaire avec cet endroit.
CHAPITRE 13 – Gabriel
Les derniers échos de notre échange houleux me hantent encore. Romy est une force de la nature, une femme déterminée, et malgré toute ma logique froide, je sens que ce conflit n’est pas seulement une affaire de vente. Il y a quelque chose de plus profond, une tension sous-jacente qui n’a rien à voir avec le manoir en lui-même.
Je m’efforce de trouver le sommeil, mais mes pensées sont trop agitées. J’ai besoin d’espace, d’air. Mon esprit retourne sans cesse à la conversation aux mots tranchants et aux silences lourds de sens de l’après-midi. Mon regard glisse vers la fenêtre, où la première lumière du jour commence à se frayer un chemin à travers les nuages gris. Le manoir est toujours aussi oppressant, mais pour la première fois, une petite voix au fond de moi se demande si c’est vraiment le lieu qui me pèse… ou autre chose.
Plus tard dans la matinée, alors que je tente de m’éclipser pour aller m’aérer l’esprit en ville, Romy me prend de court. Elle se tient dans le hall, vêtue d’une épaisse écharpe en laine et d’un manteau qui la rend plus douce, presque plus fragile qu’elle ne l’a été la veille. Elle m’observe, un sourire discret aux lèvres, comme si elle venait de prendre une décision.
— Vous avez vu ce qu’il y a dehors ? m’interroge-t-elle avec le sourire d’une enfant et les yeux brillants.
Je nie de la tête, perplexe.
— Elle ouvre la porte en trombe et me montre l’extérieur du plat de la main, ravie par le sol blanc qui nous fait face.
— De la neige, Gabriel ! De la neige !
Je ne percute toujours pas ce qui la rend si enthousiaste. D’autant que le vent du nord se hâte d’entrer dans la demeure.
— Cette fois, ça y est, Noël approche. Il y a quelque chose que vous devez voir, enchaîne-t-elle sans préambule.
— J’ai déjà prévu de…
— Vous devez me suivre, insiste-t-elle en me coupant la parole. Si vous voulez vraiment comprendre ce que cet endroit signifie pour les gens qui y vivent, venez avec moi.
Je la dévisage, surpris par son invitation. C’est inattendu, après l’affrontement de la veille. Pourquoi vouloir passer du temps en la compagnie de quelqu’un qu’elle déteste ? Je suis tenté de décliner, de camper dans mon rôle distant et indifférent, mais sa proposition m’intrigue. Quelque chose dans ses yeux me pousse à accepter, même si tout en moi crie que c’est une mauvaise idée.
— Très bien, cédé-je. Où allons-nous ?
Un sourire espiègle me répond. Elle me tend mon imper et mon écharpe que j’enfile par prévoyance.
— Prenez vos clés de voiture. Je n’ai plus d’essence, m’informe Romy avant de quitter le hall devant moi.
Sidéré par la rapidité d’exécution de son plan, j’obtempère et la retrouve devant ma Porsche. Je n’ai pas l’habitude d’avoir un passager à mes côtés. À plusieurs reprises, je la vois s’étonner du luxe de l’habitacle, mais elle a la décence de ne rien dire. Je démarre et suis les consignes de la tornade brune aux grands yeux clairs. Ses indications me mènent au centre-ville. Je roule au pas, soucieux de ne pas déraper dans le fossé avec le sol maculé qui glisse sous mes roues. Je comprends trop tard ce qui l’excite tant, quand je découvre les décorations de Noël, guirlandes lumineuses et animations qui occupent la grande place centrale.
— Garez-vous ici.
Le marché de Noël. Je n’y crois pas une seconde. Ces festivités ne sont qu’artifices, une tentative désespérée de recréer un bonheur simple dans un monde qui, lui, ne l’est jamais.
— C’est une tradition ici, et je pense que vous avez besoin de voir ce qu’est la vraie vie, loin des chiffres et des contrats.
Je suis sur le point de refuser, mais quelque chose dans sa voix me retient. C’est un défi, une invitation à voir les choses différemment, et je sens que, pour une fois, il est peut-être temps d’abandonner la lutte.
Nous marchons côte à côte vers le centre du village, à quelques kilomètres du manoir. Le chemin est bordé d’arbres dénudés, et toute la ville semble avoir revêtu sa tenue festive. Je sens une palpitation dans l’air, différente de celle de la veille. Plus subtile, comme si quelque chose avait changé entre nous depuis notre différend. Pourtant, je suis incapable de deviner si c’est une bonne ou une mauvaise chose.
Arrivés sur la place du village, je suis frappé par l’atmosphère ambiante. Les stands en bois, les guirlandes scintillantes, les odeurs sucrées de vin chaud et de cannelle… Tout cela crée un contraste saisissant avec la froideur que je ressens depuis mon retour ici et réchauffe mes doigts figés par le froid. Les habitants se pressent autour des étals, échangent des sourires, des éclats de rire. Ils semblent tellement loin de mes préoccupations quotidiennes… Je les envie presque, cette simplicité n’a jamais trouvé sa place dans mon décor, pas depuis l’enfance.
— Voilà ce que j’aime ici, souffle Romy. La vie, Gabriel. Ce n’est pas seulement une question de business ou de prestige. Ce sont ces moments, ces traditions. Ces échanges spontanés, joyeux, simples, évidents. C’est aussi pour cela que je ne peux pas laisser ce manoir disparaître entre les mains d’un promoteur sans âme.
Je l’écoute, mais une partie de moi reste réticente. Je sais que ce n’est pas la magie de Noël qui sauvera mon entreprise. Et pourtant, quand je l’observe interagir avec les habitants de Rosebury, un sourire sincère aux lèvres, je me surprends à envisager qu’il pourrait y avoir une autre voie, une autre solution à ce dilemme.
La plupart des gens nous reconnaissent aussitôt. Tous affichent de francs sourires envers celle qui m’accompagne, et des bonjours plus solennels dans ma direction. Ils se méfient de moi, je peux le sentir à des kilomètres. Certains me reluquent de haut en bas, comme si mon costume leur rappelait que je ne vis pas dans le même monde qu’eux. Malgré moi, je ne parviens pas à me détendre, je capte sans mal une certaine retenue quand je les salue. Des « Monsieur le duc » à tout-va me rappellent sans cesse à mon rang, et par conséquent, au fossé qui nous sépare. Les bruits courent vite dans une si petite ville. J’imagine qu’ils ont déjà eu vent de la succession complexe qui nous lie temporairement, Romy et moi. Un tel événement n’arrive jamais… pas à ma connaissance. Nous sommes l’attraction locale jusqu’à la fin du mois, et je me passerais bien de toute cette attention, de ces sourires en coin, de ses regards amusés. Ils ne sont pas toujours aussi simples que ma co-héritière semble le penser.
— Détendez-vous, bon sang, me taquine-t-elle d’un léger coup de coude dans le flanc.
Sa familiarité me fait l’effet d’un coup de fouet, comme toujours.
— Ils ne me connaissent pas, pourtant ils me détestent déjà, m’expliqué-je.
— Mais non ! Allons, le duc nous ferait-il un petit complexe d’infériorité ?
Sa plaisanterie m’agace.
Elle s’excuse d’un regard.
— Regardez-les, ils affichent leur plus beau sourire en vous voyant et se tendent dès qu’ils m’aperçoivent.
— Parce que justement, ils ne vous connaissent pas. Montrez-leur qui vous êtes.
— Je ne suis pas sûr de comprendre.
— Ils se méfient parce qu’ils sont dans le flou à votre sujet, Gabriel. Accordez-leur du temps, échangez avec eux. Et puis souriez !
— Sourire ?
— C’est ce que vous souhaitez obtenir de leur part, non ? Alors initiez cette détente ! Faites le premier pas, rassurez-les.
Je songe à ses paroles, guère à l’aise dans ce rôle de personnalité publique partant en campagne de séduction. Tandis que nous approchons d’un stand de barbe à papa, l’indisciplinée me glisse un tacle à l’oreille.
— Promis, je ne leur avouerai pas que vous pouvez être un insupportable égoïste.
Je serre les dents et tente de ne pas enrayer mon sourire électoral.
— Monsieur le duc, me salue l’homme qui enroule des bâtonnets de sucre rose.
— Enchanté.
— De même.
— Vous souhaitez goûter à ma spécialité ? La barbe à Fraser.
Je le regarde comme un hurluberlu.
— Je vous présente Brendan Fraser, s’amuse Romy à mes côtés.
L’homme aux cheveux mi-roux mi-blanc n’a pas l’air peu fier d’avoir donné son nom à sa sucrerie, comme un hommage à sa longue barbe.
Je décline l’invitation poliment, soucieux de ne pas salir mon imperméable, mais Romy en prend une et semble se régaler en la dégustant.
— Vous n’aimez pas ? demande-t-elle avec le sourire d’une enfant réjouie.
— Non…
— Vous avez déjà goûté ?
Sa curiosité me lasse.
— Goûtez !
Elle s’arrête net et me tend son bâton.
— Allez, ne faites pas votre timoré, goûtez !
Pressé de passer à la suite, je rentre dans son jeu durant un instant et tente de saisir quelques fils. Bon sang, que c’est collant. Je me débrouille tant bien que mal pour en amener jusqu’à ma bouche, avant qu’elle n’éclate d’un rire cristallin.
— C’est bon, n’est-ce pas ?
Je déguste la bouchée sucrée avec friandise et suis forcé de remplacer ma moue boudeuse par un sourire naissant.
— Il vous en reste, là, me signale Romy, malicieuse.
Son index désigne mon bouc. Je tente de le nettoyer mais ça ne semble pas si simple.
— Attendez…
Sans prévenir, elle monte sur la pointe de ses pieds et, du pouce, essuie le coin de ma bouche. Je ne m’attendais pas à ce geste à la fois anodin, mais pourtant tellement soudain qu’il comporte quelque chose d’intime.
Son sourire s’efface, sa main reste sur mon menton. Il ne s’écoule sans doute que quelques fragments de secondes, mais durant ce laps de temps, je n’entends plus la ni fanfare ni le brouhaha ambiant, je sens tout juste la brise qui caresse ma joue, près de sa main. Romy a les yeux bleu et gris à la fois. C’est intrigant. Ces deux couleurs sont présentes par petites touches, sans que l’une prenne jamais le pas sur l’autre. Ses lèvres fines hébergent, elles aussi, un grain de sucre rose, et je me surprends à vouloir l’enlever à mon tour. Mais que se passera-t-il ensuite ? Pourquoi est-ce que je me pose cette question ? Je…
— Romy !
La voix nasillarde et chaleureuse à la fois qui fait éclater cette bulle ne m’est pas inconnue. Margaret Lampard vient à notre rencontre dans une redingote d’une autre époque et un chapeau à plumes.
Margaret s’avance, un sourire figé sur les lèvres.
— Bonjour, Gabriel, bonjour, Romy, vous profitez du marché de Noël à ce que je vois ?
La tension palpable entre Romy et moi ne semble pas échapper à Margaret. Ses yeux pétillent d’une curiosité mal dissimulée, mais je n’ai aucune envie de lui offrir plus de détails qu’il n’en faut. Ma co-héritière, quant à elle, a sursauté. Je la sens hésiter, peut-être cherche-t-elle une échappatoire à cette conversation qui risque de tourner court. Pourtant, c’est elle qui prend la parole en premier, son ton est poli, mais distant.
— Oui, nous faisions un tour… Comment ne pas succomber au charme du marché de Noël ?
Je ne peux m’empêcher de sourire, à l’intérieur. Romy ne semble pas prêter attention au sourire de Margaret, plus malicieux que d’ordinaire. La vieille femme nous scrute, ses yeux plissés par l’éclat de ses souvenirs.
— C’est étrange de te voir ici, Gabriel, je ne pensais pas que tu reviendrais un jour à Rosebury. Comment trouves-tu la place ainsi décorée ? C’est beau, n’est-ce pas ?
Elle parle avec un enthousiasme presque forcé, comme si elle cherchait désespérément à recréer un lien, à rallumer une flamme éteinte depuis longtemps. Je hoche la tête, mais je ne peux cacher l’amertume qui monte en moi. Ce village, ce marché… tout me ramène à une époque que je préférerais oublier. Les guirlandes lumineuses, les chants de Noël, les effluves sucrés de cannelle et de pain d’épices, tout cela ne parvient pas à m’atteindre. Ça a failli, pourtant.
— C’est… comme dans mes souvenirs, avoué-je, le regard perdu entre les étals colorés. Rien n’a vraiment changé.
Margaret éclate d’un rire chaleureux.
— Rien ne change jamais ici ! Tu sais, j’ai encore des photos de toi petit, au marché avec ta maman… Vous faisiez une belle paire, tous les deux. Un vrai spectacle de vous voir ensemble !
Je serre les mâchoires. Ces souvenirs qu’elle évoque, je les ai effacés depuis longtemps. Je tourne la tête vers Romy, espérant trouver une échappatoire, mais elle semble tout aussi mal à l’aise que moi.
— Margaret, nous vous remercions pour votre accueil, mais nous avons encore quelques obligations à remplir. Je crains que nous ne puissions nous attarder, décrété-je d’une voix polie, mais ferme.
Romy me jette un coup d’œil surpris, mais elle ne proteste pas. Margaret, quant à elle, fronce légèrement les sourcils, mais n’insiste pas.
— Bien entendu, à bientôt, jeunes gens.
Elle nous regarde partir, une ombre de tristesse dans le regard.
Nous continuons à avancer dans le marché, en silence. La tension ne cesse de croître. Après quelques pas, Romy s’arrête soudain devant un stand de vin chaud. Elle se tourne vers moi, son regard plus incisif qu’à l’accoutumée.
— Pourquoi agissez-vous ainsi ? Vous pourriez au moins montrer un peu d’intérêt pour ces gens. Ils ont été importants pour votre père. À défaut de les apprécier, vous pourriez au moins leur accorder un minimum de respect, dit-elle d’un ton calme et direct.
Ses paroles me surprennent. Je la fixe sans répondre. Une partie de moi veut réagir, lui dire qu’elle ne sait rien de ce que j’ai vécu, de ce que ce village représente pour moi. Mais au fond, je sais qu’elle a raison. Cette vérité me blesse plus que je ne veux l’admettre.
— C’est aisé de parler ainsi pour vous, répliqué-je d’un ton que j’essaie de maîtriser. Vous n’avez pas grandi dans cette ville, vous ne savez pas ce que cela représente.
Romy baisse les yeux un instant, mais lorsqu’elle les relève, je perçois une détermination inébranlable dans son regard.
— Vous avez raison, je ne comprends peut-être pas tout. Mais j’ai appris une chose en vivant auprès de votre père… Il ne faut pas repousser ceux qui vous tendent encore la main. Tenir les gens éloignés de vous ne vous empêchera pas de devoir faire face à votre passé, un jour ou l’autre.
Ses mots résonnent entre nous, lourds de sens. Elle tourne les talons, s’éloigne sans un mot de plus. Je la regarde partir, son manteau s’agitant sous la légère brise. Pour la première fois depuis longtemps, une sensation d’inconfort m’envahit.
— Attendez, la hélé-je avant de revenir à son niveau.
Romy s’arrête et se retourne, visiblement surprise que je l’aie suivie. Son regard est toujours aussi perçant, mais quelque chose dans son attitude semble vaciller, comme si elle ne s’attendait pas à ce que je la retienne.
— Vous avez raison, concédé-je enfin, le ton plus bas. Je ne devrais pas être aussi… distant. Cela ne me ressemble pas, ou plutôt… cela ne devrait pas me ressembler.
Romy me fixe, sans dire un mot. Un bref silence s’installe entre nous, aussi fragile que la neige qui commence à tomber autour du marché.
— Vous vous excusez ? demande-t-elle, un mélange de surprise et d’incrédulité dans la voix.
Je laisse échapper un léger sourire, presque malgré moi.
— Oui, aussi étonnant que cela puisse paraître. Je crois qu’il me faut davantage m’adapter à cet endroit, à ces gens… Je crois qu’ils étaient proches de mon père. Ils sont en droit d’attendre de moi un minimum de respect.
Un éclat de surprise traverse son regard, mais elle semble apaiser son agacement. Nous restons là, un instant, à regarder autour de nous. Les lumières du marché de Noël commencent à scintiller avec plus d’intensité à mesure que le crépuscule approche. L’air est rempli des rires des enfants et des effluves de vin chaud. Tout semble un peu moins pesant, et pour la première fois depuis mon arrivée, je sens une légère détente s’installer en moi.
— Très bien, finit-elle par répondre, un sourire amusé au coin des lèvres. Et si nous mettions ces belles paroles à l’œuvre dès maintenant ?
Elle se dirige vers un stand de jeux installé au centre de la place, m’incitant à la suivre d’un geste de la tête. C’est une petite attraction où les gens s’amusent à lancer des anneaux autour de bouteilles décorées. Sans réfléchir, je la suis.
— Vous allez jouer à… ça ? demandé-je, sceptique mais curieux.
— Pourquoi pas ? Je vous défie, Monsieur le duc. Qui d’entre nous sera le meilleur lanceur ? Le premier à trois anneaux est le gagnant.
Je la regarde, un peu décontenancé, mais je décide de relever le défi. Cela ne peut pas être plus difficile que de négocier des contrats immobiliers complexes, n’est-ce pas ?
Le premier anneau que je lance rate sa cible, ce qui arrache un éclat de rire à Romy.
— Vous n’êtes peut-être pas aussi précis que je le pensais ! Allez, je vous laisse retenter, se moque-t-elle avec un timbre doux.
Je fronce les sourcils dans une imitation exagérée de concentration puis prends mon deuxième anneau. Cette fois, il touche presque la cible, mais dévie au dernier moment.
— Je suppose que vous avez l’habitude de tout réussir du premier coup, commente-t-elle, un sourire plus franc éclairant son visage.
— Peut-être que je ne suis pas aussi infaillible que je le pense, plaisanté-je en haussant les épaules, amusé par ma propre maladresse.
Romy lance à son tour un anneau, qui atterrit autour de la bouteille. Elle me jette un regard victorieux, ce qui m’arrache un rire, malgré moi.
— Vous avez triché, c’est sûr, la taquiné-je.
— Absolument pas, rétorque-t-elle avec une fausse indignation. Je suis simplement plus adroite.
— Encore deux et vous remportez le lot de votre choix, lui indique le patron des lieux, un vieil homme orné d’une casquette en tweed.
Des gens s’amassent autour de nous, divertis de trouver les deux co-héritiers étranges en plein duel. Bientôt, la foule encourage mon adversaire. Elle est acclamée comme une héroïne quand elle réussit son second lancer.
— C’est votre tour ! me challenge-t-elle.
— Vous vous êtes entraînée, avouez…
— C’est une question de concentration, me glisse-t-elle comme réponse sur le ton de la confidence.
— Allez Monsieur le duc, hurle un petit blondinet derrière moi.
Je tente de me concentrer et finis par mettre mon premier anneau. Quelques badauds applaudissent, je me sens moins seul, moins intrus dans cette foule. Même Romy m’applaudit. Son dernier lancer chauffe un peu plus la foule et ce sont de vrais cris d’hystérie qui s’élancent dans l’air quand elle réussit un sans-faute. Ses yeux pétillent lorsqu’elle se tourne vers moi, la main tendue pour sceller ma défaite. Les gens rient, mais l’ambiance est bon enfant. Je serre sa poigne comme un sportif professionnel, fairplay jusqu’au bout.
— Vous souhaitez tenter votre dernier lancer, juste par amour du jeu ? me demande-t-elle, espiègle.
— Je vous l’offre, contré-je, amusé et conscient que le peuple de Rosebury n’attend que ça.
Elle saisit l’anneau et le lance à la perfection.
— Et de quatre, rit le propriétaire du jeu. Je vous laisse choisir votre lot, Ma petite dame.
Romy parcourt son étal de gadgets décoré de guirlandes et tend finalement l’index vers un petit ours en peluche.
— Je prendrai celui-ci, s’il vous plaît.
L’homme lui offre son dû et nous partons au travers de la foule dont les regards nous fixent avec insistance. des sourires radieux nous entourent, et même si me tenir au centre des attentions n’est pas ma tasse de thé, j’apprécie de ne ressentir aucun ressentiment à mon égard, cette fois.
— Pourquoi avoir choisi le petit ours et non son immense congénère qui se trouvait à côté ? m’étonné-je, perplexe.
— Parce que celui-ci plaira davantage à Max, répond-elle avec un large sourire.
Max. Le chien. Je n’y aurais jamais pensé. Son lien avec cet animal est touchant. Je ne suis pas certain de pouvoir croire en cette communication qu’elle semble pouvoir établir avec eux, pourtant, je me dois de reconnaître que c’est assez fascinant à observer.
Alors que nous continuons à marcher à travers le marché, une voix forte nous interpelle. Un commerçant, en train de manœuvrer un grand sapin décoré, perd l’équilibre alors qu’il tente de le poser sur un support trop instable. Le tronc bascule soudain sur le côté, et menace de tomber droit sur nous.
Sans réfléchir, je tends un bras devant Romy pour la protéger de l’arbre qui penche. Dans la confusion du moment, je me déplace brusquement, mais mes pieds glissent, sur le verglas et je perds l’équilibre.
Romy, rapide comme l’éclair, attrape mon manteau pour m’empêcher de tomber. Mais dans son élan, elle est tirée en avant et trébuche à moitié sur moi. Nos corps se rapprochent en une seconde, et je l’aide à se redresser, ma main sur son bras, peu stable malgré tout.
Nous finissons par nous stabiliser, mais nous sommes bien plus proches que prévu. Nos visages ne sont qu’à quelques centimètres l’un de l’autre, nos souffles se mêlent dans l’air froid. Le monde semble se figer autour de nous, comme suspendu dans cet instant inattendu.
— Merci, dis-je, à la fois surpris et reconnaissant.
Romy, un peu troublée, retire lentement ses mains de mon manteau, mais son sourire revient vite, presque taquin.
— Vous semblez bien maladroit aujourd’hui, Monsieur le duc, plaisante-t-elle.
Je souris à mon tour, cette gêne soudaine s’efface peu à peu, remplacée par une complicité nouvelle. Les commerçants, après avoir redressé le sapin sans encombre, nous jettent un coup d’œil amusé. Quelques passants qui ont vu la scène échangent des regards complices, leurs expressions chaleureuses.
Nous continuons à marcher, cette fois plus détendus. La tension paraît s’être un peu dissipée, remplacée par une sorte de légèreté que je n’aurais pas cru possible. Moi, ici, dans Rosebury, en compagnie d’une co-héritière avec qui je suis forcé de cohabiter un mois, sur les traces d’un passé dont je ne voulais plus entendre parler… pourtant, tout va bien. Et si c’était ça, la magie de Noël ?
CHAPITRE 14 – Romy
Le duc me dévisage comme si je venais de lui annoncer l’arrivée prochaine de Dumbo l’éléphant.
— Vous avez quoi ? s’étrangle-t-il.
— Je nous ai inscrits ! Vous et moi !
Il me donne l’impression de quelqu’un qui ne parle pas ma langue. Puis il éclate d’un rire nerveux, se passe une main sur la bouche.
— Vous n’aimez pas l’idée, en déduis-je.
— Pardon ?
— Quand vous faites ce geste, en général, c’est que vous vous trouvez dans une situation qui vous déplaît.
Ma franchise le désarçonne un peu plus encore.
— Depuis quand jouez-vous les pseudo mentalistes ?
Il est piqué. Sur la défensive. Que ma capacité à lire en lui sans qu’il ait besoin de parler l’exaspère, je peux le comprendre. Je fais rarement l’unanimité auprès des gens, notamment pour cette raison. Personne n’apprécie d’être transparent. Tant pis, je ne m’excuserais pas sous prétexte que j’ai passé une bonne partie de ma vie à lire le langage non verbal des gens. C’était mon filet de sécurité à moi. Quand on se sent différent et en décalage, on cherche des parades pour ne plus être rejeté. La mienne consistait à mieux comprendre les autres…
— Je ne vois pas pour quelle raison une simple course de luge vous met dans cet état, voyons !
— Et moi je ne vois pas pour quelle raison vous avez pensé que j’aimerais perdre mon temps à ce genre de jeu stupide ?
La colère qui propulse ses mots m’atteint malgré moi. J’ai beau savoir que les émotions de mes interlocuteurs ne m’appartiennent pas, rester imperméable ne m’est pas possible, même après des années d’efforts en ce sens.
— Parce que vous avez besoin de vous réconcilier avec les habitants de cette ville, finis-je par décréter sans trembler.
Nouveau rire sans joie de Monsieur le duc.
— Si vous saviez, Romy, c’est vraiment le dernier de mes soucis…
— Oui, oui, oui, parce que vous pensez que vous allez me racheter mes parts et vendre, j’ai saisi l’idée. Mais en attendant, il vous reste vingt jours à passer ici, et ne serait-ce que pour rendre hommage à votre famille, à défaut de votre père, vous pourriez donner aux habitants de Rosebury un semblant d’intérêt et de sympathie.
Voilà, c’est dit.
Les prunelles noires de Gabriel me fixent, témoins de sa stupéfaction. Je doute qu’il ait l’habitude que quelqu’un lui vole dans les plumes. Après tout, il est duc et dirigeant d’une entreprise de luxe, qui se permettrait cet affront ?
Moi.
— Vous haïssez votre père, certes. Mais vous aimiez votre mère, j’en suis certaine.
Il déglutit avec peine, et je perçois sans mal la lueur qui s’allume dans ses yeux. Étincelle qu’il chasse aussitôt pour donner plus de place à sa rancœur. Un requin.
— Ce ne sont pas vos affaires.
— C’est bientôt Noël, Gabriel. Tout ce que je dis, c’est qu’elle aimerait sans doute vous voir renouer un peu avec cet endroit, au moins le temps des fêtes. Je refuse de croire que l’enfant que vous étiez n’a pas un seul bon souvenir entre ces murs.
Sa bouche tressaute, ses fines lèvres se pincent. Durant d’infimes secondes, j’entrevois le petit garçon perdu dans l’immense bureau sombre de son père, aujourd’hui devenu le sien par la force des choses.
Gabriel finit par détourner le regard, les mâchoires serrées, comme s’il essayait de se protéger de mes paroles. Une lutte silencieuse se joue en lui, un conflit que je devine sans qu’il ait besoin de l’exprimer. Je sais que j’ai touché un point sensible, et, même si je ne cherche pas à le blesser, il est temps pour lui de se confronter à cette partie de lui-même.
— Très bien, finit-il par lâcher d’une voix rauque. Je participerai à cette… course de luges.
Sa réponse me surprend presque. Une petite victoire. J’ai l’impression que derrière cette façade glaciale, Gabriel commence à se fissurer, à s’ouvrir, ne serait-ce qu’un peu. Je sens une chaleur inexplicable m’envahir, une satisfaction subtile mais indéniable.
— Parfait ! m’exclamé-je , alors que je tente de contenir un sourire triomphant. La course commence demain matin, à neuf heures.
Il relève la tête, les sourcils froncés.
— Demain matin ? Vous auriez pu me prévenir un peu plus tôt.
— Où serait le plaisir si je vous laissais tout planifier à l’avance ? lancé-je avec un sourire espiègle. Parfois, il faut savoir se laisser porter par l’imprévu.
Il soupire et secoue la tête, visiblement peu convaincu par mon enthousiasme envers l’improvisation. Mais pour une fois, il ne réplique pas, comme s’il était trop fatigué pour batailler davantage. Il se contente de me lancer un regard résigné avant de tourner les talons et de me laisser seule dans l’antre d’Albert.
Le lendemain matin, c’est en silence que nous nous rendons sur la place du village, où les habitants s’affairent déjà autour de l’aire de départ de la course de luges. Des enfants courent dans tous les sens, emmitouflés dans des écharpes colorées, des rires s’élèvent dans l’air glacé, et une odeur de chocolat chaud flotte autour des stands éparpillés tout le long de la rue. L’ambiance est festive, légère, empreinte d’une douce nostalgie hivernale.
Je dois bien admettre que j’ai craint, toute la nuit, qu’il ne se défile. Qu’il ne trouve une excuse, un prétexte pour éviter de participer. Après tout, s’engager dans une activité aussi… populaire, en pleine lumière de tous ce n’est pas vraiment le style du duc. Malgré tout, il a tenu parole, il ne parle pas, mais il se tient là, à mes côtés, près de la ligne de départ, vêtu d’un manteau noir élégant, qui contraste avec l’atmosphère simple et chaleureuse du village.
Je décide de rompre le silence, un sourire aux lèvres.
— Je vous ai sous-estimé, reconnais-je, taquine. J’aurais parié que vous trouveriez un moyen de vous dérober. Quant au fait que vous vous chargiez de trouver une luge, là encore, vous me surprenez.
Il me lance un regard las.
— Je n’ai pas l’habitude de me défiler, Romy. Quand je dis que je vais faire quelque chose, je le fais. Même si cette… activité me semble d’un ridicule absolu.
Je ris. Son flegme blasé ne peut pas masquer le fait qu’il est déjà un peu plus présent ici, parmi les villageois, même s’il refuse de l’admettre. À nos pieds, la vieille luge en bois qu’il a dénichée dans les écuries du domaine attend un second souffle de jeunesse, peut-être grâce à cette course. Je n’ose imaginer le vécu de cet objet. Va-t-il supporter notre poids ?
— Vous êtes amateur d’antiquités ? demandé-je en arquant un sourcil.
— Je n’en avais pas d’autres, rétorque-t-il en haussant les épaules, comme s’il voulait se dégager de toute responsabilité dans le choix de cet équipement.
Je secoue la tête, amusée, puis j’attrape la corde de la luge pour la tirer jusqu’à la ligne de départ. Gabriel me suit, un peu perdu parmi les encouragements des villageois qui semblent presque aussi impatients que nous. Venez donc participer à une course de village en compagnie d’un duc et vous découvrirez ce que signifie vraiment « se trouver sous les feux des projecteurs. » Je soupçonne le vieux Graham et ses amis d’avoir engagé des paris à notre encontre vu le sourire qu’il nous offre. Je n’en dis rien à Gabriel, lui qui semble déjà si mal à l’aise en cet instant.
— On va former une bonne équipe, assuré-je enthousiasmte à l’idée d’alléger un peu l’humeur morose de mon partenaire.
Le duc me lance un regard incrédule.
— Ne soyez pas trop optimiste. Ce n’est pas parce que je participe que je vais soudainement partager votre enthousiasme pour les activités de village.
Je hausse les épaules avec un sourire malicieux.
— Vous verrez. Vous finirez par aimer ça, Gabriel. Je parie même que d’ici la fin de la journée, vous en redemanderez.
Il esquisse un sourire, presque imperceptible, avant de redevenir sérieux. Ces rares secondes de naturel touchent mon cœur de plein fouet. C’est absurde, mais quand elles s’invitent dans nos échanges, j’en oublierais presque à quel point il s’avère si différent de moi et les projets qu’il entreprend pour le manoir… et puis je reviens à la réalité.
Malgré tout, j’ai aussi conscience que, quoi qu’il advienne, ce n’est plus de mon ressort. Alors je choisis d’apprécier en conscience ce qu’il y a de bon à prendre d’ici là. Noël souffle sa magie sur Rosebury et j’ai décidé de m’en délecter, au présent.
— Prêt ? demandé-je, une lueur de défi dans les yeux.
Le duc hoche la tête, son sourire se faufile sur le masque qu’il porte d’habitude. J’aime ça.
Sans même nous concerter, nous optons pour un conducteur et une coureuse, ce qui me convient à merveille. Une part de moi veut le voir être acteur de ce retour chez lui. Le coup d’envoi est donné, et on s’élance au milieu des autres luges.
La pente vertigineuse m’arrache un cri du cœur. La vitesse et la trouille créent un tourbillon qui chatouille l’intérieur de mon ventre et me fait rire à gorge déployée.
Nous tentons tant bien que mal de ne pas chuter de notre luge en bois, Gabriel devant, moi derrière, mes mains fermement agrippées à ses épaules. La position est inconfortable, d’autant plus qu’il se raidit sous ma poigne.
— Relaxez-vous, Monsieur le duc. On va finir par s’envoyer en l’air ! balancé-je hilare, tandis qu’il nous guide vers le prochain virage.
Il se retourne une fraction de seconde, surpris par ma réplique, mais il n’a pas le temps de rétorquer quoi que ce soit, avant que la luge ne quitte sa trajectoire et ne nous propulse en arrière.
Tout va trop vite. La poudreuse amortit ma chute sur le dos, mais mon manque total d’abdo ne me protège en revanche pas du choc que provoque l’atterrissage d’un mètre quatre-vingt-dix d’aristocratie sur mon petit gabarit.
Je suis sonnée par l’impact.
— Aïe, grommelle Gabriel.
— Oui, aïe, répété-je, pour lui signaler qu’il m’écrase.
Gabriel essaie de se redresser, mais le verglas sous ses gants l’empêche de trouver une prise stable. Ce n’est que lorsqu’il plante un coude dans la neige qu’il réussit enfin à s’écarter assez pour, me libérer de son poids. Pourtant, au lieu de se relever complètement, il reste allongé à moitié au-dessus de moi, sa main appuyée juste à côté de mon épaule, le visage proche du mien.
— Vous allez bien ?
Je sens son souffle chaud, un contraste presque troublant avec la morsure glacée de la neige sous mon dos. Ses yeux sombres se posent sur moi, et je n’arrive pas à détourner les miens. La proximité de nos corps, cette immobilité forcée… tout semble figer le temps autour de nous. Mon cœur bat si fort que je crains qu’il ne puisse l’entendre, et une chaleur envahit mes joues malgré le froid environnant. Il s’avère charmant quand il quitte son costume d’homme d’affaires insensible.
Sans même réfléchir, mes mains glissent vers ses épaules pour le repousser, mais je ne fais que resserrer notre contact, mes doigts se crispent sur le tissu de son manteau. Lui aussi semble surpris, comme s’il n’avait pas envisagé cet instant, comme si cette proximité le déstabilisait autant que moi.
Il baisse un peu la tête, et pendant un instant, je crois qu’il va… Mais non, c’est impossible. Pas le duc ! Ce n’est pas du tout le genre de Gabriel, encore moins dans un endroit aussi public. Pourtant, il ne bouge pas, son regard dérive de mes yeux vers mes lèvres, comme s’il était lui aussi pris au piège de ce moment suspendu.
Un frisson parcourt mon dos, mais je n’arrive pas à déterminer si c’est à cause du froid de la neige ou de la chaleur inattendue qui émane de lui. Sa main, toujours plantée dans la neige près de mon visage, semble hésiter, comme s’il envisageait de la rapprocher de moi, de franchir cette dernière barrière entre nous.
Puis, soudain, des éclats de rire fusent tout autour de nous, et brisent notre bulle. Quelqu’un siffle sans aucune classe. Je sursaute, ramenée avec brutalité dans la réalité, et Gabriel se relève d’un coup, la mâchoire serrée, le visage aussi crispé que s’il venait d’être pris en faute. Il époussette sa redingote qui me rappelle celle de son père. Ils ont bien cela en commun, le goût des beaux vêtements. Autour de nous, les villageois qui ont assisté à notre chute se tordent de rire, certains applaudissent même et nous gratifient des remarques que je préfère ne pas écouter.
— Eh bien, vous deux ! s’exclame Graham, les yeux pétillants de malice. Vous auriez pu attendre la fin de la course pour vous rouler dans la neige !
Un mélange de gêne et d’amusement m’envahit, et je ne sais plus où me mettre. Gabriel, de son côté, semble aussi tendu qu’une corde d’arc. Son visage est impassible, un sourire courtois répond à l’épicier, mais je remarque la teinte rosée qui colore ses joues, ce qui trahit un embarras inhabituel chez lui.
— C’était… involontaire, finit-il par articuler d’une voix un peu trop raide, alors qu’il se redresse et me tend la main pour m’aider à me relever.
Je prends sa main sans réfléchir, mes doigts tremblants encore un peu sous l’effet de notre chute, mais aussi de ce qui s’est passé – ou n’a pas eu lieu – dans cette fraction de seconde trop intense pour mon cœur d’hyper émotive… Mieux vaut garder loin de moi ce genre d’illusions. C’était juste une maladresse, rien de plus.
Pourtant, alors que je me relève et que j’essaie de dépoussiérer la neige de mes vêtements, je n’arrive pas à effacer la sensation de son regard posé sur moi, de cette tension qui s’était insinuée entre nous et me grignotait le ventre.
Les rires continuent autour de nous, les villageois se délectent de cette situation embarrassante, plus encore que du véritable résultat de la course qui s’est terminée voilà quelques instants un peu plus loin. Un enfant s’approche , hilare, et nous adresse un clin d’œil.
— On dirait que Monsieur le duc est un peu maladroit ! Vous avez besoin de leçons, peut-être ?
Je laisse échapper un rire nerveux, puis je cherche à détendre l’atmosphère.
— Oui, on pourrait dire ça, admets-je en me tournant vers Gabriel avec un sourire complice, soucieuse de dissiper le malaise qui persiste.
Mais lui reste silencieux, le visage fermé. Seule une lueur indéfinissable traverse ses yeux, comme s’il essayait de reprendre le contrôle de ses émotions, de refouler ce qui vient de se produire. Pendant un instant, je regrette de l’avoir poussé dans cette aventure de la course de luges. Je me rends compte que ce jeu, pour lui, n’a peut-être rien d’anodin. Peut-être que derrière son masque, il se sent exposé, vulnérable. Peut-être même que ce contact imprévu a éveillé en lui quelque chose qu’il préfère étouffer.
Je m’apprête à lui dire quelque chose, mais il m’interrompt d’un geste de la main.
— Je pense que… je devrais rentrer, murmure-t-il, le regard rivé sur la neige à ses pieds.
— Oh… bien sûr. Ce n’est pas grave, prétends-je, déçue malgré moi.
Il s’écarte, récupère la vieille luge avec un air distrait, et se dirige vers le stand de chocolat chaud sans un mot. Je reste plantée là, un peu désarçonnée, avant de le suivre, coupable d’avoir voulu rompre sa carapace à coups de défis de village. Tout compte fait, je ne sais rien de lui. J’ai juste aimé penser que j’apprenais à mieux le connaître, mais ce qu’il cache se terre dans un abysse intouchable.
Je le rejoins au stand, où je commande notre ravitaillement. La vendeuse nous observe avec un sourire complice et nous tend les gobelets fumants.
— Rien de tel qu’un bon chocolat chaud pour se remettre d’une chute, commente-t-elle amusée.
Gabriel acquiesce sans rien dire, et porte le gobelet à ses lèvres. Je l’observe en silence, et me demande ce qui peut bien se passer derrière ses yeux sombres. Ses mains tremblent à peine, mais je devine que ce n’est pas dû au froid. L’émotion qui l’anime, c’est le malaise. La réaction de la foule ne l’a pas aidé à se sentir à l’aise. Il aurait aimé passer inaperçu, sans doute. C’est tout le contraire qui s’est produit, en partie par ma faute.
Finalement, il brise le silence, sa voix plus basse, comme s’il craignait que quelqu’un ne nous écoute.
— Vous savez… ce n’était pas si… désagréable, cette stupide course, finalement, admet-il en reprenant ses termes.
Je le fixe, surprise par son aveu. Derrière sa réserve, je perçois une sincérité touchante.
— J’ai apprécié aussi, murmuré-je. Et pour la chute… je vous ai déconcentré.
Je ris malgré moi. Ce n’était pas volontaire. Sous l’effet de l’adrénaline, j’ai juste laissé les mots sortir ainsi…
— Je peux me montrer trop… naturelle pour le commun des mortels, expliqué-je.
Gabriel laisse échapper un rire touchant. Pour une fois, une de ses attitudes ne trahit aucune haine à mon encontre, c’est même l’inverse. J’ai l’impression qu’il m’apprécie. Au moins pendant ces quelques secondes partagées. J’ai bien trop souvent été rejetée pour refuser de profiter des instants au cours desquels j’ai la chance de me sentir acceptée.
— Vous m’avez déconcentré, lâche-t-il avant de rire pour de bon.
— Je tenais seulement à vous avertir ! me dédouané-je, vous étiez tellement tendu que la chute était inévitable…
— En nous suggérant de nous envoyer en l’air ?
Ses prunelles taquines me surprennent. Je ne l’ai jamais vu arborer ce faciès espiègle. C’est agréable. Je réalise seulement maintenant les paroles qui ont été les miennes dans le feu de l’action, et ma main couvre aussitôt ma bouche, en même temps que tout me revient.
— Oh merde, j’ai vraiment dit ça.
Il éclate alors de rire, pour de vrai. Moi aussi.
— Pardon.
— Ne vous excusez pas, s’amuse-t-il.
— Vous offrir un chocolat chaud me permet-il d’effacer mon ardoise ?
Le duc semble hésiter, toujours d’humeur joueuse.
— Pour le moment, disons que c’est le cas.
Pendant un instant, nous restons là, absorbés dans nos pensées, sans qu’aucun de nous ne sache trop quoi dire. Le chocolat chaud nous réchauffe peu à peu, tandis que la neige continue de tomber autour de nous. Le village, animé par les rires et les lumières de Noël, semble presque irréel, comme figé dans un tableau d’un autre temps.
Finalement, je prends une profonde inspiration et décide de briser la gêne qui persiste.
— Cette ville, ces gens… ils veulent juste vous voir tel que vous êtes, pas en tant que duc ou homme d’affaires. Juste… vous. Gabriel. Comme moi je vous vois en ce moment.
Il inspire en profondeur, accepte mon conseil. Puis il ouvre la bouche comme s’il allait dire quelque chose, mais se ravise, son regard parcourt la foule présente pour l’événement.
— Vous savez, je n’ai pas l’habitude de ce genre de… proximité, finit-il par avouer. Ni avec ce village, ni avec… vous.
Je reste silencieuse, touchée par cette confession. Peut-être qu’au fond, ce n’est pas l’idée qu’il veuille vendre le manoir qui me blesse le plus, mais le fait que Gabriel ait du mal à percevoir la beauté et l’authenticité de cet endroit. Un désir naît en moi, presque irrésistible, celui de lui faire voir ce monde depuis mon regard. Si seulement j’y parvenais…
— Je comprends, avoué-je enfin. Mais peut-être que ces fêtes de fin d’année sont l’occasion parfaite pour essayer. Après tout, Noël est fait pour ça, non ? Revenir à ce qui compte vraiment.
Il laisse échapper un souffle, un léger sourire apparaissant au coin de ses lèvres, comme s’il réfléchissait à mes paroles.
— Peut-être, murmure-t-il.
CHAPITRE 15 – Gabriel
Après la matinée étrange et… dérangeante passée au village avec Romy, le retour au manoir aurait dû m’apaiser. Pourtant, la quiétude des lieux me paraît tout aussi oppressante que la foule joyeuse du marché de Noël. Le silence est si lourd que mes pas résonnent dans les couloirs. Je m’engage dans le bureau de mon père, guidé par une impulsion que je ne comprends pas encore totalement.
Je m’installe derrière son ancien bureau, comme pour me réapproprier cet espace. Mon regard dérive sur les étagères poussiéreuses, les rangées de livres à reliures anciennes et quelques objets laissés là, presque comme des reliques. J’ouvre les tiroirs que j’ai déjà ouverts si souvent depuis mon arrivée, comme si j’allais y trouver des réponses… rien. Alors pourquoi je continue de les ouvrir ?
Je m’adosse dans le fauteuil, les bras croisés derrière la nuque, les paupières closes. Je pousse un long soupir, toujours cette lourdeur dans le cœur. Elle ne me quitte plus depuis la mort de mon père. Un poids fait de regrets, de remords, de non-dits, de rancœurs et de peine. C’est alors que le destin me sort de mes pensées sombres. Un bruit soudain m’alerte. J’observe la pièce et découvre qu’un bouquin a chuté de la vieille bibliothèque. Surpris, je me relève, contourne le bureau et me penche pour le ramasser. C’est alors que je réalise qu’il s’agit en réalité d’un carnet de cuir. Un ouvrage personnel, usé, un peu fatigué. Je l’ouvre avec précaution, malgré tout inquiet quant à ce qu’il pourrait contenir. Je garde en mémoire le chamboulement qu’ont été les lettres laissées par mon père.
J’inspire pour me donner du courage, et je me lance. À ma grande stupeur, c’est l’écriture de ma mère.
Les premières lignes évoquent des souvenirs : des notes éparses, des pensées jetées sans suite logique. Et puis des mots qui parlent du manoir, de mon père… et même de moi. Elle y décrit ses sentiments envers ce lieu, et au fil des pages, je découvre des fragments de sa vie que je n’aurais jamais imaginés.
« Gabriel devient tellement sérieux, trop peut-être, pour son âge… J’ai beau prévenir Albert, il continue de lui mettre la pression. Il pense bien agir, Gabriel étant son unique héritier… mais ce n’est qu’un enfant. Et moi, sa maman… mon cœur souffre quand je vois la vie lui voler son innocence délicieuse sous prétexte qu’il doit reprendre l’entreprise familiale dans quelques années et porter fièrement ce rang qu’il n’a pas demandé. »
Ma gorge se noue lorsque les souvenirs d’une mère aimante à souhait m’envahissent. Je me reconnais tellement dans ses mots. Elle savait. Nous n’en avons que très peu parlé, mais force est de constater qu’une mère sait. Toujours. Je tends à croire que le lien qui unit un enfant et sa mère ne disparaît pas lorsque l’on coupe le cordon. C’est au-delà. Invisible mais bien réel. Je souris, triste. Romy serait surprise de me savoir parfois si… loin du dogme cartésien.
Je poursuis ma lecture, les sourcils froncés, en me demandant pourquoi ma mère me trouvait si sérieux. Cette image de moi enfant semble si différente de celle que j’ai en tête… Je tourne la page, et mes doigts tremblent en découvrant un passage consacré à mon père.
« Le manoir de Rosebury… Je crains qu’Albert ne place trop d’attentes sur les épaules de Gabriel. Peut-être qu’un jour, il comprendra que l’amour et l’héritage ne se transmettent pas par obligation mais par choix. J’espère que notre fils trouvera un moyen de s’approprier ce lieu sans s’y sentir piégé. Je ne veux pas d’une prison pour sa vie d’homme. J’aime Albert, de tout mon cœur. Mais je continue malgré tout d’espérer que notre famille pourra dénouer les chaînes que son héritage nous impose parfois de porter.
Le rang, l’entreprise, tout ça, bien sûr que c’est enviable, que cela nous permet de vivre dans le confort absolu… mais le manque de simplicité et de moment présent peut coûter bien plus cher à ceux que l’on aime que le manque d’argent…
L’autre matin, quand Albert lui a offert son premier costume, il a semblé plus résigné qu’heureux comme si s’abattait sur lui le poids d’un avenir forcé…
J’aimerais tant que tu trouves ton bonheur, Gabriel, que ce soit au manoir ou non, en reprenant l’entreprise familiale ou non, tout ça m’importe peu. Je veux juste savoir que mon fils vivra une vie qu’il aimera de tout son cœur.
Toutes les mamans du monde aimeraient connaître cette certitude, mais c’est impossible. Alors on se contente d’espérer au plus profond de nous, envers et contre tout. »
Je me souviens de ce fichu costume. J’aurais tout donné pour connaître un « je t’aime » de mon père plutôt que tous ses cadeaux hors de prix… Ce passage est daté du 12 février. Je n’ai pas le courage de tourner les autres pages. Bientôt, elles seront vierges, de toute manière. Parce qu’une date toute proche m’a volé cette femme qui aurait tout donné pour mon bonheur.
Je referme le carnet, le cœur lourd, comme si ces mots que je n’ai jamais entendus me bouleversaient plus que je ne l’aurais voulu. Ma mère aussi percevait la situation de notre foyer comme une cage dorée. Le message est subtil, mais j’ai le sentiment qu’elle s’adresse à moi à travers ces pages, comme si elle m’avait laissé un dernier conseil.
Je me laisse aller dans le fauteuil, le carnet toujours serré entre mes mains. La voix de ma mère résonne en moi, douce et fragile, comme si elle se frayait un chemin dans les échos du manoir. J’ai longtemps eu peur d’oublier ses traits fins, son regard émeraude, ou le son cristallin de ses rires, mais j’ai compris avec les années que c’était impossible. Bien entendu, tout perd en précision, du moins, tel que nos sens perçoivent ces détails. Mais rien ne s’estompe, tout au fond de mon cœur. Ce carnet, ces mots, c’est tout ce qui me reste d’elle aujourd’hui.
L’émotion me submerge, mêlant gratitude et de tristesse. Elle avait vu clair dans ma vie, dans mes angoisses, et même dans les aspirations que je n’avais jamais osé formuler. Et aujourd’hui, je suis là, assis à la place de mon père, avec les mêmes interrogations, les mêmes doutes qu’elle a rencontrés.
Je me demande combien de fois elle a relu ces lignes, seule, au milieu de ces livres et de cette demeure si imposante. Je sais qu’elle venait souvent s’isoler dans ce bureau quand mon père n’y était pas, pour lire… et pour écrire, de toute évidence.
Pour elle, le manoir avait un poids tout aussi intimidant. J’imagine ses pas feutrés dans ces couloirs, son regard glissant sur les portraits de famille, la lueur d’un sourire résigné. Avait-elle envisagé de partir, de me proposer une autre vie, loin de cette demeure ? Elle avait peut-être rêvé d’une existence sans responsabilités écrasantes, pour elle et pour moi, sans le poids d’un héritage imposé.
Je reste là, plongé dans mes pensées, un long moment. Mes doigts effleurent la couverture du carnet, et je reviens aux derniers mots que j’ai lus :
« J’aimerais tant que tu trouves ton bonheur, Gabriel… »
Le silence du bureau m’enveloppe comme un manteau lourd, et je me rends compte qu’au fond de moi, j’ai toujours su qu’elle voulait pour moi un futur différent. Un quotidien plus simple, une vie où les traditions de Rosebury n’étoufferaient pas mes choix, où je serais libre de me réinventer. Mais aujourd’hui, tout cela semble bien loin, presque inaccessible. J’y ai pourtant cru en forgeant mon propre empire… qui prend l’eau aujourd’hui.
Mon téléphone vibre, et m’arrache brusquement à mes pensées. Je soupire et sors l’appareil de ma poche et découvre un message de mon associé.
— Je t’écoute…
— Quel entrain, me tacle Frank. Merde alors, t’es déjà au fond du seau ?
— Dis-moi que tu as une bonne nouvelle, me contenté-je de répondre.
— J’aurais aimé, vraiment…
Nos soupirs annoncent la suite.
Sans surprise, il évoque les chiffres de notre société qui continuent de chuter. Chaque mois, la pression augmente, et je sais qu’il attend que je prenne une décision radicale, que je cède enfin aux offres d’achat que j’ai jusqu’ici ignorées.
— Tu devrais vraiment reconsidérer l’offre de Mei-Ling Zhao.
Sa proposition m’indispose. C’est hors de question. Je ne peux pas tirer un trait sur tout ce que j’ai construit. Je préfère encore crever.
— LuxeOne Holding nous propose désormais quatre millions de dollars, mais je doute qu’ils montent plus haut. Sans réponse, ils vont se lasser ….
— Ils ont une réponse, le coupé-je. C’est non.
– Gab ! Tu sais qu’on risque gros et que ce n’est pas « qu’une question d’argent »…
Je raccroche, ulcéré. Je me sens acculé.
Le dilemme resserre son étau autour de moi. Je pourrais tout perdre. Et en même temps, l’héritage que ma mère m’a laissé dans ces pages me retient, comme si abandonner Rosebury reviendrait à trahir sa mémoire. Quant à Frank, je regrette amèrement de l’avoir suivi dans certains de ses choix. J’ai été stupide. J’aurais pu me tourner vers mon père, mais…
J’ai pris mes responsabilités, et désormais, on en paye le prix.
Je sors du bureau, un peu étourdi par ce tourbillon de pensées.
Mes pas résonnent dans les couloirs du manoir, et sans m’en rendre compte, je me retrouve dans le froid glacial de l’hiver. Le soleil brille bas, me réchauffe un peu, malgré la morsure du vent. J’aurais dû me couvrir, mais je n’ai pas anticipé ce chemin, il est venu à moi. Mes pas m’ont guidé vers le parc, près du vieux saule pleureur… et de ce rosier.
Celui que ma mère affectionnait tant. Pendant des années, j’ai contourné cet endroit, mais aujourd’hui, une impulsion, une sorte de pression, douce mais insistante, m’y pousse. Les mots de ma mère me hantent encore, leur douceur entremêlée de douleur. Et cet héritage… pourquoi faut-il que ce soit un poids, alors que je devrais y trouver de la force ?
Le froid vif me fait frissonner. À moins que ce ne soit la peur de me confronter enfin à la réalité qui me bouscule. J’avance, comme si le simple fait de fouler ce sol demandait de l’audace. Devant moi, les pierres tombales apparaissent, et je me fige en voyant celle de ma mère, accolée à celle de mon père. Le rosier, nu en cette saison, étend ses branches comme un souvenir fragile, figé telle une statue de glace délicate et triste.
— Maman…, murmuré-je presque malgré moi, comme pour tester la réalité de cet instant.
Je reste debout, les mains dans les poches, le carnet de cuir entre mes mains. Cet objet si simple m’a rapproché d’elle d’une manière que je n’aurais jamais cru possible. Durant si longtemps, j’ai enfermé ces émotions, rangé les souvenirs dans un coin de mon esprit. J’ai été baïf au point de penser que cela me protégerait de la douleur. Aujourd’hui, face à cette pierre froide, je ressens toute l’intensité des moments partagés, des rires, des silences, de ses regards doux et inquiets. Le vide qu’elle a laissé aussi. Ce manoir, elle l’a aimé de toute son âme, et pourtant, tout comme moi, il était le symbole d’une vie qui s’est imposée à elle. Par amour pour mon père.
Je ferme les yeux, j’inspire l’air glacé, et une voix douce me sort de ma méditation.
— Vous êtes enfin venu, souffle Romy derrière moi.
Je sursaute, puis me retourne. Elle est là, debout, mon manteau entre les doigts. J’essuie une larme intrusive, trop fier, et attrape la redingote qui m’évitera sans doute de mourir gelé. Si je n’apprécie pas d’être surpris dans un instant aussi vulnérable, son attention me touche. Je saisis le vêtement et le passe dans un frisson.
— Ce n’est pas pour mon père, que je suis ici…
— Vous ne pouvez pourtant pas l’ignorer.
— Parce que vous pensez qu’il va me réprimander ?
Mon ton plein de défi la bouscule. Elle ne dit rien. Elle se contente d’accepter ma colère qui ne s’apaisera pas encore aujourd’hui. Et en un sens, je la remercie de ce respect dont elle fait preuve au fil des jours vis-à-vis du rythme de mon deuil.
— Le plus important, murmure-t-elle, c’est que vous soyez là, Gabriel. Peu importe les raisons. Je suis sûre que de là où il se trouve, Albert s’en réjouit. Ne serait-ce que parce qu’ainsi, il sait aussi que votre mère est heureuse.
Un rire nerveux me fait souffler. Je ne parviens toujours pas à réaliser que cet Albert dont elle parle est la même personne que ce père que j’ai connu autrefois. J’ai l’impression qu’il s’agit de deux hommes en tous points différents. Est-il devenu quelqu’un de bien lorsque j’ai quitté sa vie ? Est-ce que c’était ma présence dans son quotidien qui le rendait tellement… lui ? Ces questions sont idiotes, mais j’ai besoin de me les poser. Le petit garçon en moi attend des réponses, même si je n’en obtiens pas. Elles font partie de mon chemin, j’imagine. De celui sur lequel j’ai besoin de m’engager pour tourner cette page une bonne fois pour toutes, et pour espérer construire une vie d’adulte un peu plus saine à l’avenir. Pas pour lui, mais pour moi.
La petite brune ne dit rien de plus, elle reste en retrait, soucieuse de ne pas me dérober cet instant, mais je sens qu’elle comprend. Sa présence, discrète et réconfortante, allège un peu le poids sur mes épaules. Nous restons là, dans une complicité silencieuse et bienveillante.
— Ce rosier… Elle l’aimait, je suppose, murmure Romy en effleurant l’une des branches sèches.
J’acquiesce, un sourire léger aux lèvres.
— Oui, elle adorait cet endroit. Pour elle, ce jardin représentait… je ne sais pas, peut-être une échappatoire, un refuge loin de ce que symbolisait le manoir.
Romy incline la tête, son regard fixé sur l’arbuste. Elle paraît absorbée par cette idée, comme si elle tentait de lire dans les veines même de la plante la trace d’une femme qu’elle n’a jamais connue. Elle se tourne vers moi, ses yeux brillant d’une intensité que je peine à soutenir.
— Gabriel… je crois qu’elle serait fière de vous. Malgré tout. Malgré les choix difficiles et les erreurs que vous pensez avoir commises. Je suis convaincue qu’elle aurait compris votre besoin de construire quelque chose de différent, votre besoin de vous affranchir.
Je détourne les yeux, submergé par l’émotion, et me contente d’un léger hochement de tête. Une part de moi se débat ; qui est-elle pour parler de ce que ma mère aurait aimé ou non ? Elle ne l’a jamais connue… mais elle a connu mon père, tellement mieux que moi…
Ses mots… sont peut-être ceux dont j’avais tant besoin, même si je n’aurais jamais osé l’admettre.
Romy s’approche, son regard se posant sur la pierre, puis sur moi.
— Vous savez, votre mère a laissé un héritage dans ce manoir, mais aussi, en vous. Rien ne disparaît, tout change.
C’est beau.
Je connais cette loi de physique. Mais ainsi prononcée entre ses lèvres tendres, la perspective qu’elle énonce me bouleverse plus que je ne le voudrais.
Je l’écoute, le cœur battant. Peut-être que l’héritage de ma mère réside ailleurs que dans ce combat qui m’oppose à mon bagage familial, dans ce droit que j’ai de choisir ma voie et d’être pleinement heureux… L’ai-je déjà été ces dernières années ? J’ai pensé l’être, chaque fois que je célébrais une victoire comme un point de plus sur la liste des scores qui m’opposait au rejet de mon père. Je réussissais pour prouver, à moi comme à lui, que je n’avais besoin de personne. Que reste-t-il de moi ? Que reste-t-il de l’enfant que ma mère tenait à protéger ? Si je n’avais pas autant voulu défier mon père, qu’aurais-je voulu vivre ?
Je n’ai pas de réponse et c’est bien ce qui me perturbe le plus.
— Votre mère venait-elle de ce monde aussi ?
Sa question m’étonne.
— Vous semblez proche de mon père, mais il ne vous a jamais parlé de ma mère ?
— Albert était très communicatif, c’est vrai, et parfois même, il me donnait le loisir de le voir tel qu’il était loin de ses artifices, ce qui était réservé à très peu de personnes, à vrai dire. Je me sens très chanceuse d’avoir pu accéder à cela, et j’aurais aimé que vous puissiez vous aussi en profiter. En revanche, quand il était question de votre mère, il parlait peu. Mais ses yeux témoignaient pour lui. Je crois qu’il n’a jamais vraiment accepté son départ, en tout cas, c’est le sentiment que j’éprouvais quand je l’observais. Il glissait parfois son prénom au détour d’une conversation. Et puis il se taisait. Il se réfugiait dans ses pensées, les yeux brillants soudain, comme s’il n’était déjà plus là, reclus dans une connexion solitaire avec ses souvenirs d’elle. Et puis il revenait dans le monde réel et reprenait le cours d’une discussion, comme si de rien n’était. Je crois qu’il n’a jamais guéri de son décès.
Ses mots me touchent plus qu’ils ne devraient. Je n’ai pas envie de m’éterniser sur ce père à qui j’en veux tellement, je n’ai pas envie d’éprouver de la sympathie ou de la tristesse à son égard, j’ai besoin que cette colère demeure encore, parce que c’est elle qui me tient. J’ai la sensation que si elle se tarit, tout s’écroule avec, y compris moi. Je ne suis pas prêt pour ça. – Il a pourtant refait sa vie, commenté-je, glacial. Plus d’une fois, même.
Romy, mal à l’aise sur ce sujet, qu’elle sait sans mal tendu, semble chercher les bons mots pour me répondre, comme si j’étais une grenade qui menaçait d’exploser, et que la détonation dépendait de ses mots… Je n’aime pas avoir le sentiment d’effrayer les gens et c’est pourtant ce que je perçois dans son regard. Cela m’invite à me tempérer, et malgré la rancœur que je voue à mon père, à me ressaisir : je me trompe d’adversaire. Elle n’y est pour rien.
— Je ne sais pas quel âge vous aviez, quand vous avez quitté votre père, mais…
— Ça va bientôt faire onze ans, me contenté-je de répondre, parce qu’elle n’a pas besoin d’avoir plus d’informations à mon sujet que je ne souhaite lui en donner.
— Eh bien moi, je ne connais votre père que depuis sept ans, donc je ne saurais pas répondre sur la totalité des années que vous avez manqué à ses côtés, mais, s’il est vrai qu’il fréquentait de temps à autre certaines femmes, je ne l’ai jamais vu réellement amoureux. Il a essayé de refaire sa vie, comme la plupart des gens l’auraient fait, sans doute, mais il n’a jamais su retrouver le bonheur auprès d’une autre femme. De ça, j’en suis convaincue.
Elle se met à rire, ce qui attire mon attention. Qu’est-ce qui peut s’avérer drôle dans le décor où nous trouvons ? Ses notes cristallines contrastent avec la présence des tombes devant nous, mais aussi avec les larmes qui percent ses paupières.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
Elle se reprend, émue.
— C’est absurde, mais le jour où votre père est décédé, il venait de me dire qu’il avait un rencard avec une femme… et il était tellement enfantin dans son attitude, tellement content d’avoir un peu de compagnie. Il me demandait de l’aider à choisir la tenue qu’il porterait, comme c’était son premier rendez-vous. Je me sentais tellement heureuse de le voir peut-être sur le chemin de quelque chose de vrai avec une femme… parce que la voilà, la vérité, Gabriel : il se sentait seul. Vous pouvez le détester autant que vous le souhaitez, et vous avez vos raisons. Je ne les jugerai jamais. En revanche, je suis sûre d’une chose, votre père regrettait de vous avoir écarté de son chemin. Je n’avais même pas conscience de votre existence, je mettais le poids de sa solitude sur le deuil de son épouse, mais vous aussi, vous faisiez partie de ses remords. Je le comprends mieux à présent. Sans doute n’a-t-il jamais eu le courage de revenir vers vous, mais je crois qu’il a emporté avec lui ses regrets et je trouve cela très triste. Votre père ne cherchait pas une remplaçante à votre mère, il avait juste besoin de compagnie dans sa vie parce que personne ne veut être seul. Personne.
J’ai eu mille fois envie de répondre à chacune de ces phrases, de ces affirmations et pourtant je garde le silence. Parce que le fond de ses propos s’adresse à mon cœur et semble entonner la mélodie qu’il comprend. Je ne peux pas l’expliquer, ce n’est pas de l’ordre du palpable, si ce n’est cette espèce de magie que Romy sait distiller dans ses mots, et bien au-delà encore, dans son attitude, dans tout ce qu’elle déploie, dans ce sort qu’elle nous jette, dès lors qu’elle ouvre son cœur et le laisse s’exprimer au travers d’elle de toutes les façons possibles. Je suis toujours en colère contre mon père, je reste cet enfant triste et endeuillé, et pourtant, elle parvient à me donne une nouvelle perspective un recul que je n’aurais jamais été capable de percevoir sans sa présence, et sans les efforts qu’elle fournit en ce moment, pour laisser œuvrer son enchantement face à un homme en plein duel avec son passé.
— Vous semblez connaître cette solitude…
C’est sans doute intrusif, je regrette aussitôt de m’être montré à ce point indiscret. Ce n’était pas calculé. Tout comme elle me parle avec son âme, j’ai la sensation que c’est la mienne qui vient de s’adresser à la sienne, pour une fois. Comme si, en cette fin d’après-midi, nous n’étions finalement tous les deux que deux pions sur un immense et échiquier, avec beaucoup plus de points communs entre eux qu’ils ne l’imaginent.
Elle m’adresse un regard humide, puis baisse aussitôt les paupières en direction des pierres tombales, comme pour fuir une discussion qu’elle ne souhaite pas avoir pour le moment, ou bien pas avec moi.
— Pas vous ?
Sa question n’est qu’un chuchotement à peine audible.
Je ne m’y attendais pas. Je pensais la discussion close. Une bourrasque glacée vient me fouetter les joues et m’emporter loin dans mes souvenirs. Nous n’avons pas besoin d’en dire plus, parfois c’est ainsi. Il y a des choses qu’on ne peut expliquer. Elles se ressentent, c’est tout. Et là, devant le rosier préféré de ma mère, alors que je tente éperdument d’ignorer la présence de mon père, je me heurte à cette évidence : il n’y a pas de fautif. Nous sommes tous des humains en quête de bonheur. Certains, pour le trouver, font des choix qui anéantissent celui des autres. Mais dans le fond, n’est-ce pas à chacun de prendre la responsabilité de ce bonheur plutôt que de le laisser reposer sur les agissements des autres ?