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Christmas héritage : chapitre 21 à 25

CHAPITRE 21 – Gabriel

J’entrouvre la porte de sa chambre et découvre Romy vêtue d’un pyjama trop large pour elle, un livre entre les mains et la mine surprise. Je tombe mal. Toquer à sa porte m’a demandé un véritable effort. Maintenant que j’y suis, autant jouer franc-jeu, même si le malaise est palpable.

— Pardon, tu dormais ?

— Non, je lisais…

— Puis-je entrer ?

Je la vois inspirer un grand coup. Je ne sais pas ce qui m’agite le plus. La discussion que nous allons avoir au sujet de l’avenir du manoir, ou le fait que nous discutions dans sa chambre. Ma fierté a beau prétendre que je suis insensible à ses charmes, une part de moi m’assure que je me mens à moi-même. Même dans sa tenue ridicule, elle dégage un charme fou. C’est amusant, parce que la première fois que je l’ai vu, j’y étais totalement imperméable. Elle n’était que l’intruse qui venait gâcher mes plans. Désormais, c’est… différent.

Elle me désigne la pièce du plat de la main pour m’inviter à la rejoindre. Je toussote pour me donner un peu de constance et masquer mon manque de confiance. J’ai gardé peu de choses de l’enseignement paternel, mais la posture que l’on montre aux autres fait partie de ce package.

Je joue la carte de l’assurance, mains dans les poches, regard franc, même si à l’intérieur, c’est un joli foutoir.

— Je te crois, quand tu me dis que tu ne savais pas, pour la levée de fonds.

Elle me fixe de ses grands yeux innocents et, bon sang, je peine à ne pas me laisser happer. Ce devrait être interdit d’avoir un regard si félin et des cils sombres à ce point majestueux. Il suffit qu’elle cligne des paupières pour qu’on ait l’impression qu’un papillon somptueux nous caresse d’un battement d’ailes.

— Mais je vais devoir refuser leur offre.

Ma remarque la touche, elle baisse le visage, observe son roman.

— Je m’en doute. 

— Margaret m’a contacté ce soir. Ils ont amassé huit mille livres, ce qui, en soi, s’avère déjà incroyable pour une si petite ville, dois-je souligner. 

J’en souris malgré moi, parce que cet élan du cœur prouve à quel point Rosebury est attaché à ce manoir et à son histoire. 

À ma famille.

Romy sourit d’un air triste.

— Alors c’est terminé ? Tu viens pour m’annoncer que j’ai perdu la partie ?

La tragédie dans ses mots me bouscule plus que je ne le voudrais. 

— Non, il n’y a pas de gagnants…

— Pourtant moi, j’en vois un, rétorque-t-elle, moins douce qu’à son habitude. Tu vis ici, tu signes tes papiers, tu revends le domaine, empoches le jackpot et repars à Londres délesté du poids familial trop lourd pour toi… c’est ça la fin de l’histoire ? Joyeux Noël et bon débarras !

Elle me scotche. Je n’avais pas senti venir son amertume, sa colère. 

Je me dirige vers la fenêtre, en proie à bien trop de pensées contraires. La nuit recouvre déjà le parc. Seules les lueurs des lampadaires et, plus loin, de la demeure de Margaret, éclairent la pénombre.

— J’aurais aimé qu’il en soit autrement, me navré-je en contemplant le paysage sombre.

— Nous sommes deux. Mais tu as choisi. 

— Ce n’est pas si simple…

— Dans ce cas, explique-moi !

Je me retourne face à son nouvel emportement. Sa requête sonne comme une prière. Ses yeux luisent bien trop pour que je ne culpabilise pas.

On se fixe tous deux, maintenus à distance par cette même tension qui nous attire et nous effraie.

— Romy, tu connais déjà les grandes lignes.

— Je veux les autres, celles dont tu ne parles pas.

Cette fille… va me tuer. Comment peut-elle à ce point manier les mots pour qu’ils deviennent de vrais missiles capables de fendre les armures ? Je pensais la mienne forgée dans l’acier. De toute évidence, Romy Whitemore sait viser dans les failles. Elle perçoit plus que l’énergie et l’âme des animaux, elle sait lire en moi avec la même simplicité que dans ce roman qu’elle garde entre ses mains. Je la soupçonne de ne pas vouloir le reposer pour maintenir un barrage entre nous. 

— Je ne prétends pas avoir le droit de tout savoir de toi, après tout, nous ne sommes que deux inconnus réunis par une signature. En revanche, si je dois perdre tout ce qui compte pour moi dans dix jours, j’aimerais connaître les véritables raisons de cet échec.

Je souffle un bon coup, j’ai besoin d’expulser l’anxiété qui danse dans mes tripes et noue ma gorge. Et puis merde. Je prends place sur son lit, même si elle recule par réflexe. Je lui laisse sa zone de sécurité, j’ai seulement besoin d’un peu plus de confort pour admettre tout ce qui va suivre, parce que je prédis que mes jambes vont flageoler sans assise.

Je fixe un instant mes mains qui se lient et se délient sous l’effet du stress. 

— Ton entreprise sombre… si j’ai bien compris. Pourquoi ?

— Romy, je gère Lancaster Elite Estates… ce n’est pas juste une entreprise de plus dans l’immobilier de luxe. C’est ce que j’ai bâti de zéro… seul. Et aujourd’hui, les temps sont durs. L’immobilier traverse une crise, les acheteurs se font rares, et les pertes s’accumulent. Vendre le manoir, ce n’est pas qu’une simple transaction à mes yeux… C’est un moyen de sauver des emplois, de préserver ce que j’ai mis des années à construire. Sans cette vente, je risque de tout perdre, et au rythme où la situation évolue, je sais déjà que les liquidités restantes du compte de mon père ne suffiront pas à renflouer ce qui est devenu une barque trouée… Nous avons déjà dû nous séparer de nombreux employés à contrecœur et doubler la charge de travail de ceux qui restent, mais ça ne suffit pas. Le marché devient trop concurrentiel…

— Nous ?

— Pardon ?

— Tu as dit « nous avons dû ».

— Depuis deux ans, je me suis associé à un ami de longue date, Frank. Nous avons fait nos études ensemble. 

— Et qu’en pense-t-il, lui ?

— Que si nous ne trouvons pas rapidement de quoi renflouer les caisses, il faut vendre avant de tout perdre…

— Vous avez des acheteurs ?

— Plusieurs offres ont été formulées.

— Sont-elles intéressantes ?

— En quoi cela t’intéresse ?

— J’ai besoin de comprendre. Vous pourriez vendre votre entreprise et ne plus avoir besoin de vendre le manoir. Mais tu t’y refuses. Cela signifie que ton entreprise est à tes yeux plus importante que cet endroit.

Sa conclusion semble douloureuse, le plat de ses mains montre  sa chambre et ses yeux témoignentt de sa résignation.

Prononcés dans sa bouche, ces mots semblent me cataloguer comme un homme d’affaires peu scrupuleux et je déteste ça. C’est tellement plus complexe…

— Romy, cela fait bien longtemps que je ne crois plus au bien et au mal. Tu ne peux sans doute pas comprendre… cette entreprise représente des années de dur labeur, d’investissement personnel, d’espoir, de succès…

— Tu pourrais recommencer à zéro, ailleurs.

— Ici ? demandé-je, avec un rire qui sonne faux.

— Où tu veux. Tu as su la créer, tu pourras recommencer.

— Ce n’est pas si simple.

— À t’écouter, tout doit forcément être compliqué !

— Parce que c’est le cas !

— Seulement si c’est ce que tu crois ! C’est ta vérité !

Je ne réponds rien, parce que j’ai la sensation de me heurter à un mur. Pour une fois, son sixième sens ne semble pas lui permettre de saisir mon raisonnement. À moins que ce ne soit une question de mauvaise foi. 

Le silence devient pesant. Je déteste cette situation. Je déteste la rancœur qu’elle me voue. Je déteste savoir que dans dix jours, je ruinerai tous ses espoirs avant de fuir comme un lâche, chargé d’un tas de remords qui ne concernent pas qu’elle, mais bien toute ma famille. Pourtant je suis coincé. Je n’envisage pas d’issue car il n’y en a pas.

— J’aimerais tellement que tu comprennes…

Les mots restent en suspension dans l’air, comme un aveu nu, offert sans défense. Mais Romy détourne les yeux. Elle inspire longuement, ses mains crispées sur son roman. Je perçois tout ce qu’elle tait, tout ce qu’elle ressent, et le poids de ses silences devient plus lourd que celui des mots qui les ont précédés. Je sens sa déception, l’idée faussée qu’elle se fait de moi et de mes choix : que le manoir ne représente plus qu’une pièce sur l’échiquier de ma survie financière.

Elle murmure enfin, sans me regarder :

— On est peut-être trop différents pour se comprendre.

Ses paroles sont comme un souffle glacé qui s’insinue en moi. Je ressens ce gouffre qui se creuse, alimenté par ses incompréhensions et par mes faiblesses. Pour elle, je reste cet homme dévoré par ses ambitions, incapable de voir ce qui compte véritablement. Si elle savait…

— Je sais que c’est… difficile, Romy, reconnais-je d’une voix rauque, presque étranglée. C’est… une impasse, et je fais de mon mieux pour en sortir. Mais rien ne m’enchante dans cette situation, rien.

Elle lève un regard empreint de tristesse et de déception.

— Gabriel… Ce manoir, c’est… le seul endroit où je me suis sentie chez moi depuis des années. Là où j’ai eu la chance de bâtir quelque chose, même si ça semble peu de chose pour toi.

Elle inspire, ses doigts jouent nerveusement avec la couverture de son livre.

— Avant d’arriver ici, je n’avais jamais eu le sentiment de me sentir bien quelque part, murmure-t-elle enfin, les yeux rivés au sol. Ni celui de compter pour quelqu’un. J’ai passé ma vie à me débattre, à chercher une place… et ici, grâce à ce père que tu hais, moi, j’ai enfin trouvé un semblant d’équilibre. 

Elle esquisse un sourire amer, puis détourne la tête.

— On devrait sans doute arrêter de parler de ça, décidé-je, indisposé. C’est une voie sans issue…

Je me sens acculé, comme étouffé sous les mots qui s’entrechoquent en moi, mais qui me manquent pour lui dire ce que je ressens. Elle a raison, pourtant. Ce manoir est un sujet brûlant, trop chargé pour nous deux. Et chaque mot échangé semble nous éloigner davantage de cette complicité fragile que l’on bâtissait peu à peu… et que je commençais à apprécier, en dépit du sort qui nous est promis.

Romy referme son livre avec lenteur et pose les mains sur ses genoux, comme pour signaler la fin de la conversation. Je hoche la tête, malgré moi. 

— Bonne nuit, Romy.

— Bonne nuit, Gabriel, me répond-elle, lointaine.

C’est aussi difficile pour elle que pour moi, mais je me rends compte, lorsque je quitte sa chambre, que quelque chose en moi a changé. Que cet endroit… cette vie qui m’attend peut-être ici, me semble bien plus insaisissable et précieuse que je ne l’admettrai jamais.

Dans le couloir silencieux, je m’arrête une seconde, la main crispée sur la rambarde. Une pensée surgit, insistante, me murmure que ce manoir n’est pas juste une solution à tous mes problèmes, mais l’opportunité de tout remettre à plat et de guérir ce qui doit l’être. Ce lieu, ces souvenirs, et Romy… C’est peut-être pour cela qu’il vaut la peine de se battre.

Je secoue la tête, mais l’idée persiste. En descendant les escaliers, je réalise que plus je tente de fuir cet endroit, plus c’est moi que j’abandonne en route


CHAPITRE 22 – Romy

Je n’y échapperai pas.

Si j’adore Margaret en temps normal, je n’ai pas la moindre envie de me rendre chez elle en fin de journée, malgré son invitation. Son appel ce matin ne m’a pas surpris, en revanche, le sujet qu’elle tient à aborder avec moi me peine. Je la devine pleine d’espoir, motivée par l’élan collectif visant à sauver le manoir, cependant, mon accès aux coulisses me permet de savoir que c’est un combat perdu d’avance.

C’est avec une boule au ventre que je toque à la porte de sa jolie demeure. Elle a gardé la maison malgré le décès de son mari voilà plus de cinq ans. Cette femme à l’allure inégalable ne passe jamais inaperçue et peut sembler bien extravertie à première vue, pour autant, je sais qu’elle cache un cœur d’une générosité imparable et que cette pâtissière retraitée tente seulement de continuer à vivre avec panache, comme elle le faisait lorsque Jack était encore de ce monde.

— Romy, entre donc !

Elle m’accueille avec ce sourire chaleureux que je connais trop bien. Je la suis à l’intérieur et rejoins son salon où elle m’invite à m’asseoir. Un canapé de velours vert m’attend. Aux effluves sucrés qui planent dans l’air, j’ai bon espoir de pouvoir me réconforter un peu grâce à ses talents de cuisinière. 

Quelqu’un toque à la porte avant même qu’elle n’ait le temps de me proposer une tasse de thé. 

— Vous attendez de la visite ?

Un sourire silencieux me répond. Mon hôtesse part ouvrir, soulevant au passage toute ma curiosité. 

— Entre donc, entends-je depuis mon sofa. 

J’ai beau me pencher, je ne vois rien. C’est d’ailleurs dans une posture peu délicate que je découvre l’arrivée du duc dans le salon. 

On se regarde avec surprise et suspicion. 

— Romy ?

— Gabriel…

— Bon, décrète la maîtresse des lieux, puisque vous êtes tous les deux réunis, nous allons enfin pouvoir discuter. Vous prendrez bien un peu de thé avant cela ?

Le malaise est tangible.

— Pourquoi nous avoir conviés sans nous avoir précisé que l’autre serait présent ? demande Gabriel, méfiant.

— Je prends cela pour un oui, élude Margaret avec une classe absolue. 

Je lui envie cet art de la scène. 

Notre voisine nous sert trois tasses brûlantes armée d’un sourire parfait et d’un flegme presque aristocrate. Puis elle s’assoit dans un fauteuil situé entre nos deux sofas.

— Oh, j’oubliais ! 

Sans prévenir, elle s’élance à la cuisine. Un « c’était moins une, les enfants ! » nous parvient, non sans un rire contagieux. Je m’en amuserais beaucoup plus si je comprenais ce qu’elle trame. Elle revient les bras chargés d’un plateau d’argent sur lequel trônent des scones au parfum alléchant.

— Servez-vous, mais prenez garde, ils sont encore chauds.

— Margaret, commence Gabriel, peu à l’aise, merci, mais… pourrions-nous aller droit au but ? 

— Eh bien je vois que tu as hérité de la franchise de ton père. Un bon point pour toi.

Sait-elle seulement comme il lutte pour ne pas lui ressembler ? J’en doute. La tension ne baisse pas.

— Je voulais vous voir tous les deux, mais quelque chose me disait que vous alliez vous défiler si je vous conviais de concert.

Elle marque une pause, nous observe, puis sourit de nouveau.

— J’ai senti comme une tension… lors de la journée de solidarité.

Elle est à côté de la plaque, le cœur du problème n’avait rien avoir avec nos relations mais tout avec la surprise de taille que la ville lui a réservée…

— Disons simplement que je n’étais pas préparé à cette… annonce, tente d’expliquer Gabriel. 

— Comme tu as pu le constater, Gabriel, les habitants de cette ville ont très à cœur l’avenir du manoir. Ils appréciaient beaucoup tes parents et avant eux, tes grands-parents. Albert a laissé une empreinte durable ici.

Je suis surprise de voir Gabriel si silencieux. Je l’observe, tente de lire dans ses yeux une réaction, un signe qu’il est touché par les mots de Margaret. Mais son expression reste fermée, impénétrable.

— Cette collecte, poursuit Margaret, n’est qu’une goutte d’eau. Nous le savons tous. Mais elle montre à quel point Rosebury tient à ce que ce lieu reste debout. Un endroit où les enfants d’aujourd’hui pourront venir adultes et dire : « Je me souviens du manoir Lancaster et de tout ce qu’il représentait. Ma famille a participé au fait qu’il garde son essence. »

Elle inspire profondément, et sa voix se fait plus douce, presque chuchotante :

— Gabriel, ce manoir, c’est une part de toi. Peut-être l’as-tu oublié, ou peut-être as-tu essayé de l’oublier, mais il fait partie de ton histoire, de celle de ta famille. 

Elle rit, amusée.

— Je me souviens encore de toi petit, de ton sourire malicieux et de tes yeux rêveurs. Tu étais un enfant dans ta bulle, tendre et très attachant.

La description qu’elle fait de lui me touche. Je ne l’aurais pas imaginé introverti et dans la lune. Le duc déglutit.

— C’était il y a longtemps… beaucoup d’eau a coulé sous les ponts.

— La vie nous change, complète Margaret, mais je crois qu’une part de cet enfant continue de vivre en nous. Je suis persuadée que le petit Gabriel se cache, là quelque part, assure-t-elle en indiquant son cœur de l’index, le regard maternel. Alors, vendre le domaine, l’endroit qui t’a vu grandir, qui a bercé ta vie et celle de tes parents, c’est vendre une partie de toi-même.

Gabriel relève la tête, le regard durci, mais je sens que ses barrières s’effritent sous la pression de Margaret. Il pose la tasse, puis laisse échapper un soupir.

— Margaret, je comprends tout ça, mais vous devez aussi comprendre que je suis confronté à une situation impossible. J’ai…

Il se tait un instant. Comme si une partie de lui rêvait d’envoyer tout le monde bouler, tandis que l’autre a besoin de se confier, au risque d’égratigner son orgueil et l’image parfaite qu’il cherche à renvoyer.

— Pour être tout à fait franc, mon entreprise subit une période de crise sans précédent. La vente du manoir est ma seule chance de la sauver. Si je dois choisir entre elle et cet endroit… ce n’est pas qu’une question de sentiments.

Elle hoche la tête, compréhensive, attristée, mais ne lâche pas prise.

— Ce n’est jamais simple de choisir entre ce que l’on veut vraiment et ce que l’on pense devoir faire. Mais crois-moi, Gabriel, il n’y a rien de pire que de regretter un choix que l’on a fait à contrecœur. Je ne veux pas que tu te réveilles un matin avec le sentiment d’avoir trahi ton passé, ton histoire. Quand on prend de l’âge, et, j’en sais quelque chose, le plus dur à vivre, ce n’est pas la vieillesse et ses aléas, c’est la liste de choses qu’on aurait aimé avoir le courage de faire et auxquelles on a tourné le dos… parce qu’arrive un moment où l’argent ne peut plus nous sauver. Tout ce qu’il nous reste, c’est le regard que l’on porte sur notre vie, sur la personne qu’on a été, et l’amour qu’il en reste, s’il en reste.

Elle marque une pause, elle aussi touchée.

— Ce que je veux dire, c’est que peut-être et contre toute attente, en creusant un peu plus, tu réaliseras que ce lieu a encore quelque chose à t’apporter.

Un silence s’installe. Gabriel ne bouge pas, mais je sens qu’il est ébranlé. 

Pour la première fois, il semble remettre en question ses certitudes. Puis Margaret se tourne vers moi et pose une main apaisante sur mon bras.

— Et toi, Romy, tu le sais aussi bien que moi : ce manoir est plus qu’un simple lieu de travail. Il a été ton refuge, il t’a donné un chez-toi.

Je hoche la tête, émue malgré moi. 

— Ce lieu m’a offert une stabilité que je ne connaissais pas.

Gabriel me fixe, surpris par la profondeur de ses mots. Un instant, nous nous regardons, comme si une compréhension silencieuse se tissait entre nous.

Margaret, observant cet échange, sourit et reprend :

— Vous êtes tous deux liés à cet endroit, mais il semble que vous soyez les derniers à le voir. Gabriel, peut-être que, toi aussi, tu pourrais envisager une vie ici, différente de celle que tu imaginais. Une vie en paix avec ton passé, une vie où tu pourrais bâtir quelque chose de neuf.

Il reste silencieux, mais je lis une lueur de doute dans ses yeux, un doute qu’il tente de chasser.

— Vous n’êtes pas obligés de décider tout de suite, reprend-elle doucement. Mais ne renoncez pas à cet endroit pour de simples raisons financières. Ce que vous construirez ici pourrait vous apporter bien plus que de l’argent ou un simple succès. Tellement plus… 

Elle nous fixe, les yeux luisants, puis se concentre sur le plateau refroidi.

— Mangez donc un de mes scones, on raconte en ville qu’ils pansent les cœurs les plus torturés.

Je lui souris, pleine de gratitude pour tout ce qu’elle entreprend. Je vois en elle une alliée dont j’avais besoin. J’ai bien peu d’espoir quant à la suite. Mais au moins, nous aurons essayé. Et ce « nous » réchauffe mon âme. Cette ville, ce domaine, ces gens, c’est toute ma vie. Je ne les quitterai pas sans avoir tout fait pour m’assurer que leur avenir soit en accord avec les souhaits d’Albert.

Avec ou sans moi.


CHAPITRE 23 – Gabriel

Nous repartons ensemble de chez Margaret, dans un silence introspectif.

Pas un seul mot n’est échangé tandis que nous foulons le sol enneigé de l’allée pavée. Les flocons se mettent de nouveau à tourbillonner, hypnotiques. La nuit aussi tombe. Les décorations de Noël accrochées par ma co-héritière apportent un peu de chaleur au domaine en ces temps compliqués. Finalement, j’apprends à les apprécier. Sans doute parce qu’elle est à l’origine de cette initiative. Elle passe la porte la première, et je la suis, avant de déposer mon écharpe et mon manteau dans l’entrée. Romy s’apprête à s’éloigner quand je décide d’intervenir.

— Tu as faim ?

Elle marque un temps d’arrêt, sans doute surprise.

— J’admets que ces scones m’ont ouvert l’appétit…

— Ça te dirait que l’on dîne ensemble ? Pour une fois…

Je ne veux pas donner de tournure trop sérieuse à ma proposition. Je tiens juste à partager un instant simple en sa présence, parce qu’à bien y réfléchir, c’est absurde de vivre comme deux personnes isolées au sein d’une même demeure. Et si tout doit se terminer dans quelques jours, autant les passer dans une atmosphère la plus saine possible. 

— Pourquoi pas ? répond-elle, guère plus assurée que moi.

Sa stupeur m’amuse. 

— Suis-moi, dis-je en l’entraînant au travers des couloirs.

— Tu es au courant que la cuisine n’est pas par-là ?

Comme seule réponse, je lui adresse un sourire de garnement. Elle se détend aussitôt, non sans elle aussi teinter son regard d’un peu de malice.

Nous voici dans les cuisines du manoir. Je les observe avec une once d’excitation.

— Que faisons-nous ici ?

— On va cuisiner, décrété-je, réjoui.

— Toi, cuisiner ? Devant des fourneaux professionnels ?

— Ça te fait peur ?

Le défi dans ma voix la convainc de ne pas se défiler.

J’aurais pu me contenter de commander quelque chose à emporter ou d’opter pour le strict minimum en réchauffant un plat dans la cuisine que nous utilisons au quotidien. Mais ce soir, pour une raison que j’ignore, j’ai envie d’innover. J’ai besoin de changement, de me vider la tête, de m’amuser comme un môme pour qui tout est permis. Alors nous allons concocter notre repas ici, tels de vrais chefs, dans ces cuisines habituellement réservées aux traiteurs pour les événements festifs du manoir.

— Tu… tu sais… cuisiner ? me demande-t-elle, espiègle.

J’en serais presque vexé.

— Est-ce du jugement que je décèle dans ta voix ? 

— Juste… de l’étonnement.

— Tu t’imagines vraiment qu’un cuisinier me nourrit tout le reste de l’année ?

— Non, plutôt que tu manges sur le pouce le midi et que tu te fais livrer des plats le soir… comme tous les hommes d’affaires. Enfin, de ce que j’en vois dans les séries et les films.

Elle se met à rire et pour le coup, je l’accompagne.

— C’est en partie vrai, je dois bien l’admettre. Cela dit, cuisiner quand on est seul n’est pas aussi amusant que lorsqu’on le fait pour partager ce moment avec d’autres personnes.

— C’est juste, approuve-t-elle, songeuse. Et donc, que va-t-on concocter ensemble ?

Aucune idée, je ne suis pas le genre de type à avoir des recettes en tête. Je ne retiens même pas la base d’une pâte à crêpes. J’ouvre les frigos et trouve quelques ingrédients restants de la dernière soirée organisée au sein du manoir, mais rien de bien inspirant. Je sens la présence de Romy derrière moi.

— Tu sais, une omelette fera l’affaire.

Je me retourne et découvre son air taquin à souhait. Elle me provoque, mais une part de ses mots cherche aussi à m’assurer que la simplicité ne l’effraie pas. 

— C’est très bon, les omelettes, confirmé-je avec une grimace.

— Après tout, enchaîné-je, l’un des plus célèbres chefs français s’est fait connaître pour sa purée.

— Très vrai.

— Va pour une omelette de luxe.

Romy se hisse sur l’un des plans de travail en inox et m’observe, amusée, tandis que je casse les œufs dans un bol et m’apprête à réaliser le plus basique des plats.

— Je me rattraperai, précisé-je. Je t’assure que je suis bon cuisinier… quand j’ai le temps et les ingrédients.

— Et les recettes !

— Exact.

Elle s’esclaffe et sa décontraction me gagne. Pourquoi n’avons-nous pas pu nous rencontrer dans d’autres circonstances ? La réponse me parvient comme un violent coup à la tête. Parce que nous ne venons pas du même monde. Nous n’aurions pas pu nous croiser sans le décès de mon père et ses idées folles. Pour la toute première fois, je me surprends à éprouver une once de gratitude envers le dest… envers lui.

— Il faudra faire vite, les délais sont serrés, ajoute la jolie brune d’un air entendu.

Je marque un temps d’arrêt, je camoufle au mieux la brûlure qui étreint ma gorge, en prenant soin de ne pas la regarder. J’éteins les feux et nous sers deux assiettes. Romy tend le bras pour saisir des couverts et nous les distribuer, toujours assise en hauteur à mes côtés.

— Bon app’, chef !

Son clin d’œil et l’espièglerie qui émane d’elle amusent une part de moi. Celle dont parlait Margaret avec tant de justesse un peu plus tôt.

Lorsqu’elle met une première fourchette en bouche, elle ferme les paupières et gémit comme s’il s’agissait du meilleur plat qu’elle ait mangé de toute sa vie. Je lève les yeux aux ciels avant de rire en chœur avec elle.

— Ce n’est pas très gentil de se moquer. Saluons plutôt l’intention derrière le résultat.

— J’en ai un tout petit peu rajouté, mais c’est très bon, précise Romy. Merci pour ce repas.

Cette fois, elle redevient plus sérieuse. Seul le bruit des couverts dans nos assiettes rompt le silence. C’est finalement ma co-héritière qui brise cette quiétude.

— J’aimerais savoir…

Pourquoi hésite-t-elle ?

— Oui ?

— Que… que se serait-il passé si la congère ne nous avait pas interrompus, Gabriel ?

Je manque d’avaler ma bouchée de travers. Mes yeux s’accrochent aux siens. Elle ne plaisante plus. Quant à moi, je tente de mâcher ce qu’il me reste d’œufs en bouche pour gagner un peu de temps et trouver un semblant de repartie. Parce que le franc-parler de miss Whitemore vient une fois de plus de me sécher. Adieu, confiance apparente. Bonjour l’inconfort. 

— Eh bien… j’imagine que la réponse ne m’appartient pas. Du moins, pas à moi seul.

Je suis dans le mal. Elle me prend au dépourvu et je ne parviens pas à lui cacher. D’ordinaire, pourtant, je suis un as dans l’art des faux-semblants, mais elle… elle sait faire exploser une à une toutes les couches de ma foutue carapace.

— Tu sais, reprend Romy, ça m’a touchée quand Margaret t’a décrit enfant. Je crois que j’ai eu beaucoup d’a priori à ton sujet. Et ils s’envolent chaque jour un peu plus. Je réalise que je ne sais rien de toi. Je ne peux pas m’empêcher de penser que c’est une bonne chose, parce que, de toute évidence, dans une dizaine de jours, je devrais faire mes bagages et disparaître d’ici. Mais d’un autre côté… ma curiosité me pousse à te découvrir davantage. Ne serait-ce que pour ne pas poursuivre ma route avec des remords.

J’inspire un grand coup, repousse mon assiette vide et décide de venir m’asseoir à ses côtés. 

— Je comprends. La situation s’avère… 

— Compliquée ? tente-t-elle pour reprendre mes mots.

Son clin d’œil à notre discussion de la veille me fait sourire.

— Que veux-tu savoir à mon sujet ?

Je tente tant bien que mal de ne pas gâcher la soirée, tout en éludant la partie trop gênante de nos échanges.

— Eh bien… les choses basiques. Celles que les gens se racontent quand ils font connaissance. On ne peut pas dire que nos débuts aient été très amicaux. Mea culpa. J’ai ma part de responsabilité.

Ses aveux me détendent un peu. 

— Je n’ai pas été tendre non plus. 

— Pourtant, tu l’étais, enfant, selon Margaret.

— Tu sais sans doute comme moi à quel point la vie nous change.

— Probablement. Mais je crois aussi qu’on peut choisir d’être qui on veut, que se définir de telle ou telle façon revient à se cacher derrière ce trait de caractère au lieu d’essayer d’évoluer.

Son analyse m’arrache un sourire.

— Quoi ?

— Rien, c’est juste que… j’apprécie la sagesse qui se dégage de tes mots en permanence, même si elle peut m’agacer quand j’ai tort.

Cette fois, c’est elle que mon discours amuse.

— Qui es-tu, Gabriel ?

J’inspire un grand coup et tente une pseudo-présentation.

— Gabriel Lancaster, né un beau matin de mai ici même.

— Au manoir ?

— Oui. 

— C’est fou. Cet endroit, c’est encore plus symbolique pour toi que je ne me l’imaginais.

Peut-être bien. Et peut-être que sa réaction m’aide à en prendre conscience.

— J’ai quitté la maison pour faire des études de commerce à Oxford.

— Waouh, surjoue-t-elle l’ébahissement.

— J’étais prédestiné à reprendre la prestigieuse entreprise familiale…

— Mais tu voulais autre chose.

Je marque un temps pour me plonger dans le bleu gris sincère et translucide de ses yeux.

— J’avais besoin de m’accomplir en tant que personne, plus en tant que « fils de ».

— Je comprends. Je ne l’ai pas vécu, mais je peux l’imaginer.

— Je sais. Tu sembles avoir un vrai don pour intégrer le fonctionnement des autres… une empathie.

Elle me sourit.

— L’hypersensibilité est à la fois un cadeau et un fardeau. Elle me fait vivre chaque instant avec une intensité rare : chaque bonheur est savouré profondément, mais chaque tristesse est tout aussi dévastatrice. Rien n’est vraiment « petit » dans cette expérience. Ma vie est une montagne russe émotionnelle, épuisante, où chaque chute rend parfois la remontée difficile. Et pourtant, l’instant d’après, je peux atteindre un sommet de joie. C’est aussi difficile pour ceux qui m’entourent : ils pensent souvent que j’exagère, alors que je suis simplement moi-même.

J’aimerais qu’elle se voie comme moi, je la vois. Tellement puissante et riche de cette part d’elle-même. Je me doute que survivre à cette folle allure doit lui demander bien des efforts parfois, mais le revers de la médaille est tout aussi merveilleux. J’ai besoin qu’elle le sache, au moins un peu.

— Tu omets un détail. 

— Lequel ?

— Cette particularité te permet aussi d’aider les autres à reconsidérer leur propre vie. Merci pour ça.

Elle en reste bouche bée. Elle entrouvre les lèvres mais rien n’en sort, alors elle les referme, baisse le visage et sourit. Si je ne devais pas la démunir de ce qu’elle a de plus précieux dans quelques jours, cet endroit, j’oublierais tous mes remparts pour l’embrasser, là, maintenant, tout de suite, parce que sa simplicité réveille la mienne, son doux sourire m’apporte la chaleur dont j’ai tant besoin et ses battements de cils déclenchent un peu trop souvent ceux de mon cœur. 

— Dis-m’en plus sur toi…, murmure-t-elle, plus vulnérable. 

Je m’arrache à ma contemplation malgré moi et cherche quelques idées pour nourrir sa curiosité.

— J’ai l’impression que quoi que je dise, ça ne ferait que confirmer ce que tu peux deviner de moi.

— C’est faux, regarde, j’ai découvert avec surprise l’enfant tendre et lunaire.

— Tous les enfants le sont, éludé-je.

— Qu’aimais-tu faire ?

Je me prends au jeu, et je me souviens. Les souvenirs toquent à la porte de ma conscience et me parviennent sous forme d’images colorées et joyeuses.

— Contempler les nuages avec ma mère. Apprendre à ses côtés le nom des fleurs et des arbres du parc. Caresser les chevaux. 

— Un doux rêveur, chuchote-t-elle, attendrie.

— Tu ne crois pas si bien dire, ris-je. Je me souviens d’un poème ridicule que j’avais écrit pour une fille de l’école. 

— J’aimerais beaucoup le lire !

— Pas moi ! ricané-je. Ce devait être quelque chose du genre « tes cheveux sentent aussi bon que les fleurs des champs ou les biscuits de Margaret Lampard »…

Romy éclate de rire avant de me couvrir des yeux. 

— C’est mignon. 

— Elle n’a pas aimé.

La mine faussement déconfite de Romy me divertit.

— Elle ne sait pas ce qu’elle a perdu.

Je quitte le meuble, pars ouvrir la cave qui me fait de l’œil depuis tout à l’heure et nous sors un vin de garde et deux verres. Après tout, ces instants ne se représenteront pas, autant en profiter. Tout sera bientôt fini, bien malgré moi… Romy accepte le verre que je lui tends avec une once de gêne.

— Albert avait une sacrée collection…

— Il n’a pas emporté sa cave avec lui. Autant en profiter un peu.

— Et… tu n’as vraiment aucun souvenir joyeux avec ton père ?

La voilà, la question que je redoutais. Je mentirais si je certifiais que non.

— Disons qu’ils sont rares. Pas inexistants. Que chaque moment où j’ai pensé qu’il m’accordait un peu d’attention et d’amour était suivi d’une désillusion sur ce sujet.

— En principe, quand nos proches partent, on a tendance à enjoliver leur personnalité, à ne garder que le meilleur. Mais toi, c’est tout le contraire, tu ne te remémores que le pire. Pourtant, tout est là au même instant : le bon, le moins bon. Tout dépend de ce sur quoi tu focalises ton attention.

— Cette fois, je ne suis pas prêt à te suivre sur le chemin de la sagesse… avoué-je, la gorge plus serrée.

Je m’attends à ce qu’elle change de discussion, mais au lieu de ça, elle pose sa main sur la mienne.

— C’est dommage, j’aurais aimé partir en te sachant plus apaisé vis-à-vis de votre histoire.

— Partir…

Oui, partir. Évidemment. C’est elle ou moi, dans ce manoir.

— J’aurais aimé qu’il en soit autrement, tu sais…

— Ah oui ? Tu aurais voulu que je puisse te racheter tes parts ?

— Oui. Parce que j’ai compris à quel point tu tenais à cet endroit et à quel point tu étais sincère avec mon père. Tu mérites cet héritage. Bien plus que moi…

— Ne dis pas ça. Ton père a tranché et a fait ce qui était juste pour lui, on doit se contenter de respecter sa décision. Même si, pour le coup, je dois admettre qu’elle est un peu… originale.

On en rit tous les deux.

— Mais toi, parle-moi. Qui étais-tu enfant ? 

Je rebondis, parce que je sens que nos échanges dérivent vers quelque chose de trop personnel et que je ne me sens pas prêt à partir dans ce sens. Romy fait mine de réfléchir, sourit.

— Une enfant tendre et lunaire ? 

— Je n’en doute pas. Mais encore ?

— Une petite fille qui a tellement connu les conflits qu’elle les fuit toujours à l’âge adulte. Une petite fille qui s’est construit très jeune un imaginaire débordant pour se créer un monde beaucoup plus sympa que celui dans lequel elle évoluait. Puis une ado qui a eu beaucoup de mal à trouver sa place, à assumer son corps, à se faire des amis…

— L’adolescence est un âge rude…

— Pour les filles, plus encore…

— N’en sois pas si sûre. Pour les garçons aussi, c’est une période charnière. On te demande de devenir un homme selon des codes tellement dépassés que même les singes sont parfois plus civilisés que nous. 

— Certes, mais les changements corporels d’une fille à cet âge restent difficiles à vivre. On se compare, on peine à s’accepter… 

— Les garçons aussi.

— Oh.

— Ravi de pouvoir apprendre quelque chose à grand-mère sagesse.

— J’aime ce surnom.

— Sans compter que quand tu as un nom comme le mien, tout le monde t’attend au tournant : il y a ceux qui te jalousent et te détestent par principe, et ceux qui sont intéressés. Plus tard, ça m’a joué bien des tours, ne serait-ce que dans mes relations avec les femmes. Un vrai désastre…

On trinque et on boit une gorgée.

Mais les souvenirs réveillés plus tôt continuent d’affluer, à mon corps défendant.

– « Si tu franchis ce portail, ne reviens jamais. Tu déshonores ta famille, Gabriel ».

Romy s’étouffe avec sa gorgée de vin.

— C’est ce que mon père m’a dit, la dernière fois que je l’ai vu. Parce que j’avais choisi une autre voie que celle à laquelle il me destinait.

— C’est… violent.

— Et c’est ainsi que nous nous sommes quittés, pour toujours.

— Je suis désolée.

— Pas autant que moi. Je lui en veux, mais je m’en veux plus encore. On a tellement tendance à penser que la vie est éternelle… c’est comme si on vivait sur des niveaux de conscience, celui où on prétend savoir tout ce qu’il faut savoir et celui où, dans la pratique, on n’applique rien de toutes ces bonnes résolutions. La vie défile et nous emporte avec elle, un à un. Pour autant, on n’a que rarement le courage de réparer ce qui doit l’être sous peine de voir les gens partir sans avoir pu leur dire adieu… 

Ses doigts étreignent les miens avec plus de douceur, m’assurant sa présence entière.

Ma gorge se noue. Je ferme les paupières, réinvite mes larmes à l’intérieur, fidèle à cette éducation reçue plus jeune et qui fait plus office d’une cage que d’autre chose.

— C’est bête. On devrait toujours dire aux gens qu’on les aime au moment où on le pense, parce qu’on ne sait pas de quoi demain est fait. Tu vois ? Encore ces belles paroles. On vit tous de ces foutaises bien récitées, mais qui les applique vraiment ? 

Je ris jaune, amer, triste, conscient de mes faiblesses de fils.

— Il t’aimait.

Je déglutis. 

— Et prends-moi pour une folle si tu le souhaites, mais je suis persuadée qu’il t’entend encore. 

Je souris, ironique.

— Rien ne disparaît, tout change, n’est-ce pas ?

Ses grands yeux clairs clignent en guise de confirmation.

Romy glisse du plan de travail pour se retrouver face à moi. Lentement, elle s’approche, ses yeux en quête des miens. Je ne m’y attendais pas. Elle ne recule pas, malgré ma surprise évidente. Nos visages demeurent proches, et je peux presque sentir le souffle léger de sa respiration. Dans ses yeux, je lis une lueur de tristesse et quelque chose de plus profond, une retenue mêlée d’une envie partagée.

Et puis, elle murmure, presque pour elle-même :

— Nous savons tous les deux ce qui se serait produit si la congère ne nous était pas tombée dessus…

Elle ne finit pas sa phrase, ses lèvres entrouvertes trop près les miennes, ses grands yeux clairs qui  s’autorisent un aller-retour entre ma bouche et mes yeux. Ce non-dit déclenche un incendie dans mon cœur et dans mon corps. L’aveu silencieux reste suspendu entre nous, et j’ai bien du mal à revenir du gouffre émotionnel dans lequel elle vient de me précipiter. Je tente de m’éclaircir la gorge pour garder la face, mais en coulisses, je me sais déjà fichu. K.O. sans même me battre. Cela me demande bien du courage d’affronter de nouveau ses iris suspendus aux miens.

— Probablement, oui…

— Ce serait une erreur, chuchote-t-elle.

Une délicieuse erreur, me murmure mon âme enflammée, même si mes paupières se ferment pour partager mon ressenti commun. Alors, dans un geste qui me désarçonne et qui me trouble, elle se penche pour m’embrasser avec douceur, sur la joue, si près de mes lèvres que le contact m’envahit d’une chaleur soudaine. Tout mon corps se tend, mais je reste immobile, partagé entre l’envie folle de la retenir et de l’approcher plus encore pour renouveler l’expérience un peu plus à l’est, et cette réalité brutale qui se dessine au sujet de notre avenir.

Elle m’observe une dernière fois avec cette intensité qui me déshabille, puis un sourire triste s’insinue sur ses lèvres.

— On se quitte avant même de s’être vraiment rencontrés. On fait vraiment tout à l’envers, toi et moi.

Je tente de rester de marbre face à la blessure que ses mots portent à mon cœur. Une fois de plus, elle vise juste. Et nous en sommes les premières victimes, aussi bien de cette réalité que de nos propres choix. Je lui rends un sourire aussi désolé que le sien, et durant un bref instant, nous restons là, silencieux, prisonniers de ce moment de résignation et d’ardeur entremêlées. Finalement, elle s’éloigne, non sans me glisser un regard en arrière avant de sortir.

— Merci pour ce repas, Gabriel.

Puis Romy disparaît dans le couloir, tandis que je contemple le vide qu’elle laisse derrière elle et auquel je devrais tôt ou tard m’habituer.


CHAPITRE 24 – Romy

Dans trois jours, ce sera Noël. 

Déjà…

On dit que le temps passe vite, mais ce compte à rebours dramatique s’avère encore plus véloce que le reste de ma vie. J’observe les guirlandes lumineuses qui éclairent le pourtour de la façade principale en frissonnant, emmitouflée dans mon manteau. Je n’ai pas envie de dire adieu à tout ceci, mais je dois m’y préparer. C’est inéluctable. Voilà pourquoi, tôt ce matin, tout comme le duc a choisi de prioriser son entreprise au détriment du reste, j’ai moi aussi pris une décision : celle de me prioriser moi et de me protéger. Parce qu’il faudra qu’il y ait une suite une fois la fin de l’année et tout mon passé scellés par cette vente. Je vais devoir continuer, me relever, retrouver un sens à tout ceci. Et pour y parvenir, j’ai besoin de m’épargner des difficultés supplémentaires et inutiles.

« Gabriel,

Je ne parviens pas à te le dire de vive voix. Pour une raison que j’ignore, les mots refusent de sortir quand je m’y essaie… alors je vais l’écrire, parce que j’ai besoin de l’exprimer.

Je me suis trompée. La première fois que je t’ai rencontré, chez le notaire, j’ai tout de suite pensé que tu n’étais qu’un enfant gâté uniquement guidé par l’argent d’un père que tu n’avais pas su aimer comme je l’ai aimé. Je n’ai pas su déceler en toi le cœur immense et la fragilité qui l’habite, que tu as appris à dissimuler à la vue des autres avec un talent certain.

Au fil des jours, pourtant, je suis revenue sur cet a priori. 

Au point même de vraiment t’apprécier. 

Alors aujourd’hui, parce que nous sommes deux adultes conscients des enjeux qui se trament, et qui évoluent malgré tout dans un respect mutuel évident, je vais te demander de me laisser partir. Pas seulement lorsque les papiers seront signés et que je n’aurai officiellement plus ma place ici, mais dès maintenant, d’une façon bien plus émotionnelle.

Ne me retiens pas si je te fuis.

Ne viens pas à ma rencontre même si mes yeux te crient qu’ils en ont envie.

Ne cherche pas à m’apporter une quelconque douceur, un quelconque soutien, pas le moindre geste.

J’ai besoin de dire adieu à cet endroit, à tout ce que j’y ai vécu, et c’est un second deuil pour moi, après celui encore en cours. 

Je ne tiens pas à en vivre un troisième, sous prétexte que j’aime passer du temps avec toi, et que, dans d’autres circonstances, j’aurais voulu mille fois que tu me retiennes.

C’est un début d’adieu, parce que j’en ai besoin pour la suite.

Si je compte un petit peu à tes yeux, s’il te plaît, respecte ma demande. Ce sera le plus précieux cadeau de Noël que tu pourras me faire.

Romy, la fille un peu perchée qui parle aux animaux mais qui n’arrive plus à parler aux humains… ou tout du moins à l’un d’entre eux. »

Une larme est venue entachée la fin de ma lettre, j’ai voulu l’essuyer, mais rien à faire. Alors j’ai ri, toute seule, le ventre noué, la gorge serrée, mais certaine d’agir au mieux pour moi.

Mes pas me mènent le long de l’étang où barbotent des canards. Ils me font rire. Je me connecte un instant à eux et tout ce qu’ils m’envoient, c’est leur joie intense, celle de profiter de l’eau fraîche sans inquiétude en vue. Les animaux sont les meilleurs guides pour nous apprendre à vivre au présent. La plupart du temps, les humains se contentent de ressasser le passé et d’anticiper le futur. Par conséquence, ils survolent ce qui compte vraiment. Et jour après jour, c’est toute leur existence qu’ils omettent d’expérimenter pour de vrai. Je souris, gagnée par les éclaboussures de bonheur transmises par les volatiles.

— Hey, bonjour, Romy ! 

Plus loin, William s’affaire près des écuries, une fourche à la main.

Je le rejoins, ravie de pouvoir croiser le chemin d’une personne aussi sincère, ce matin.

— Comment vas-tu, William ?

— Très bien, merci. J’espère que toi aussi.

— Ça va, mens-je, pour ne pas m’étendre. As-tu rendu visite à lady Storm ? Je l’ai trouvée fatiguée, hier.

La mine inquiète du palefrenier confirme mon impression.

— Elle commence à vieillir, je crains que l’arthrose ne soit en train de gagner son corps.

C’est précisément l’image qui m’a assaillie quand je suis venue la voir la veille. Son ossature, et ses blocs qui tendent à la figer.

— Je vais contacter le vétérinaire, je pense qu’il pourra la soulager un peu.

— Oui, espérons. On m’a dit que la poudre de moule pouvait faire des merveilles, et puisque je sais que tu préfères les remèdes naturels…

C’est fou comme il peut s’avérer prévenant.

— Quel âge as-tu, William ? demandé-je en réalisant trop tard que je venais de penser trop fort.

Il s’interrompt, rit, pas le moins du monde surpris par ma question. 

— Vingt-deux ans, pourquoi ?

— Non, simple curiosité, éludé-je d’un geste de la main. Je me disais juste que… tu es plein de ressources malgré ta jeunesse. C’est vivifiant, par ici ! 

L’employé aux cheveux blonds se met à rire. Ses taches de rousseur et son nez en trompette lui confèrent un air encore plus enfantin. 

— Albert serait fier de savoir que tu prends autant soin de ses chevaux et de son domaine.

— Je l’espère. Il a beaucoup fait pour ma famille. C’est important pour moi de lui rendre la pareille, même s’il n’est plus ici.

— Ta droiture t’honore.

— Mais c’est toujours « non » pour le bal ?

Cette fois, c’est lui qui me prend au dépourvu. Je crois bien que je sens rougir mes joues.

— Heu… non, en effet. Mais je suis certaine que de nombreuses jeunes filles seraient ravies de t’accompagner. 

Il me sourit en coin, baisse les yeux vers ses pieds, balaie de la semelle un peu de foin avant de reprendre la parole.

— Je te taquine, j’ai bien compris que tu préférais t’y rendre avec le duc. De mon côté, j’ai finalement invité Lucy, la fille qui travaille chez Graham à l’épicerie.

— Oh ! me réjouis-je pour lui. Et ce n’est pas que je préfère…

— Ne t’embête pas, tu n’as pas à me donner d’explication. J’ai été stupide de penser que ça pourrait t’intéresser.

— Disons que ça aurait pu, quinze ans plus tôt, lui avoué-je, un peu gênée.

Il s’esclaffe et poursuit pour moi.

— Une invitation au bal de Noël n’implique rien, tu sais, ça aurait pu être une simple sortie entre amis.

— Mets donc cette soirée à profit pour qu’elle devienne tellement plus pour toi. 

Ses yeux brillent d’un nouvel éclat. Mais son regard se perd derrière moi et son visage se referme.

— Tiens, en parlant de ton cavalier… 

Sur ce, William salue Gabriel et se remet au travail. N’a-t-il pas vu ma lettre ? C’est impossible, je l’ai glissée sous sa porte en quittant le manoir.

— Romy, j’aimerais te parler…

Peu à l’aise, je souris à William et suis le duc sur le chemin pour nous offrir un peu d’intimité.

— J’ai lu ton mot…

Il s’arrête face à l’étang, le regard lointain, les traits figés. Dans ce cas, pourquoi ne respecte-t-il pas ma volonté ?

— Je vais m’appliquer à suivre ta demande, bien que ça ne soit pas… aisé en vivant sous le même toit pour quelques jours encore.

— Je te remercie.

— Cependant, j’aimerais honorer l’invitation que je t’ai faite pour le bal de Noël.

Mauvaise idée.

— Heu, je ne pense pas que…

— Je ne sais pas où tu fixes les limites de la bienséance au vu de la situation, cela dit, je sais comme Noël a une saveur particulière pour toi, et avant que nos chemins ne se séparent, j’aimerais beaucoup qu’on se rende ensemble à ce bal.

J’ose à peine le regarder, et dès que je le fais, il se détourne de l’étang pour me fixer. Ses prunelles chocolat me bouleversent tant plus que je ne le voudrais. J’ai beau jouer les femmes fortes et inébranlables devant lui, ce n’est qu’une armure pour ne pas chuter, parce que je le sens, le précipice s’approche. 

— Les habitants de Rosebury apprécieront sans doute, me contenté-je de répondre. Une dernière danse avant qu’une partie de leur patrimoine change à tout jamais…

— Je me sens déjà assez coupable…

— Ce n’était pas mon but…

— Je le sais. 

— Juste le bal, ce seront nos… adieux.

Je le vois déglutir avec peine, mais je n’en mène pas large non plus. 

Un instant, j’ai l’impression qu’il va dire quelque chose, mais il se retient. Sa main bouge à peine, frôle tout juste la mienne et s’échappe.

— Pardon.

J’ai envie de hurler. De lui demander de tout arrêter. De ne plus jamais me regarder ainsi, parce que je meurs à l’intérieur, je meurs de ne pas pouvoir l’embrasser alors que j’en crève d’envie. J’aimerais qu’il me serre dans ses bras, qu’il envoie bouler tout le reste pour moi, pour un nous qui ne verra jamais le jour. 

Le silence me tue, la brise glacée qui souffle nous renvoie en pleine tête la distance qui sera désormais instaurée entre nous. 

— On se voit demain, décrété-je avant de l’abandonner là.

Je serre mes bras autour de moi pour lutter contre le froid et la solitude douloureuse qui m’enveloppe soudain. Mais je dois fuir pour me sauver moi. Me sauver de lui. Me sauver d’une vie idéale qui n’existera pas. J’essaie de garder la foi en ce je-ne-sais-quoi qui dicte les lois quelque part entre les astres et les nuages, en songeant qu’il a sûrement un plan. Il paraît que tout est juste. Pour le moment, mon cerveau étriqué d’humain me jure que la vie est trop injuste. J’ai juste besoin de le penser quelques heures, au moins pour accepter le fait que cette fois, nous approchons de la fin de ce livre, le meilleur de ma vie, et occulter le début d’un autre qui me terrifie.


CHAPITRE 25 – Gabriel

J’ai les mains moites. Je me sens à l’étroit derrière le col de ma chemise.

C’est absurde, j’ai l’impression d’être un adolescent prépubère à son premier rendez-vous. Tout ça n’a aucun sens. Même ma proposition n’en a pas. J’aurais dû abandonner, respecter sa demande et garder mes distances. Pourtant, j’ai tenu à aller au bout de mes idées. L’invitation était lancée, je refusais de me dérober. Je ne suis pas amateur de danse, cependant, j’ai à cœur d’être désormais un homme qui va au bout de ses projets. J’ai bien assez fui toute ma vie durant, j’ai besoin d’évoluer. Une petite fée m’a murmuré malgré elle cette vérité, simplement en incarnant la sienne. Alors me voilà, vêtu d’un costume en velours bleu et d’une chemise noire, dans l’attente de celle qui sera ma cavalière pour le plus triste bal de mon existence. Je doute que la magie de Noël dont Romy parle tout le temps suffise à égayer les circonstances. 

J’ai refusé plusieurs appels de Frank depuis la veille… je n’ai pas besoin de l’entendre me mettre la pression et m’expliquer à quel point la situation s’avère tendue. J’ai assez de soucis à gérer, son analyse fataliste n’aidera pas. Je le rappellerai demain… ou le jour d’après.

Le silence dans ce hall devient pesant. J’ai la désagréable impression d’être le crétin d’un film à l’eau de rose pour adolescent qui attend sa dulcinée en bas des escaliers pour leur bal de promo. Sauf que n’ai plus rien du jeune premier, et que je n’entrevois aucun happy end dans mon histoire. J’aimerais redevenir un gosse insouciant, loin du monde des adultes qui nous impose des choix en permanence, des choix parfois terribles.

Des marches craquent, et bientôt j’aperçois celle que j’attends. C’est cliché et pourtant, je le vis : elle vient de me couper le souffle. Je crois même que mon palpitant entache la réputation des célèbres horloges Lancaster, réputées infaillibles. Seul le pas de ses talons sur les marches en bois brise le silence.

Je devrais me ressaisir, arrêter de la fixer avec l’insistance d’un touriste émerveillé face à la huitième merveille du monde, mais j’en suis incapable en réalité. Elle m’hypnotise. Peut-être parce c’est déjà le cas depuis plus de temps que je ne voudrais l’admettre, et peut-être aussi parce que je sais nos adieux proches. Sa robe de dentelle marine contraste avec la pâleur de sa peau, jouant avec des effets de transparence et des perles avec une délicatesse rare. Son décolleté plongeant dévoile la naissance de sa poitrine menue et la taille marquée du vêtement dessine sa silhouette avec élégance. Je suis sous le charme. 

La vérité, c’est que je l’étais déjà avant. Cependant, ce soir, elle me met une claque. Je ne sais pas pour quelle raison je prends ainsi conscience de ce que Romy éveille chez moi. Je me fiche de cette robe, je me fiche du rouge sur ses lèvres ou des diamants qui pendent à ses oreilles. Je la trouverais tout aussi belle dans une salopette en jean et des baskets. Je crois que la découvrir sous ce nouveau jour laisse éclater à la surface de ma vérité ce que je refoule depuis des jours déjà… peu importe le contexte, peu importe ce qu’elle porte ou ce qu’elle dit… au fond, je sais. Mon cœur sait. 

— Tu es prêt, me demande-t-elle en plongeant ses grands yeux dans les miens.

Son sourire triste finit de m’achever. J’approuve en silence, incapable de sortir le moindre mot. Les seuls qui pulsent dans ma tête sont « et si ? », question très vite rembarrée par ma raison. La courtoisie voudrait que je la complimente, que je lui avoue tout ce que je pense de son allure folle, mais je me tais. Ne serait-ce que pour respecter sa demande. Elle attrape son manteau en laine et le passe sur ses épaules tandis que je l’imite.

C’est absolument glauque. Elle, moi, ce silence, cette gêne brûlante, tandis que tout autour de nous respire la joie, la fête et la magie. Le pire Noël de ma vie est en train de se produire. Tout compte fait, ce ne sont pas ceux auxquels mon père était absent pour motifs professionnels, mais bien celui-ci. Les perceptions changent quand on grandit.

On arrive devant la salle où se tient le bal : le vieux théâtre de Rosebury est un lieu historique et plein de charme. Demain, tous les enfants du pays se réveilleront avec des cadeaux au pied du sapin. Nous nous contenterons de célébrer le réveillon ici, de sceller notre cohabitation par une danse ou deux, avant de poursuivre chacun de notre côté sans doute, même sous le même toit. J’ai proposé à Romy de dîner ensemble pour l’occasion, mais sa réponse ne m’a pas surpris. Elle prétend ne pas avoir le cœur à la fête cette année, Albert lui manque et nous deux autour d’un repas… ça ne promet rien de bon, à en croire nos derniers tête-à-tête. Je sais qu’elle se protège. De moi, de ce nous qui n’a jamais pris forme même si son poids nous étouffe déjà. Il est temps pour chacun que cette folle expérience manigancée par mon père se termine. Alors pourquoi est-ce que ça me fait un mal de chien de m’y résoudre ?

Beaucoup de monde déambule déjà sur la piste, au son d’un petit groupe de musique local. C’est festif, bon enfant, en total décalage avec la douleur qui serre mon cœur. On dépose nos vestes au vestiaire et on continue d’avancer, hésitants. 

Je refuse de passer cette dernière soirée à deux dans cette atmosphère glacée. C’est Noël, bon sang ! Et si, pour moi, ça ne signifie pas grand-chose, j’ai déjà vu la magie scintiller dans ses yeux de chat quand elle m’en parlait. Alors je saisis ses doigts dans les miens, plus soucieux de la voir sourire ce soir que de ce qu’en diront les regards trop curieux. Elle m’interroge en silence, me gronde sans doute un peu aussi.

— Allons danser, me contenté-je de répondre, bien décidé à ne pas la lâcher si facilement.

Bien malgré nous, nous devenons le centre de nombreuses attentions. L’histoire de ma vie : plus j’ai besoin d’intimité, plus mon rang m’expose. Je peux choisir de me battre contre ce fait, ou bien de l’accepter et, au lieu de vouloir faire changer les autres, de décider de changer ma perception… Elle mérite bien ça. Je ne me démonte pas et tandis qu’une violoniste entame un slow, je la fais tourner et réussis mon coup : elle sourit.

Puis je nous rapproche, une de ses mains au creux de la mienne, l’autre sur l’arrondi de sa hanche. Elle baisse d’abord le visage, puis relève ses prunelles grises vers moi.

— Tu es magnifique, suis-je forcé d’admettre tandis que je la contemple comme un objet rare.

Son sourire reste teinté de tristesse. Il semble me remercier pour ces mots, tout en me maudissant de les prononcer.

Nous continuons de danser, mais les mots de sa lettre reviennent sans cesse, comme un écho persistant. Elle m’avait supplié de garder mes distances, de la laisser partir en douceur. Elle savait que tout cela finirait mal, et pourtant… je n’ai pas réussi à respecter sa demande.

Son visage est si près du mien que chaque détail devient un rappel cruel de ce que je suis sur le point de perdre. Je voudrais juste glisser une main dans ses cheveux, toucher son épaule, replacer une mèche derrière son oreille et… lui dire combien elle compte pour moi. Lui avouer que chaque jour ici a été plus important que tous ceux passés à Londres.

Elle s’aperçoit de ma nervosité, ses doigts serrent brièvement les miens.

— Gabriel… ne rends pas ça plus difficile, murmure-t-elle.

Je baisse les yeux, ma gorge se noue.

— J’essaie…. Mais je n’arrive pas à… rester en retrait. J’ai tenté de respecter ta requête, de me montrer raisonnable, mais à chaque fois que je me retrouve face à toi, j’ai envie de tout… sauf de te laisser partir.

Elle fronce les sourcils, le souffle court, et détourne le visage. Un instant, j’hésite même à l’embrasser, tant j’en brûle d’envie, mais ce serait trop cruel, alors qu’un séisme ébranle toutes mes certitudes, d’autant plus que si je quitte la ville, elle devra continuer de croiser les gens qui nous entourent.

Ce que je ressens pour elle n’a rien de raisonnable, et pourtant, tout en moi hurle de ne pas le fuir.

— Mais tu repars à Londres, reprend-elle d’une voix à peine audible.

Son regard trahit une lueur d’espoir mêlée de résignation, et mon esprit balance entre la nécessité de garder le cap et le désir irrépressible d’abandonner tous mes plans pour elle.

— Peut-être que… je me plante. Peut-être que vendre mon entreprise et rester ici, c’est ça, la bonne décision, osé-je murmurer, fébrile.

Elle s’arrête, surprise, ses yeux brillants d’un éclat incertain.

— Gabriel, ne dis pas ça… pas si tu ne le penses pas, souffle-t-elle. Tu ne peux pas faire un choix par dépit, c’est bien trop important…

Je ne sais même plus où se situe cette ligne, celle de ce que je suis censé avouer ou non au stade où nous en sommes. Et puis, comment peut-on s’attendre à suivre un plan établi dans une histoire qui n’a aucun pareil ? Ce qui nous concerne Romy et moi déroge depuis le tout début aux normes habituelles… rien dans cette histoire n’est prévisible, tout m’effraie  et pourtant, tout me pousse, encore et encore, vers elle. Mes yeux dérivent sur ses lèvres. Mon souffle s’accélère, mon corps se tend. Elle resserre ses mains derrière ma nuque, ne cherche plus à s’enfuir non plus. Je devine le chaos qui l’habite, parce que je le partage. C’est aussi beau que terrifiant, comme si ces secondes étaient à la fois les plus délicieuses et les plus horribles de nos vies. 

— Et si je…

— Si tu.. ? chuchote-t-elle à quelques millimètres de ma bouche.

Je ne peux plus feindre l’ignorance, garder mes œillères sous prétexte que des obligations attendent de moi que je sois un autre. Quitte à ne pas savoir de quoi demain est fait, je veux le découvrir près d’elle, avec des journées et des nuits parsemées de baisers, de nos corps réunis, de ses yeux dans les miens et d’elle au creux de mes bras, comme maintenant. 

Je m’apprête à anéantir l’infime espace qui sépare nos visages quand un éclat de voix furieux rompt soudain notre bulle. 

— Gabriel !

Je sursaute, cherche autour et vois débarquer Frank au milieu de la foule, le visage décomposé par la colère. Je ne comprends pas sa présence, je ne m’attendais pas à sa venue… Je reste hébété quelques secondes, tandis que toute la ville m’observe plus encore que d’ordinaire. Le visage rougi et les traits tirés, mon associé m’aperçoit et fonce droit sur nous.

— T’as perdu la tête ? hurle-t-il.

— De quoi tu parles…

Je pose une main sur son épaule pour le tempérer et l’inviter à se contenir en public, mais il me rejette. Je serre les mâchoires, sentant le courroux monter en lui. 

— J’ai essayé de te joindre des dizaines de fois, Gabriel. Et je te trouve ici, en train de… danser ! Pendant que des créanciers se servent directement dans nos entrepôts pour récupérer ce qu’ils peuvent, toi tu fais joujou avec un jolie nana ?

— Heu… bonsoir, glisse Romy, qui ne doit pas apprécier le manque de politesse.

— Frank, j’allais te rappeler demain. C’est Noël, tu ne peux pas…

— Mais je m’en cogne moi, que ce soit Noël ou la Saint-Glinglin ! Tu entends ce que je te dis ? Dimitriev a envoyé ses sbires piller nos locaux. Ils m’ont même rendu une petite visite, et crois-moi, je ne compte pas les faire poireauter davantage ! Ils ont menacé Tony alors qu’il faisait ses courses avec ses mômes ! Tu crois qu’il savoure Noël, lui ? 

Tony Shark, le numéro deux de l’entreprise, celui qui nous assiste dans les décisions cruciales pour le groupe. Je me sens désemparé devant l’ampleur des dégâts… j’étais loin du compte. Ou bien… je préférais l’occulter, cette réalité. Et si j’étais ce lâche que mon père a vu en moi dix ans plus tôt ?

— Réveille-toi et redescends de ton putain de traîneau magique, mon vieux ! L’heure n’est plus à la poudre de perlimpinpin ! Pendant que tu t’amuses ici, d’autres essaient de sauver ce qui peut encore l’être ! Tu me snobes, tu laisses tous tes salariés dans une merde noire, tout ça pour quoi… une nana de la campagne qui te fait voir la vie autrement ? Tu t’embourbes dans ce trou perdu alors que ta vraie vie t’attend à Londres ! Il est grand temps de reprendre tes responsabilités et d’arrêter tout ce cirque. C’est bien mignon le séjour à la ferme, mais tu as de vraies décisions à prendre ! Atterris, putain ! 

Romy se raidit à mes côtés, et les mots de Frank s’abattent sur moi comme une gifle. Ces mots, ce mépris affiché pour Rosebury, pour Romy, déclenchent en moi une rage sourde. Je jette un coup d’œil autour de nous. Tous les regards sont tournés vers nous, curieux et méfiants. Romy m’observe, et dans ses yeux, je sens poindre une douleur muette. Il vient de ruiner la magie de la soirée. Je me tourne vers Frank, retenant à grand-peine les phrases qui me brûlent la gorge. Ce n’est ni le moment ni le lieu pour une dispute qui risquerait de tout empirer.

— On va au manoir, décrété-je simplement, sans ajouter un mot de plus.

Je ne parviens même pas à croiser le regard de Romy, conscient que le charme de Noël s’est volatilisé pour de bon. J’ai encore tout gâcher.