CHAPITRE 6 – Romy
Je grimpe sur le dernier barreau de l’escabeau et j’enroule la guirlande lumineuse tout en haut du sapin. Puis je prends le temps de contempler mon chef-d’œuvre, le sourire aux lèvres, comme une gosse émerveillée. Je redescends, plutôt fière du résultat. C’est la première fois depuis le décès d’Albert que je m’autorise un peu de légèreté et ça me fait un bien fou. La magie de décembre n’y est pas étrangère. Je sais comme il l’appréciait, et en un sens, ça me raccroche à notre lien.
Les guirlandes dorées et argentées s’entrelacent avec des boules en verre soufflé, que j’ai pris soin d’accrocher une à une. C’est mon moment préféré de l’année. Noël arrive dans vingt-cinq jours, et cette maison a besoin de retrouver un peu de magie. J’ai toujours adoré l’esprit des fêtes, et cette année, encore plus. Il y a quelque chose d’apaisant dans le fait d’habiller le manoir ce lieu que j’aime tant, de ces ornements délicats, même si l’ambiance est un peu plus… tendue que les fois précédentes.
Max, fidèle à lui-même, observe chacun de mes mouvements avec intérêt. Il semble, lui aussi, se satisfaire d’un petit répit naïf. Je le connais trop bien, je sais qu’il est surtout en train de voir si les biscuits que j’ai préparés sont finis, et si, malencontreusement, l’un d’entre eux ne tombera pas juste devant sa gueule d’amour.
Le crépitement du feu dans la cheminée réchauffe doucement la pièce. Cette maison a une âme, et je suis convaincue que la vie doit reprendre le pas ici, malgré tout. L’année dernière, Albert et moi avions adoré décorer tout le domaine. Je revois encore son sourire de septuagénaire redevenir celui d’une enfant face à la beauté du spectacle. Certains instants de vie se fichent de notre âge. Ils nous touchent en plein cœur, c’est tout.
Mais cette année, tout est différent. Imaginer devoir quitter ce manoir me fend le cœur. Je m’y refuse. C’est d’ordre sentimental. Et puis, cela signifierait aussi pour moi devoir repartir de zéro ailleurs, abandonner mes cours… bien sûr, Albert s’est encore montré d’une extrême générosité en me préservant durant deux années, avec ce salaire maintenu, mais se loger dans les alentours s’avère bien trop coûteux pour que je puisse me le permettre, même avec cette aide conséquente. Je remonte sur l’escabeau pour fixer l’ultime touche de magie, l’étoile dorée qui ornera le sapin pour le mois à venir. Mon sourire revient. Je redescends, émerveillée par les émotions qu’une simple décoration peut éveiller dans mon cœur.
— Ne perdez pas votre temps, ce sera inutile, merci.
La voix de Gabriel surgit de nulle part, glaciale et sèche. Je me retourne avec lenteur, pour mieux me préparer à l’orage que je sens gronder derrière ses yeux sombres. Il se tient dans l’embrasure de la porte, bras croisés, un sourcil arqué en signe de désapprobation. Évidemment.
— Vous parlez des décorations ? demandé-je, déjà sur la défensive.
— En effet. Vous pouvez tout enlever.
Son culot me choque. Il jette un regard critique à la pièce, ses yeux passent des guirlandes lumineuses aux boules de Noël que j’ai disposées çà-et-là.
— Cela va clairement gêner la vente, ajoute-t-il, dédaigneux au possible.
Je le fixe, abasourdie.
— C’est Noël, Gabriel. Tout le monde décore sa maison à Noël. Et ici, on l’a toujours fait. Vous avez peut-être envie de vendre ce manoir, mais jusqu’à preuve du contraire, c’est aussi ma maison, au moins pour ce mois.
Il se crispe à mes mots, son regard s’assombrit plus encore. Bien sûr, il ne supporte pas l’idée que je m’approprie ce qui, selon lui, de toute évidence, lui revient de droit. C’est un sujet sensible. Il semble toujours en colère contre son père, contre le passé, et moi, je suis un obstacle de plus dans son plan parfait de liquidation du bien familial.
— C’est justement ça. Nous allons vendre la bâtisse dans un mois. Et les décorations vont encombrer l’espace, distraire les acheteurs potentiels. Tout ça n’a plus rien à voir avec l’esprit de Noël, c’est une affaire. Un business.
Je serre les poings pour me contenir. Comment peut-il réduire tout ça à une transaction ? Je respire profondément avant de répondre.
— Peut-être pour vous. Mais pas pour moi. Et je refuse de passer Noël dans une maison froide et sans âme. Je n’ai pas à vous demander la moindre permission.
Gabriel s’avance, ses pas lents mais lourds de tension. Chaque fois qu’il est dans la même pièce que moi, l’air semble se charger d’électricité. Je sais qu’il est déterminé à me faire flancher, prêt à tout pour que je cède sur la vente. Mais je ne plierai pas.
— Vous prétendez être plus digne que moi de cet héritage, dis-je sans me décontenancer, pourtant, où étiez-vous ces dernières années ? Que faisiez-vous de si important pour ne pas être présent au moins une seule fois, pas même à son enterrement ? Êtes-vous au moins allé sur sa tombe ? Je suis la seule à la fleurir.
Mes mots le blessent, je le vois au coin de sa bouche qui tressaute. Mais fier comme un paon, il tente de garder l’air impassible. Pourtant, son ton feutré mais cinglant témoigne de la rancœur qu’il me voue.
— Ce ne sont pas vos affaires. Vous ne faites pas partie de cette famille.
C’est violent. Je décide de marquer ma position, de lui montrer que ces piques d’intimidation ne m’atteignent pas. Que derrière le visage doucereux de l’aide à domicile qu’il pense simplette, se cache une femme de caractère qui n’est pas prête à se laisser marcher dessus. pas cette fois. Plus cette fois.
— Peut-être pas de la vôtre, non, en effet, réponds-je, piquée au vif mais forte d’un sang-froid indubitable. Mais j’ai passé chaque jour depuis sept ans en compagnie de votre père. Et il n’a jamais fait mention de son fils.
Je soutiens son regard, sentant la colère se dissiper doucement en moi, remplacée par une certaine froideur résolue. Gabriel me fixe sans ciller, et pendant un instant, je crois y déceler autre chose que de la rage. De la tristesse peut-être, de la frustration. Mais il ne me laisse pas le temps d’analyser ce que je viens d’apercevoir.
— Cela prouve bien ce que je pensais. Mon père vous a manipulée, tout comme il a essayé de me manipuler toute ma vie, déclare-t-il avec une amertume contenue. Vous n’étiez qu’un pion dans son petit jeu.
Je fronce les sourcils, ne comprenant pas où il veut en venir. Comment Albert aurait-il pu manipuler qui que ce soit ? C’était un homme bon, un homme qui offrait bien plus que ce qu’il ne demandait. Mais Gabriel ne voit rien de tout cela. Il ne voit que son propre ressentiment, aveuglé par des années de rancœur. Et visiblement, cela lui fait voir des ennemis là où il n’y en a pas.
— Il aurait fait hériter un pion de la moitié de son patrimoine, vous le croyez vraiment ? répliqué-je avec ironie. Vous vous trompez. Votre père ne jouait à aucun jeu. Il m’a offert un toit, un emploi, et bien plus encore : une famille.
Je ne peux empêcher mes mots de trembler légèrement à la fin. La perte d’Albert me pèse encore, et chaque mention de lui semble rouvrir la plaie. Mais Gabriel, lui, reste de marbre. Ou du moins, il essaie de le paraître.
— Peu importe. Ce manoir n’a plus d’avenir, et nous allons le vendre, que vous le vouliez ou non. Je ferai en sorte de contourner ce mois d’attente, si c’est nécessaire. Je connais des personnes qui sauront régler cette situation. Autant nous éviter un mois de cohabitation indésirable. Vous et moi n’avons rien en commun. Notre seul point commun, c’est ce domaine, et nous allons le vendre. Point.
Je me mords l’intérieur de la joue pour ne pas répliquer. C’est inutile de débattre avec lui pour l’instant, mais je ne cèderai pas non plus. Pas devant lui. Pas devant quelqu’un incapable de voir la beauté et l’histoire qui se cachent derrière ces murs. Bon sang, mais c’est son héritage familial, n’a-t-il donc pas de cœur ?
— Vous le détestez à ce point ? demandé-je, d’une voix sourde.
— Que voulez-vous dire ?
— Vous haïssez votre père au point de vouloir liquider tout ce qu’il vous reste de lui ? Qui refuserait un tel héritage pour un petit mois de complications ?
Ma question jette un nouveau froid. Mais celui-ci se charge de bien plus de douleur que de colère, cette fois. Je ne sais pas ce qui les a tenus loin de l’autre si longtemps, mais je perçois sans mal les remords qui contaminent l’air autour de nous.
Il ne me répond pas et tourne les talons.
— Je vais continuer de décorer cet endroit, composez avec, lâché-je finalement avant de retourner vers mon magnifique sapin.
Je jette un dernier coup d’œil à mes décorations, comme pour me réconforter, puis je m’éloigne du sapin sans lui répondre. Il n’en vaut pas la peine. S’il pense que je vais rester les bras croisés, il se trompe. Je vais continuer à faire de cet endroit un refuge chaleureux, même s’il persiste à vouloir y imposer sa froideur et son cynisme.
— Faites donc, si cela vous amuse, finit-il par lancer. Mais sachez que rien de tout ça ne changera l’issue. Ce manoir sera vendu.
Je l’ignore tandis qu’il s’éloigne, refusant de lui montrer que sa froideur me blesse. Mais au fond de moi, je sais que cette bataille va être bien plus rude que je ne l’avais imaginée.
CHAPITRE 7 – Gabriel
Le vent mordant de décembre s’engouffre sous mon manteau alors que je m’avance vers ma Bugatti noire. Elle me conduit jusqu’au petit centre-ville de Rosebury. J’aurais pu m’y rendre à pied, mais je n’étais guère d’humeur à claquer des dents pendant deux miles. Mon siège chauffant m’apporte un bien meilleur confort. Je franchis le portail et pose les yeux sur la pancarte « À vendre » qui se dresse fièrement juste à l’entrée. L’emplacement la met en valeur, impossible de la rater, d’autant que cette petite route est l’unique passage possible pour se rendre en ville. Je l’ai installée hier soir, à la tombée de la nuit. Bien sûr, je me suis gardé d’en parler à ma colocataire temporaire. Elle serait contre. Il se peut même qu’elle décide de l’arracher. Je crois qu’entre nous, une guerre froide est déclarée. Espérons qu’elle en reste à ce stade. Cela dit, la pousser dans ses retranchements fait partie de ma stratégie. Je dois lui rappeler que sa vision du manoir n’est qu’une parenthèse dans ma vie, une illusion qui sera vite balayée par la réalité de la vente. Je l’imagine déjà, furieuse, me reprochant une nouvelle fois mon manque de sensibilité ou d’attachement à cet endroit.
Peu importe. Je suis ici pour une raison, et ce n’est pas pour m’attendrir devant des souvenirs d’enfance ou céder à des émotions candides. Ce manoir n’est plus qu’une affaire comme une autre à conclure, et je n’ai pas l’intention de laisser quoi que ce soit m’en empêcher. Ni elle, ni ses foutues décorations de Noël.
Je quitte mon véhicule une fois garé près de la petite église. Je dois bien l’admettre, cette ville a du charme, dans un style campagne anglaise. Mais je ne me verrais pas y vivre. Je lui préfère de loin le quotidien hyperactif de la capitale.
J’observe la rue. Quelques villageois passent par-là, l’air méfiant. L’un d’eux s’arrête et me regarde d’un air désapprobateur. Je n’ai même pas besoin de le connaître pour comprendre que lui sait qui je suis. À moins que ce ne soit ma voiture qui représente à ses yeux jaloux un signe ostentatoire de ma réussite. C’est souvent le problème avec le commun des mortels. Si vous gagnez de l’argent, ils vous assimilent systématiquement au méchant de l’histoire. Pas besoin d’argument, c’est leur façon de penser, et de se cacher ainsi derrière de fausses excuses : le courage dont ils ont manqué un jour quand moi, j’ai enchaîné les sauts dans le vide pour être là où je suis aujourd’hui.
Son visage fermé en dit long. Il se tient là, les bras croisés, à quelques mètres de ma Bugatti. Je décide de rompre ce silence pesant et de m’approcher du villageois furibond.
— Bonjour. Il y problème ? demandé-je froidement.
— Ce manoir appartient à la famille Lancaster depuis des générations, rétorque l’homme sans préambule. Et vous voulez le vendre comme un vulgaire bien immobilier ? J’ai vu la pancarte, ce matin… Et votre voiture dans l’allée. Vous êtes le fil du duc.
Je l’observe avec attention. Il porte une écharpe épaisse autour du cou, et ses joues rougies par le froid témoignent d’une longue promenade à travers le village. Il doit avoir la cinquantaine, peut-être plus, mais l’âge n’a rien émoussé de sa volonté de me défier.
— Le nouveau duc de Rosebury, répliqué-je d’un ton sec, donc, en effet, et pour ce qui est de la vente, je ne vous dois pas la moindre explication, monsieur…
— Vous pouvez faire ce que vous voulez de vos affaires, mais sachez que ce manoir fait partie de l’histoire de Rosebury. Le vendre à des étrangers ? C’est manquer de respect à tous ceux qui ont grandi ici, y compris votre père.
L’évocation de mon géniteur me fait l’effet d’une gifle, mais je garde mon calme. Cet homme ne sait rien de ce qui s’est passé entre lui et moi. Il ne comprend pas la rancœur qui couve en moi depuis tant d’années. Comment le pourrait-il ?
— Mon père est mort, et ce manoir est un boulet. Il est temps de tourner la page.
Je m’apprête à le laisser là pour rejoindre l’épicerie, mais l’homme ne me laisse pas partir si facilement.
— Albert Lancaster n’aurait jamais voulu que ce domaine soit bradé à des promoteurs. C’était un homme de principes. Il était respecté, ici, lâche-t-il dans un rire amer.
Un homme de principes ? Pour qui ? Pas pour moi, en tout cas. Les mots de cet inconnu résonnent dans mon âme, mais je refuse de laisser transparaître le moindre doute.
— Cher monsieur, d’une, vous ne m’avez pas donné votre nom, et j’ai horreur de converser avec des personnes qui ne jouent pas franc-jeu, et de deux, c’est moi qui prends les décisions désormais, conclus-je d’une voix tranchante.
L’homme secoue la tête avec un regard plein de déception, mais je ne m’en préoccupe pas. Je n’ai jamais eu l’intention de faire plaisir à qui que ce soit ici. Le poids de cette famille, de ce manoir et de ses fantômes, tout cela appartient au passé. Ce n’est plus mon problème.
— Moi, c’est Graham. Et si c’est à l’épicerie que vous vous rendez, allez donc vous fournir ailleurs, c’est ma boutique, Monsieur le duc, m’apprend-il en m’offrant une révérence risible.
Je le fixe un instant, j’arque un sourcil pour lui prouver mon détachement, et rentre dans mon bolide, pour laisser ce provocateur derrière moi dans un vrombissement de voiture. Je m’arrête plus loin, près de la rivière. Je n’avais que quelques broutilles à récupérer dans le commerce de ce vieux fou, j’y enverrai Lottie à ma place. Elle aura de plus la convenance de ne pas me transmettre les horreurs que cet ignoble individu prononcera à mon égard. Une promenade me sera tout compte fait bénéfique, d’autant qu’une part de moi a besoin de faire le vide. Je réalise à quel point cet endroit semble figé dans le temps. Les maisons en brique, les petites boutiques alignées le long de la rue principale, les décorations de Noël qui parsèment chaque façade… Tout semble vouloir me rappeler que je suis un intrus ici, que je n’ai plus ma place dans ce décor idyllique Malgré tout, une dualité naît entre ce sentiment et celui de rajeunir au contact de ces lieux que j’ai si bien connus.
Dès l’enfance, j’ai ressenti cette distance, ce fossé invisible qui me séparait des autres. Même enfant, même à Noël, j’étais le fils du duc, je suis devenu lord, et désormais, je remplace mon père à ce titre à la fois admiré et détesté par le reste des locaux. Un poids trop lourd à porter pour un gamin, un artifice dont je me serais bien passé, qui m’a valu des années difficiles à l’école, et peu de copains à inviter à mes anniversaires. C’est aussi ce qui a forgé mon tempérament de battant. J’ai très vite dû me montrer plus rusé que les autres, plus déterminé, et prêt à jouer des coudes pour me faire une place. Être « fils de » ouvre peut-être des portes, mais ça en ferme beaucoup aussi. À commencer par celles d’une vie sans le poids de préjugés.
Je croise Margaret, la vieille voisine du manoir, qui me reconnaît immédiatement. Elle n’a jamais changé, avec son chignon farfelu, ses lunettes rubis et ses robes multicolores. Son sourire est forcé, une politesse de façade.
— Bonjour Gabriel, dit-elle en m’observant, le regard curieux.
— Margaret.
— Ou devrais-je dire, Monsieur le duc, plaisante-t-elle à demi. Ça fait longtemps. Tu n’as pas changé.
Une once de bienveillance traverse ses yeux clairs.
— J’avais entendu dire en ville que tu étais de retour… pour vendre, d’après ce qu’on raconte ?
Sa voix traîne sur le dernier mot, comme pour me juger. Je sais que Margaret a toujours été une de ces figures bienveillantes que tout le monde semble apprécier ici. Je me souviens très bien de sa présence agréable lorsque j’étais enfant. Elle me préparait de délicieux goûters à la sortie de l’école quand mon père oubliait de me laisser les clés en quittant le manoir ou qu’il m’oubliait tout court.
— Oui, pour vendre, affirmé-je. C’est une affaire, Margaret. C’est mon métier, l’immobilier, j’en ai l’habitude. Tout ça n’a rien de personnel.
Elle secoue la tête, visiblement contrariée. Son regard en dit long.
— Ce n’est pas juste une affaire, Gabriel. C’est l’histoire de ta famille. C’est aussi l’histoire de ce village. Beaucoup de gens ici ont travaillé pour les Lancaster, ton père était apprécié, malgré tout…
Je serre les dents. Ce « malgré tout » me rappelle encore une fois tout ce que j’ai fui pendant des années. Les attentes, les responsabilités, les relations superficielles basées sur l’image.
— Je suis désolé, mais ça ne me concerne plus. Je dois vendre le domaine je ne vais pas me laisser distraire par des souvenirs ou des traditions qui n’ont plus aucune signification pour moi.
Mon ton est plus froid que je ne l’aurais voulu. Elle a beau se mêler de ma vie privée, je lui dois beaucoup et la respecte pour ce qu’elle a fait pour moi plus jeune. Je regrette aussitôt mon emportement, seulement, je ne peux plus permettre à ces gens d’entrer dans ma vie. Je suis de passage, je vais commettre un acte qu’ils désapprouvent et je repartirai ensuite. Je m’apprête à poursuivre mon chemin, mais Margaret n’en a pas fini.
— Ce n’est pas l’argent qui te manque, Gabriel, à en croire la voiture que tu conduis. Pourquoi es-tu si pressé de tout liquider ?
Je la fixe, un peu surpris par sa question directe. Je n’ai pas envie d’entrer dans les détails, mais quelque chose dans son ton me pousse à répondre, presque malgré moi. J’inspire un grand coup, pensif et soucieux de me montrer trop vulnérable. Je dois garder le contrôle. En tout temps.
— Parce que tout ce qui me lie à ce lieu appartient au passé.
Margaret me regarde en silence pendant un moment, puis elle souffle doucement.
— Tu sais, Gabriel, on ne peut pas constamment fuir son passé. Il finit toujours par nous rattraper. Un jour ou l’autre, on doit s’y confronter.
Je n’ai pas de réponse à lui offrir. Ces mots s’impriment dans mon esprit, résonnent dans le vide, une once d’amertume s’en détache et m’empoisonne. Je me contente d’une moue polie et d’un léger penchement de tête pour la saluer. Puis je me détourne d’elle et poursuis mon chemin. La promenade en plein air attendra. Je demande juste un peu de solitude. Je démarre et pars vers je ne sais où, mais ses paroles me hantent encore bien après que j’ai quitté le centre-ville.
Après une bonne heure passée à rouler pour tenter de me vider la tête, je regagne le manoir et découvre avec stupeur que la pancarte a disparu. Encore un coup de ces fichus villageois ! J’ai vraiment hâte de quitter ce trou perdu peuplé d’incapables…
Je me gare à la va-vite, furieux. Même la chaleur qui émane du salon ne calme pas mon amertume. Je m’approche du feu pour me réchauffer les mains et me calmer quand je découvre les morceaux de contreplaqué rouge entrelacés avec les bûches enflammées.
— Nous étions à court de bûches, m’annonce une voix aux tonalités faussement innocentes dans mon dos. Un problème, Monsieur le duc ?
Je me retourne et je croise le regard de Romy, un sourire défiant et provocateur au coin des lèvres.
Cette fois, c’est officiel : la guerre est déclarée.
CHAPITRE 8 – Romy
C’est agréable de profiter du sourire de Lottie lorsqu’elle me croise dans la maison. Un peu de légèreté dans cet endroit devenu glacial met du baume au cœur. En quittant ma chambre, je l’aperçois dans le bureau du duc. J’ai entendu ce dernier sortir tôt ce matin. Curieuse, je m’y aventure et de nouveau, elle m’adresse une mine chaleureuse.
— Il ne vous en fait pas trop baver ? demandé-je.
Elle comprend trop bien de qui je parle.
— Monsieur le duc est mon employeur, je n’ai pas à me plaindre. J’ai connu bien moins conciliant que lui.
Je me doute qu’elle dit vrai, quand bien même, entre le père et le fils, il existe tout un monde.
— Feu Monsieur le duc vous manque, me fait-elle remarquer. À moi aussi. Mais la roue tourne. On ne peut pas la freiner. Tout ce qu’on est en mesure de faire, c’est de tourner avec elle.
J’approuve ses sages paroles, mais ma moue dubitative semble attirer son attention.
— Laissez-lui un peu de temps. J’imagine qu’il a besoin de prendre ses repères. Ce monde n’est plus le sien.
J’apprécie son humanité, mais en ce qui me concerne, je ne suis pas capable de tant de bienveillance à l’égard de l’homme qui n’attend qu’une chose : me mettre à la rue et donner en pâture son patrimoine historique.
— Qu’est-ce que c’est ? demandé-je en observant une pile d’enveloppes entassées sur un coin du bureau.
— Oh, le courrier de Monsieur de duc.
— Il ne l’ouvre jamais ?
Lottie hausse les épaules, désolée.
— Cela ne me regarde pas, Madame.
Sa façon de s’adresser à moi me choque.
— Depuis quand ne m’appelez-vous plus par mon prénom ?
— Depuis que vous êtes devenue propriétaire des lieux, Madame.
Sur ce, elle quitte le bureau et me laisse seule face à ma sidération. Il faudrait être une sainte pour ne pas enquêter davantage, et je n’ai pas pour vocation d’être un ange.
J’attrape quelques-unes des lettres et découvre qu’il s’agit d’invitations adressées par d’autres aristocrates locaux. Tous sont curieux et pressés de rencontrer le nouveau duc.
— Qu’est-ce que vous faites ?
Le timbre grave dans mon dos me fige. Je ne l’ai pas entendu arriver, concentrée sur mes lectures. Il se tient si près que je peux quasiment sentir son souffle sur ma nuque. Quitte à être prise la main dans le sac en pleine session d’espionnage, j’aime autant miser sur la franchise. Une des lettres entre les doigts, je me retourne et la lui montre.
— Avez-vous pris la peine de leur répondre ?
— Je vous demande pardon ?
De toute évidence, mon culot l’agresse.
Gabriel Lancaster n’est pas le genre d’homme à qui l’on remet souvent les idées en place.
— Je vous parle du marquis de Westlake, de lord Alexander Pembroke, du comte de Ravenswood, de lady Elean ou encore de la vicomtesse d’Amberleigh… encore que, pour cette dernière, je me passerais bien de la revoir.
Il me fixe, statufié.
— Tous vous ont écrit afin de vous rencontrer. Il me semble que c’est une formalité habituelle chez les gens de votre rang, non ? Vous ne pouvez pas les ignorer. ce serait mal vu et cela créerait des tensions inutiles.
Une fois de plus, mon discours le scotche.
— Jusqu’à preuve du contraire, Miss Whitemore, je n’ai pas besoin des conseils d’une bonne à tout faire pour diriger l’image de la maison Lancaster.
Je me fige, prête à lui répondre, quand je réalise l’ampleur de l’insulte qu’il vient de lancer. Une bonne à tout faire ? Je sens la colère bouillonner en moi. Pourtant, je garde un calme apparent. Mon regard s’enflamme malgré moi, et c’est avec une voix basse mais chargée de ressentiment que je réponds :
— Aide à domicile, Gabriel. Ce n’est pas la même chose, bien que les deux métiers soient respectables. J’ai passé sept ans à gérer bien plus que vous ne l’imaginez. Et il semble que je sois bien plus au courant des relations de votre famille que vous, visiblement.
Ses yeux s’ouvrent de surprise, sans doute à cause de la fermeté de mon ton. Il ne s’attendait pas à ce que je lui réponde avec tant de mordant, c’est évident. Je le vois réfléchir un instant, probablement pour évaluer mes propos.
— Ah, parce que vous les connaissez bien, ces personnes ? rétorque-t-il avec une ironie mordante. Le marquis de Westlake, lady Elean, lord Pembroke… tous ces noms vous sont familiers, c’est ça ?
Je croise les bras sur ma poitrine, affrontant son regard sans ciller. Il pense me déstabiliser avec ses remarques cinglantes, mais il n’a pas compris que je n’allais pas me laisser faire.
— Je les connais aussi bien que vous devriez les connaître, si vous vous étiez un tant soit peu soucié de ce que votre père faisait pendant toutes ces années. Vous êtes le duc de Rosebury, vous ne pouvez pas les ignorer. Que votre père et vous ayez eu des différends c’est une chose, mais cela ne vous donne pas le droit d’entacher sa mémoire en ruinant ses relations. Vous allez avoir besoin de moi.
Je vois son regard se durcir. Il n’aime pas du tout ce que je viens de dire, mais je sais qu’une part de lui décèle la vérité dans mes paroles. Peu importe à quel point il déteste cette situation, il va devoir affronter ces gens. Et pour ça, il aura besoin de moi.
— Vous pensez que je vais vous demander de l’aide ? Ne vous faites pas d’illusions, réplique-t-il, plus sec.
Un rire sans joie quitte ses lèvres pincées. Une électricité folle se dégage de la pièce, je m’y sens à l’étroit.
— Vous voulez jouer à la maîtresse de maison ? Amusez-vous, Romy. Gérez tout cela. Conviez-les, organisez votre petite soirée. Mais ce sera votre problème, pas le mien. Et tant qu’à faire, expliquez-leur pourquoi une simple employée devient soudainement copropriétaire du manoir à cause d’un duc qui avait perdu la tête.
Ses mots sont cruels, acérés comme des lames, mais je me redresse, déterminée. Si c’est ainsi qu’il veut jouer, je suis prête.
— Très bien, je le ferai. Et je ne manquerai pas de les informer de tout ce qu’ils ont besoin de savoir. Mais n’oubliez pas, Gabriel, vous ne pourrez pas vous échapper, cette fois. Parce que ces gens veulent vous voir : vous êtes encore le duc de ce domaine, même si vous refusez de l’admettre.
Je le vois serrer la mâchoire, clairement mécontent de se retrouver coincé dans cette situation, mais il ne répond pas. Il se contente de me fixer, et je sais que, derrière ce masque de froideur, il est en train de réfléchir. Peut-être se rend-il compte que, malgré tout, mon appui lui sera nécessaire pour traverser cette épreuve.
— Alors c’est entendu, dis-je en m’avançant d’un pas vers lui pour lui montrer qu’il ne m’effraie pas. Je vais m’occuper de cette soirée. Mais ne vous attendez pas à ce que je fasse tout le sale boulot à votre place. Vous devrez montrer votre visage, faire honneur à votre titre. ne jouez pas les fantômes pressés de se cacher derrière ses affaires à Londres.
Il ne répond pas tout de suite, mais je sens que mes paroles l’atteignent. Enfin, après un long moment de silence, il hoche la tête, résigné.
— Très bien. Organisez donc cette soirée, si ça vous excite, lâche-t-il d’un ton sec. Mais souvenez-vous, ce manoir sera vendu. Tout ce que vous faites ici n’est que temporaire.
Je lui lance un dernier regard, décidée à ne pas lui donner la satisfaction de m’ébranler. Puis, sans un mot de plus, je quitte la pièce, le cœur battant encore sous le coup de l’adrénaline.
Il pense que cette situation est temporaire, mais il ne sait pas encore ce qui l’attend. Moi non plus, d’ailleurs. Mais une chose est sûre : je ne vais pas me laisser abattre aussi facilement. Si cette soirée doit être organisée, elle le sera à ma manière. Et Gabriel, qu’il le veuille ou non, devra y participer.
CHAPITRE 9 – Gabriel
L’atmosphère de cette soirée est étouffante. Chaque rire résonne comme un écho creux. Chaque mot prononcé semble pesé, calculé. Les visages souriants, les compliments polis, les regards curieux… tout ici transpire l’hypocrisie et les faux-semblants. Je ne supporte plus cette comédie.
Je me force à sourire, serrant des mains et écoutant des compliments inutiles. Les conversations sont creuses, et la fausse bienveillance de certains invités me donne envie de m’éclipser. La haute société me fatigue. Pourtant, je me dois de jouer le jeu.
Lady Pembroke, une habituée des soirées mondaines, s’approche de moi, un sourire pincé sur les lèvres.
— Monsieur le duc, votre père avait un goût exquis pour la décoration, cette salle est toujours si somptueuse, elle ne vieillit pas.
— Merci, me contenté-je de répondre.
J’espère qu’elle va vite trouver un nouveau partenaire de discussion, mais elle ne bouge pas et affiche un rictus exagéré.
— Ah… Albert… un sacré farceur ! N’est-ce pas ?
Je ne comprends pas son allusion, mais lord Pembroke nous rejoint, son oreille ayant dû traîner dans les parages.
— Je plussoie ! Imaginez donc, il a tout de même fait de son employée la co-héritière du manoir ! lance-t-il, amusé.
Je dois sourire, malgré moi. Je joue l’amusement, mais j’étouffe déjà. Ils trouvent cela très drôle parce que c’est un fichu fait divers qui les divertit dans leur ennui existentiel. Mais ils trouveraient la plaisanterie bien moins à leur goût si cela les touchait de plus près.
— Vous savez, reprend la vieille femme, la gestion d’un domaine aussi vaste peut être un vrai défi. Peut-être devriez-vous envisager de profiter de la présence d’une si jolie jeune femme… Mademoiselle Whitmore s’avère multitâche et talentueuse à bien des égards, elle a fait des merveilles ce soir, n’est-ce pas ? Ces décorations de Noël apportent une touche si chaleureuse à la pierre !
— Et elle s’avère très charmante, commente Lord Pembroke d’un œil complice.
Pitié, aidez-moi. Le sous-entendu ne m’échappe pas. Il est direct et bourré de cette fausse politesse que j’abhorre. J’arque un sourcil, refusant de m’engager sur ce terrain glissant.
— Elle a été d’une grande aide pour l’organisation, c’est vrai, admets-je simplement, en détournant la conversation. Albert lui faisait confiance.
La mention du nom de mon père suffit à faire sourire les invités. Certains riotent, sans doute divertis par le changement radical de rang qu’il a octroyé sans véritable raison à l’une de ses employées.
— J’avoue que je suis curieuse… pourquoi une telle décision ? demande une dame en robe pourpre, le regard brillant de curiosité.
Me voilà donc cerné par les vautours en mal de ragots.
Un silence s’installe, et je sens leurs regards sur moi. Ils attendent une réponse, une justification. Mais je n’ai rien à leur dire. Acculé, j’improvise.
— Mon père a toujours EU le don de surprendre, me contenté-je simplement, un sourire forcé qui étire mes lèvres.
— Vous avez là une chance, Gabriel, enchaîne Lady Pembroke alors qu’elle pose une main légère sur mon bras. Il aurait pu choisir pire co-héritière. Vous savez, il n’y a pas que les affaires qui comptent…
Ou ne pas en choisir du tout…
Je retire mon bras de son emprise, cherchant.à éviter de répondre à cette insinuation déplacée. Mon sourire se crispe. Romy n’est pas un jeu, ni un sujet de conversation. Mais cela, ils ne peuvent pas le comprendre. Ces gens-là jugent tout, réduisent tout à des apparences, des statuts.
— Excusez-moi, je dois m’absenter un instant.
Je m’éclipse, mes pas lourds traversent le salon bondé de convives bavards. Le bureau de mon père m’appelle, comme un sanctuaire dans lequel je pourrai enfin respirer. Lorsque je pousse la porte, le silence m’accueille avec une familiarité réconfortante.
Cet endroit est resté figé, comme une capsule temporelle, remplie de souvenirs qui se heurtent à ma mémoire. Je m’approche du bureau en bois massif, mes doigts effleurent sa surface, comme pour y retrouver un ancrage. C’est ici que mon père prenait ses décisions, bien plus que dans les salons mondains. Un autre visage de l’homme que je ne connaissais pas si bien.
Mais mes pensées sont interrompues par une voix familière.
— Vous vous cachez ?
Je relève la tête brusquement. Romy est là, dans l’encadrement de la porte, un plateau en main. Elle avance, l’air serein. Il y a quelque chose d’apaisant dans son calme, quelque chose qui me déstabilise.
— Je prends une pause, répliqué-je, d’un ton froid.
Elle pose le plateau sur la table, puis me regarde avec insistance, comme si elle pouvait lire à travers mes failles. Sa quiétude m’agace autant qu’elle me fascine. Comment peut-elle être aussi à l’aise dans ce monde que je méprise tant ?
— Vous avez bien organisé la soirée, finis-je par briser le silence. Même Westlake semble sous le charme.
Elle sourit, presque amusée.
— Vous m’avez mis au défi. Je l’ai relevé. Je n’abandonne pas si facilement la partie, Gabriel.
Son prénom dans ma bouche relève d’une taquinerie qu’elle assume d’un sourire en coin. Je ne la reprends pas, désireux de juste profiter de ce break tant attendu.
Je hoche la tête, admiratif de la facilité avec laquelle elle semble s’être intégrée. Les invités ne cessent de lui faire des compliments. Ils la trouvent charmante, bien plus que moi. Ils voient en elle une extension de ce manoir, de ce passé. Une partie d’une histoire que je ne connais pas.
— Vous avez fait du bon travail, admets-je, presque à contrecœur.
— Un compliment de votre part ? Serait-ce possible ?
Son ton est léger, mais je sens qu’elle guette quelque chose. Une réaction, une faille peut-être. Je me redresse, prêt à garder ma distance.
— Ne vous y habituez pas, lancé-je en me détournant.
Mais au moment où je bouge, nous nous décalons tous deux en même temps. L’espace entre nous se réduit si vite que je me retrouve plus proche d’elle que prévu, presque à la frôler. Je sens son parfum délicat, discret, mais envoûtant. Pendant une seconde, ni l’un ni l’autre ne bouge. Ce n’est pas prémédité, c’est une maladresse partagée, mais cette proximité inattendue fait palpiter l’air qui nous entoure. Mes yeux croisent les siens, surpris de me retrouver aussi proche, presque à pouvoir toucher sa peau. Je me fige un instant, avant de me reculer brusquement, sentant mon cœur s’accélérer malgré moi.
Pourtant, je refuse de reculer. Elle aussi reste immobile, comme si aucun de nous ne voulait être le premier à admettre cette proximité. Le silence qui s’installe devient presque palpable, étouffant. C’est vrai qu’elle est sublime. Mon ego hurle à la révolte, mais face à ses grands yeux clairs ornés de longs cils, je me sens comme hypnotisé. Adieu amour propre, quand je coule un regard sur sa robe verte qui joue avec le brillant de la soie et la délicatesse de la dentelle, jusque dans son décolleté plongeant, qui me donne le vertige. Sans compter de l’aperçu délicieux qu’il laisse entrevoir. Je me ressaisis, reviens à ses iris d’un bleu gris sidérant. Je ne suis pas ici pour me distraire. Je vois qu’elle cherche à comprendre quelque chose, à percer la carapace que j’ai mis des années à construire.
— Pourquoi fuir ce monde, Gabriel ? souffle-t-elle doucement.
Sa voix est posée, mais il y a une pointe de curiosité sincère. Et pendant une fraction de seconde, je sens que ma façade vacille. Ses mots me touchent d’une manière imprévue.
Je serre les mâchoires, et je refuse de céder. Pourtant, quelque chose en moi me pousse à répondre. C’est une sensation étrange, presque déstabilisante, comme si elle avait vu en moi ce que je m’efforce de cacher.
— Parce qu’il n’a jamais été le mien, lâché-je enfin, plus pour moi-même que pour elle.
Elle ne répond rien, mais son regard reste rivé au mien. Quelques secondes suspendues s’écoulent. Elle sait. Elle comprend, je crois. Mais elle ne dit rien, elle ne m’accable pas de ses jugements.
Je me recule légèrement, désireux de briser cette proximité dérangeante. Elle aussi fait un pas en arrière avant de détourner le regard.
— Vous étiez vraiment attachée à lui, conclus-je, pour changer de sujet, non sans maladresse.
Elle me fixe, surprise par l’aveu. Un léger tremblement passe sur ses lèvres avant qu’elle ne hoche la tête.
— Plus que vous ne l’imaginez, murmure-t-elle.
Cette fois, c’est à mon tour d’être surpris. Je n’avais jamais envisagé que Romy puisse avoir un lien aussi fort avec mon père. Mais en cet instant, je vois quelque chose dans ses yeux que je ne peux plus ignorer. Elle n’était pas juste une employée. Pas pour lui.
Un silence lourd retombe entre nous, chargé de non-dits, de vérités que nous ne voulons pas admettre. La tension est palpable, mais aucun de nous ne fait le premier pas pour la dissiper.
Enfin, elle se détourne et reprend le plateau.
— Je vais retourner dans la salle, dit-elle, sa voix soudain plus distante.
Je la regarde s’éloigner, et réalise que cette conversation n’a rien changé à notre situation. Nous sommes toujours en désaccord, toujours sur des trajectoires opposées. Mais quelque chose, une fissure peut-être, s’est ouvert. Un espace fragile où ni elle ni moi ne voulons nous aventurer.
Je reste seul dans la pièce, son parfum flotte encore autour de moi, empreint d’une proximité qui, quelques instants plus tôt, semblait presque irréelle, indécente, même. La soirée a été un véritable challenge pour moi. Et ce que j’en retiens, c’est la façon dont les autres la regardent, le crédit qu’ils lui accordent. Elle n’était pas juste une employée. Ils la respectent, l’estiment, bien plus que je ne l’avais anticipé.
Et malgré cela, nous restons des rivaux, indubitablement. Nous aspirons à deux issues contraires. Tout en moi se refuse à l’admettre, mais j’ai pourtant l’intuition que les choses ne seront pas aussi simples que je l’avais prévu.
CHAPITRE 10 – Romy
Ce matin-là, alors que je classe des documents dans le salon, trois coups nets résonnent à la porte d’entrée, interrompant mon élan. En ouvrant, je découvre un homme d’une cinquantaine d’années, costume impeccable et visage impassible.
— Mademoiselle Whitmore ? Je suis Mr. Peters, mandaté par le notaire pour une visite de contrôle. L’objectif est de vérifier la bonne application des conditions de cohabitation stipulées par le testament de feu Monsieur le duc, Albert Lancaster.
Je reste un instant sans voix. Gabriel, installé plus loin, relève la tête, intrigué.
— Mr. Peters, répète Gabriel en s’approchant. Loin de moi l’idée de manquer de courtoisie, mais mon père a donc trouvé utile de… nous surveiller ?
L’homme sort un carnet avec la froideur mécanique d’un huissier.
— Il s’agit simplement de s’assurer que l’héritage est accordé sous réserve de bonnes conditions de cohabitation, répond-il avec aplomb. Cela ne prendra que quelques instants.
Gabriel et moi échangeons un regard, légèrement agacés mais presque amusés par l’absurdité de la situation.
— Et que voulez-vous vérifier, au juste ? demande Gabriel, bras croisés.
Peters, déjà dans l’entrée, prend un air neutre avant d’expliquer :
— Il s’agit simplement de constater que vous résidez bien ici, tous les deux. Je vais vérifier vos espaces personnels, la cuisine, les chambres, et… quelques détails. Rien d’intrusif.
Sans nous laisser le choix, il s’avance vers la cuisine. Ses yeux inspectent chaque recoin, des tasses dans l’évier aux placards remplis d’ingrédients divers, et je me retiens d’émettre le moindre commentaire. Je le suis comme une ombre, Gabriel en retrait, apparemment trop occupé à lever les yeux au ciel. Le contrôle continue, méthodique et presque déplaisant, comme s’il passait au peigne fin la moindre trace de nos vies.
Peters inspecte même la salle de bain attenante à ma chambre, où il prend soin de remarquer ma brosse à dents et mes flacons de produits sur l’étagère. Il note quelque chose dans son carnet. C’est aberrant.
— Vous souhaitez passer nos draps au filtre UV, aussi ? lui demandé-je avec humour.
Humour qu’il ne reçoit pas, rigide dans son costume. Gabriel, lui, en rigole.
Quand il passe devant l’armoire de ce dernier, je remarque le regard attentif qu’il pose sur les chemises soigneusement rangées, puis sur les quelques affaires personnelles, comme un exemplaire usé de L’Art de la Guerre, laissé en évidence. Chaque pièce devient un indice supposé prouver notre présence ici.
De retour dans le salon, il nous adresse un salut sec et ajoute :
— Merci pour votre patience. Tout semble en ordre pour le moment.
Puis, sans un mot de plus, il range son carnet et s’en va, nous laissant un peu sonnés par cette intrusion.
Gabriel, une fois la porte refermée, croise les bras et soupire.
— Voilà qu’on doit prouver que l’on vit ensemble… J’imagine que mon père s’amuse bien de là où il est.
J’éclate de rire malgré moi, aussi étonnée qu’amusée par son air ahuri. Je me demande quelle sera la prochaine étape de cette expérience sans queue ni tête.
Le vent froid de décembre s’insinue à travers les fenêtres mal ajustées du manoir, mais je m’y suis habituée. En hiver, vivre ici sans d’énormes pulls en laine est inconcevable. Malgré la chaleur qui émane de la cheminée, l’humidité s’accroche aux pierres anciennes, et l’isolation reste aléatoire. Cette année, le froid semble plus mordant, sans doute à cause du vide laissé par Albert, remplacé par Gabriel et sa lutte acharnée pour me convaincre de vendre. Il ne baisse jamais la garde. Chacune de nos conversations, même les plus légères, finit toujours par revenir sur cette obsession de la vente. Que cherche-t-il réellement à protéger ?
Je me demande parfois si Gabriel ressent quelque chose pour ce manoir, ou s’il le voit juste comme une charge. Pour moi, cet endroit est bien plus qu’une simple bâtisse. Il représente un foyer, des souvenirs, une stabilité que je n’aurais jamais cru trouver ailleurs. Albert le savait.
C’est lui qui m’a poussée à suivre ces cours de communication animale. « Tu as un lien spécial avec Max », m’a-t-il dit un jour, un sourire complice aux lèvres. C’est ici, à Rosebury, que j’ai rencontré Sarah Pendleton, une experte reconnue mondialement dans ce domaine. Ses cours sont hors de prix, mais Albert, avec sa générosité habituelle, a tout financé. Ce geste a tout changé pour moi, ouvrant des portes vers un monde plus spirituel, plus profond, où la connexion avec les animaux devient un langage à part entière.
Je doute que Gabriel puisse comprendre ce genre de choses. Pour lui, tout semble se résumer à du profit et de la stratégie. Pourtant, je ne peux m’empêcher de penser que son acharnement à vendre ce lieu cache autre chose. Une douleur, peut-être. Un passé qu’il Mes pensées vagabondent tandis que je range quelques affaires dans le bureau d’Albert. Cet homme a été plus qu’un employeur pour moi, il a été un pilier, un membre de la famille, bien plus encore que ceux auxquels je suis liée par le sang. Chaque objet ici raconte une histoire, chaque livre, chaque tableau, et même l’odeur des meubles en bois ciré semble porter une part de lui.
Mon regard parcourt la pièce, se nourrit des souvenirs, s’imprègne de l’atmosphère, un sourire nostalgique s’immisce sur mes lèvres. Au même moment, mes yeux se posent sur une petite boîte en bois, discrètement nichée sur une étagère. Elle a toujours été là, camouflée parmi les bibelots et les livres, mais aussi curieux que cela puisse paraître,, je n’y ai jamais prêté attention avant. Aujourd’hui, quelque chose m’attire vers elle. Peut-être est-ce parce que je passe plus de temps ici, dans ce bureau où tout rappelle la présence d’Albert. Ou peut-être est-ce une simple intuition, un besoin d’aller au-delà des apparences, de creuser plus en profondeur dans la mémoire qui hante ces lieux.
Je prends la boîte entre mes mains, consciente du poids symbolique qu’elle pourrait représenter. Son bois est lisse, patiné par le temps. Mon pouce glisse sur le fermoir, et je l’ouvre en douceur, presque religieusement. À l’intérieur, une pile de lettres pliées avec soin repose, comme un secret bien gardé.
Je reconnais aussitôt l’écriture sur les enveloppes, élégante, presque formelle : celle d’Albert. Mon cœur rate un battement en découvrant que chaque lettre est adressée à… Gabriel. Je m’abstiens d’en lire davantage, ça ne me regarde pas. Le malaise me gagne.
Pourquoi ces lettres n’ont-elles jamais été envoyées ? Pourquoi Albert les a-t-il écrites mais jamais remises à son fils ?
Une étrange tension monte en moi. Ce que je tiens dans mes mains, ce sont des fragments d’une relation qui m’échappe, des bribes d’un dialogue qui n’a jamais eu lieu. L’idée qu’Albert, cet homme si sage et si sûr de lui, ait pu être pris dans le piège de ses propres silences me bouleverse. Mon esprit se bouscule. Ce père et ce fils, que tout semble avoir séparés, ont-ils été à ce point étrangers l’un à l’autre que même les mots écrits ont été tus ?
Je cède à la curiosité, bouffée malgré tout par la honte, et saisis une des lettres. Mes doigts tremblent légèrement, une sorte de respect mêlé à de la crainte me traverse. Je la déroule avec précaution, comme si ce simple geste pouvait réveiller des fantômes. En même temps, une chaleur familière s’installe dans ma poitrine, un écho de la présence d’Albert, comme s’il était là, dans la pièce, en train de veiller sur ce moment.
En découvrant les premières lignes, je ressens une profonde émotion. Le ton d’Albert n’est pas celui que j’attendais. Il n’a rien de l’aristocrate distant ou du patron bienveillant mais réservé. Il est intime, vulnérable. Je n’avais jamais imaginé que le défunt duc puisse se dévoiler ainsi à travers des mots si chargés d’émotion.
« Gabriel, mon fils, je sais que je t’ai laissé croire que tu n’avais pas d’importance à mes yeux. Mais c’est faux. Si tu savais comme je regrette ces années perdues… »
Ces mots sont un coup en plein cœur. Mon souffle se bloque, comme si ces regrets venaient jusqu’à moi. Je sens la douleur dans chaque syllabe, la culpabilité d’Albert qui suinte entre les lignes. Comment avait-il pu garder tout cela pour lui ? Pourquoi avoir attendu que son fils soit si loin pour écrire ce qu’il n’a jamais pu dire ?
Je continue à lire, chaque mot me pèse un peu plus. Albert parle de son incapacité à montrer son amour, du silence qu’il a utilisé comme bouclier, pour se protéger de ses propres peurs, de ses faiblesses. Il admet ses erreurs de père, ces moments où il aurait dû être là pour son fils, mais où il a échoué.
« Je t’ai vu partir, et je n’ai rien fait pour te retenir. Aujourd’hui, je le regrette plus que tout. Je ne sais pas comment te le dire en face, alors je l’écris, même si ces mots ne te parviendront peut-être jamais. »
Un nœud se forme dans ma gorge. C’est une confession silencieuse, une tentative maladroite d’Albert pour se réconcilier avec lui-même, mais aussi avec Gabriel. Le savoir à ce point rongé par les regrets me bouleverse. L’homme que j’ai connu, celui qui m’a témoigné tant de bonté, portait en lui des blessures plus profondes que je ne l’aurais cru.
Je passe à une autre lettre, le cœur lourd. Chaque missive semble révéler un peu plus du père qu’Albert aurait voulu être, mais qu’il n’a jamais su devenir. Il parle de son désir de réparer, de tisser des liens, mais il avoue aussi sa peur : peur que Gabriel ne le rejette, peur qu’il ne soit trop tard.
« Je t’écris avec l’espoir que, peut-être, un jour, nous pourrons avoir cette conversation en personne. Que je pourrai te dire tout ce que j’ai enfermé en moi depuis trop longtemps. Je n’aurais jamais dû te forcer la main quant à ton avenir, je comprends aujourd’hui que tu aies eu besoin de fuir… il m’a fallu du temps, et ce temps s’est transformé en un ciment qui nous fige. »
Je m’arrête.
Ces lettres sont un trésor, le témoignage d’un amour maladroit, un amour qui n’a jamais su trouver sa voie. Je ressens une tristesse profonde pour ces deux hommes, coincés dans des rôles qu’ils n’ont pas su dépasser. Gabriel, l’enfant en quête d’un père, et Albert, le père incapable de combler cette attente.
Un sentiment de responsabilité m’envahit.
Je ne peux pas garder ces lettres pour moi. Gabriel mérite de savoir, de comprendre que son père n’était pas cet homme froid et distant qu’il imagine. Il mérite de lire ces mots, même si c’est trop tard pour les réconcilier. Peut-être que ces missives pourraient apaiser une partie de sa colère, ou au moins lui offrir une autre perspective sur celui qu’il a si longtemps détesté.
Je prends une grande inspiration. Le poids de ces révélations me submerge, mais le désir de faire ce qui est juste prend le pas sur l’émotion. Gabriel doit lire ces lettres. Il doit savoir.
Je me lève, les courriers serrés contre moi, et me dirige vers le salon.
Gabriel est assis devant la cheminée, un verre de whisky à la main. L’ombre des flammes danse sur son visage, qui trahit une fatigue mal dissimulé et une expression tendue. Il ne semble pas remarquer ma présence sur le coup. Je m’approche à pas de loups, sans savoir comment le lui annoncer.
— J’ai trouvé ça dans le bureau de votre père. Ce sont des lettres qu’il vous a écrites. Il ne vous les a jamais envoyées.
Gabriel lève les yeux vers moi, surpris. Son regard passe des lettres à mon visage avec une hésitation palpable. Il repose son verre et prend les enveloppes, l’air dubitatif.
— Pourquoi maintenant ? lâche-t-il d’une voix rauque, presque sur la défensive.
Je sens la tension monter d’un cran. Ses yeux se posent sur moi, méfiants. C’est comme s’il cherchait à comprendre mes intentions, à découvrir la faille dans mes motivations. Je respire en profondeur et cherche les mots justes pour apaiser le tourbillon d’émotions que je perçois en lui.
— Parce que je viens juste de les découvrir, murmuré-je, hésitant un instant avant de reprendre : Je pense qu’il n’a jamais trouvé le courage de vous les envoyer… mais ces lettres sont importantes. Ce sont ses mots, Gabriel. Peut-être que vous devriez les lire.
Un silence pesant retombe dans la pièce. Gabriel fixe les enveloppes avec une sorte de nervosité qu’il tente de dissimuler, comme si ce qu’elles contiennent pouvait bouleverser l’image qu’il se fait de son père… ou de lui-même. Ses traits se durcissent, mais je devine, sous la surface, une lutte intérieure bien plus complexe.
Finalement, il se lève d’un bond, avec un mouvement presque mécanique. Il commence à faire les cent pas dans la pièce, ses pas lourds résonnent sur le parquet. Je reste immobile, suis du regard chacun de ses mouvements, non sans percevoir la tension qui vibre dans l’air entre nous. Il prend une des lettres, l’ouvre avec précipitation et parcourt les premières lignes.
Je l’observe en silence, le cœur serré. Ses sourcils se froncent, son regard devient fuyant. Après quelques secondes, il referme l’enveloppe sans douceur, comme si le poids des mots d’Albert était trop lourd à supporter d’un seul coup. Il serre la mâchoire et fixe un point invisible dans la pièce, la lettre toujours en main.
— Pourquoi ? murmure-t-il enfin, plus pour lui-même que pour moi. Pourquoi est-ce qu’il m’a écrit au lieu de me parler face à face ?
Sa voix est presque étouffée, brisée par une émotion qu’il tente de contenir. Je n’ai jamais vu Gabriel dans cet état, lui qui se montre toujours si contrôlé, si distant. C’est comme si les fondations sur lesquelles il avait bâti sa rancœur s’effondraient, fragilisées par la vérité que ces lettres révèlent.
— Je ne sais pas, Gabriel… Mais il a essayé, à sa manière, dis-je avec douceur. Peut-être qu’il ne savait pas comment vous parler, peut-être qu’il avait trop peur que vous ne le rejetiez. Mais ça ne change rien à ce qu’il ressentait.
Gabriel se fige, les épaules tendues. Il reste un instant silencieux, puis se tourne vers moi, ses yeux brûlants d’un mélange de colère et de confusion.
— Et qu’est-ce que vous attendez de moi ? Que je pardonne un homme qui m’a laissé partir sans un mot ? Qui a préféré me parler par lettres qu’il n’a même pas eu le courage de m’envoyer ?
Sa voix tremble un peu, et je comprends à quel point cette confrontation avec le passé est douloureuse pour lui. Mais je reste calme, refusant de céder à la dureté de ses mots.
— Je n’attends rien de vous, Gabriel. Ce n’est pas à moi de vous dire quoi faire. Mais je pense que vous avez le droit de savoir, le droit de lire ce qu’il n’a jamais osé vous dire en face.
Il me regarde, son regard se fait plus intense, presque perçant. Pendant une fraction de seconde, je crois apercevoir une lueur de vulnérabilité dans ses yeux. Une vulnérabilité qu’il s’empresse de dissimuler derrière une apparaente froideur.
— Vous ne savez rien de lui, Romy. Rien de ce qu’il a été pour moi. Vous n’étiez qu’une employée.
La violence de ses mots me frappe, mais je refuse de flancher. Je reconnais trop bien le masque de la rancœur. Il projette sur moi la rage qui bout en lui, les remords qui le dévorent. Je serre les poings discrètement, ancrée dans ma propre vérité.
— Peut-être… Mais il a été bien plus pour moi que cela. Il a été un ami, une personne qui m’a tendu la main quand j’en avais besoin. Alber n’était peut-être pas parfait, mais il essayait de faire de son mieux, à sa manière.
Je ne baisse pas les yeux, et je crois qu’il perçoit la sincérité dans ma voix, car son expression change de manière presque imperceptible. Les traits de son visage se détendent légèrement, mais la tension reste palpable.
— Quoi qu’il ait été pour vous, cela n’efface pas ce qu’il n’a jamais été pour moi, souffle-t-il, la voix plus basse, presque résignée.
Un long silence s’installe, lourd de sens, tandis que Gabriel contemple les lettres, toujours entre ses doigts. Je vois la lutte en lui, celle de l’homme qui a bâti des murs autour de lui pour se protéger des déceptions, et celle de l’enfant qui a, malgré tout, désiré l’amour et la reconnaissance de son père.
Je m’approche un peu, réduisant la distance entre nous. Sans le vouloir, je franchis un espace qui, jusqu’à maintenant, nous a toujours séparés. Mon bras effleure le sien. C’est un contact presque imperceptible, mais suffisant pour créer une onde de choc invisible entre nous. Mon cœur bat plus vite, mais je reste là, proche, sans rien dire, sans reculer.
Gabriel reste figé un instant, surpris par cette proximité inattendue. Je sens son souffle irrégulier, et pendant un moment, l’air semble s’électrifier autour de nous. Nous sommes là, trop proches, trop vulnérables l’un face à l’autre. Pourtant, ni lui ni moi n’esquissons le moindre geste pour nous éloigner.
Puis, d’un mouvement brusque, il se détourne, et remet une distance glaciale entre nous.
— Peu importe, lâche-t-il avec amertume. Ces lettres ne changeront rien. Elles ne compenseront pas ces années perdues.
Je l’observe s’éloigner de quelques pas, le dos raide, les mains crispées autour des enveloppes qu’il tient toujours. Je sens que quelque chose vient de se briser, ou peut-être de se révéler. Un espace fragile s’est ouvert entre nous, un espace que ni lui ni moi ne voulons explorer.
Je hoche lentement la tête, acceptant que ce moment, aussi intense soit-il, ne résoudra rien pour l’instant. Mais je sais, au fond de moi, que ces lettres ont semé quelque chose. Peut-être une graine de doute, ou un début de compréhension. En revanche, j’ai aussi conscience que pour germer, elle aura besoin de temps, et ce temps, Gabriel refuse de se l’accorder.
— Je vais vous laisser, m’excusé-je d’une voix polie, mais distante.
Il ne répond pas, le regard perdu dans un tourbillon d’émotions qu’il n’est pas prêt à affronter.
Alors que je m’éloigne, soucieuse de lui offrir l’intimité dont il a besoin sans oser le demander. Le silence retombe dans la pièce. Derrière moi, Gabriel reste seul avec les lettres d’un père qu’il n’a jamais vraiment connu.