La brise glacée fait virevolter des mèches de mes cheveux. Les ténèbres nous engloutissent. Le froid me fige, je ne parviens pas à m’y habituer. Le Sud et son climat me manquent beaucoup, d’autant que je n’ai pu emporter que le strict minimum en termes d’affaires personnelles, lorsque j’ai dû m’enfuir. Une petite polaire noire à capuche sur le dos, un bonnet, des gants… mais l’humidité ambiante prend le dessus.

Assise sur un rocher, je fixe les flammes qui dansent devant mes yeux. Ce spectacle m’hypnotise presque, il m’emporte vers des pensées bien lointaines, et cependant trop présentes pour que je n’arrive à m’en défaire.

— Tu dois manger quelque chose, Eden…

La voix d’Henry n’est qu’un murmure impuissant. La faim a beau me tordre les boyaux, je ne parviens pas à avaler quoi que ce soit. Chaque fois que je tente, je vomis tout, écœurée par ce monde et par ce que j’y suis devenue. Un pantin juste bon à tuer. Le sang de plus de deux cents innocents macule mes mains si pâles. Le plus dur à avaler, c’est cette fierté que j’éprouvais lors de chacun de ces actes, parce que j’étais persuadée d’agir pour le bien du pays. Chaque vie que j’ai prise n’était alors qu’un serment de plus fait sur l’autel d’une nation qui prônait la paix et la justice.

Foutaises…

Tout s’est effondré. Tout ce en quoi je croyais depuis dix ans, et surtout, tout ce qui pouvait justifier mes agissements vient de prendre fin sous mes yeux. Je n’ai plus de rôle à jouer dans cette macabre mise en scène. Je ne suis plus personne. Je n’ai plus de raison de vivre. Plus rien ne me raccroche à ce monde qui m’a foutue en l’air. Je ne suis plus qu’une traîtresse, une meurtrière, un danger pour chacun. Je ne mérite ni pardon ni seconde chance.

Cela fait plusieurs semaines que nous nous sommes rĂ©fugiĂ©s dans le Grand Nord. Par mesure de sĂ©curitĂ©, nous nous sommes enfoncĂ©s Ă  plusieurs kilomètres de distance de la partie habitĂ©e. Si Henry pense qu’il faut avancer pour fuir le risque d’être repĂ©rĂ©s par le GUN, j’apprĂ©hende d’éventuelles rencontres si l’on progresse dans les bois. Ceux que j’ai trahis me tueront sans Ă©gard. De plus, la partie inhabitĂ©e et trop mĂ©connue de Gemma peut cacher bien des surprises. Qui vit ici ? Quelles espèces ? De dangereux prĂ©dateurs ? Tout s’avère possible.

Quelques nuits plus tôt, je me suis réveillée en sursaut, faisant face à une sorte de coyote appâté par l’odeur de la conserve vide laissée près du feu. Le corps efflanqué et les yeux globuleux, l’animal a simplement pris la fuite lorsque j’ai fait du bruit. Jamais auparavant je n’ai eu vent de l’existence d’un tel mammifère. Son pelage long et doré n’a pas d’équivalence parmi les espèces déjà recensées. Depuis, je reste sur mes gardes. Chaque nuit, le sommeil devient de plus en plus compliqué, en dépit de mon état de fatigue qui empire. Les nuits, les jours, tout se mélange dans la pénombre, les bruits alentour sont nombreux, inquiétants aussi. On en arrive à se demander si l’on n’est pas fou, s’il ne s’agit pas de notre imagination qui déraille, ou d’une paranoïa naissante.

Aucun des travaux d’étude du GUN n’a Ă©tĂ© rendu public. Garder le peuple dans l’ignorance, et si c’était volontaire… ? Bon nombre de dictatures s’appuient sur le contrĂ´le des informations pour rĂ©gner.

Je frissonne. Seuls les feux de camp nous apportent un peu de chaleur. Évidemment, en allumant ces foyers chaque soir pour se nourrir, on prend le risque de se faire repérer par le GUN. Mais impossible de survivre sans cela. Le froid nous tuera à petit feu, autrement.

De toute façon, je me sens dĂ©jĂ  morte, entièrement vidĂ©e. Les ressources que j’ai emportĂ©es le jour de ma fuite sont quasiment Ă©puisĂ©es. TĂ´t ou tard, nous n’aurons d’autre choix que de partir chercher de quoi nous alimenter dans la partie habitĂ©e. Mes yeux se sont doucement habituĂ©s Ă  cette vie nocturne. Les Ă©toiles Ă©clairent lĂ©gèrement la noirceur du Nord et deviennent des alliĂ©es quotidiennes pour Ă©voluer sur ce terrain. Par chance, l’expĂ©rience militaire d’Henry fait de lui un homme parĂ© Ă  toute Ă©preuve ; il ne se dĂ©place jamais sans un pseudo kit de survie au fond de son sac Ă  dos. Parmi ce micmac essentiel, une lampe de poche, des pansements et compresses, un dĂ©sinfectant, une boĂ®te d’allumettes et quelques poches de nourriture dĂ©shydratĂ©e.

Je tremble, en dépit de la douceur des flammes. Je lutte contre la douleur qui a élu domicile au creux de mes entrailles. Henry me tend une conserve de légumes à peine réchauffée ainsi qu’un bout de bois en guise de cuillère.

Je relève mon regard perdu vers lui, puis secoue la tête.

— Tu ne tiendras pas le coup si tu ne prends pas de forces…

Et si je ne voulais pas tenir le coup, justement ? Si j’en avais juste marre… ?

Cela fait des semaines qu’on vit comme des scĂ©lĂ©rats, abandonnĂ©s par un gouvernement pour lequel on se serait sacrifiĂ©s, hier encore. Au fil des jours, notre avenir incertain devient de plus en plus pesant. Aucune de nos options n’est sans risque : soit on se contente de rester ici jusqu’à mourir de faim, de froid, ou entre les crocs de prĂ©dateurs, soit on avance, avec l’éventualitĂ© de subir la vengeance des rebelles qui nous prĂ©cèdent. Dernière possibilitĂ© : on revient en zone habitĂ©e, mais le GUN se fera un plaisir de nous tuer pour l’exemple.

Je n’en peux plus. Je suis à bout, mon corps lâche, mon courage s’enfuit.

Soudain, je m’effondre. Je me laisse submerger par l’amertume et les remords qui me rongent depuis l’attaque du siège. Je ne fais pas le poids face à l’aigreur de mes larmes. Le visage caché entre mes mains, je les laisse gagner la bataille. Sans doute impuissant face à cet aveu de faiblesse, Henry ne bouge pas d’un millimètre. Les sanglots n’atténuent pas la douleur. Je ne suis plus que l’ombre de moi-même, un corps déserté par la vie. Ballotée entre la honte de ma trahison et mes conditions de vie devenues exécrables, je plie sous une montagne de regrets devenus insurmontables.

Personne ne me pardonnera. Jamais.

Je les ai tous livrĂ©s sur un plateau d’argent au gouvernement, en bon petit soldat que j’étais. Ah, je peux me sentir fière d’avoir rempli ma mission ! Je me dĂ©goĂ»te. Il y a eu des morts parmi les rebelles. Songer au groupe me bouleverse. Ces Ă©trangers devenus mes alliĂ©s au fil du temps, des amis. Ils m’ont ouvert les yeux sur la rĂ©alitĂ© de Gemma, sur le visage cachĂ© du gouvernement. Et en retour, je les ai vendus Ă  des tortionnaires.

Mon estomac se tord, mais ce n’est plus la faim. Plutôt la honte. Les regrets. Le dégoût profond que j’éprouve en me figurant le monstre que je suis devenue entre les mains expertes du GUN. La nausée n’a pas besoin que je m’alimente pour me rappeler mes erreurs, ces choix que j’ai faits il y a des semaines, presque des mois. Le temps n’y fait rien, la douleur ne diminue pas. Pire, elle me ronge comme un cancer.

L’idée de quitter ce monde a déjà plusieurs fois effleuré mon esprit, mais mon tempérament de soldat m’en empêche. Je dois vivre avec mon fardeau, assumer mes actes et non pas m’enfuir en courant vers la mort. Ce serait trop facile.

Je ne sursaute pas lorsqu’un bras musclé entoure mes épaules tremblantes. Pour qu’Henry en arrive à un tel geste, c’est que le désespoir le gagne, lui aussi. Les démonstrations d’affection ne sont pas son genre. Pas plus que le mien. Cet ex-marine garde de son passé une fierté à toute épreuve. Mais la relation que nous entretenons lui et moi l’a fait changer au fil des années. Et en de rares instants, il lui arrive de laisser tomber le masque et de montrer un visage paternel, tel que je me le représente aujourd’hui.

Je n’avais que dix-sept ans lorsque je suis arrivée sur Gemma. Je n’avais plus de repères. On l’a chargé de veiller sur moi. Plus qu’une mission, c’est devenu sa principale raison d’avancer dans ce monde où plus rien ne l’attendait. De mon côté, il est rapidement devenu mon pilier ici. Et dans les rares cas où il m’est arrivé de flancher, il m’a prêté son épaule. Deux timides, peu expressifs, mais sincères. Deux destins qui se sont croisés le jour où Gemma est devenue notre nouvelle maison, pour ne plus s’éloigner.

— Je sais que c’est dur, murmure-t-il sur le haut de mon crâne. Mais on s’en sortira, fais-moi confiance… et sois certaine d’une chose : je ne te laisserai pas attendre la mort sans rien faire.

Qui mieux qu’Henry pour comprendre l’état dans lequel je me trouve ? Ces fantĂ´mes, cette honte, cette dĂ©tresse. Lui aussi a servi ce foutu gouvernement, il a transmis les ordres, nommĂ© les personnes Ă  abattre. Ses mains ne sont pas plus blanches que les miennes. Son passĂ© de militaire lui permet sans doute de mieux tenir le cap. Il a vu tant d’horreurs dans sa vie qu’une de plus ou de moins ne changera pas la donne.

Je me love dans ses bras et enfouis ma tête contre son épaule. Henry m’entoure de son second bras, comme pour me rappeler que je ne suis pas seule. Il ne me laissera pas tomber. Il est tout ce qu’il me reste.

L’unique habitant de cette planète à ne pas vouloir ma mort.

— Tu es une battante, Eden. Je sais qu’il te faudra du temps pour digĂ©rer tout ça, mais tu y arriveras.

Emmitouflée dans ses bras, je ferme les paupières. J’inspire un grand coup, savourant cette chance de pouvoir compter sur lui. Pour la première fois depuis plusieurs jours, j’ose poser des mots sur ma douleur.

— J’ai tuĂ© des innocents…

Henry se recule de quelques centimètres pour s’adresser à moi. Il fronce les sourcils et hoche la tête.

— Ă‡a, tu n’en sais rien, alors ne tente pas de t’en convaincre, ça ne t’aidera pas. Et de toute façon, les responsables, ce sont eux, pas toi. Ils t’ont utilisĂ©e… Tu as fait le sale boulot Ă  leur place.

— Tu… le savais… ?

De nouveau, il hoche la tĂŞte, lentement.

— J’avais des doutes moi aussi. Lorsque tu m’as parlĂ© du cas de Sarah Thorgard, cela n’a fait que les appuyer. J’ai enquĂŞtĂ© de mon cĂ´tĂ©, en mĂŞme temps que tu dĂ©couvrais toi aussi l’envers du dĂ©cor. Nous avancions sur la mĂŞme piste, chacun de notre cĂ´tĂ©. Tu as agi en Ă©coutant ton cĹ“ur. Je ne te le reprocherai jamais.

Un silence glacé vient prendre place tandis que j’étudie les prunelles rassurantes de mon entraîneur. Lorsque celles-ci se troublent, mon cœur vacille.

— Et j’en suis tellement dĂ©solé…, laisse-t-il Ă©chapper.

Pour la première fois en dix ans, je découvre une faille dans son bouclier blindé. Ce soir, il baisse les armes. Plus de faux-semblants. Une grimace se dessine sur ses lèvres, sans doute sa façon à lui de ne pas pleurer.

Un Marine, ça ne pleure pas.

C’est alors qu’un craquement retentit non loin de nous. Un bruit de bois piétiné.

Un animal ?

Aux aguets, je me redresse et extirpe mon revolver de ma ceinture. Je le pointe dans la pénombre devant nous. Un autre bruit. Henry me rejoint, les sens en alerte. Sous tension, nous balayons la forêt du regard. Rien à l’horizon.

Étrange.

Soudain, sous la lueur vacillante des flammes, un visage apparaît. Il ne m’est pas inconnu. De longs cheveux blonds, des yeux marqués de noir et des vêtements grunge.

Rudy.


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