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Happiness Palace – premiers chapitres

CHAPITRE 1

Ma tête. Cette douleur lancinante. Et cette sonnerie, répétitive, aiguë, et insensée. Tout sembla flou autour de moi lorsque mes paupières se rouvrirent, non sans un effort qui me parut surhumain. Elles étaient lourdes. Gonflées, aussi. Le bip incessant poursuivait son entreprise de démolition dans mes tympans, mais sa perception devenait plus claire. Un mur carrelé de blanc me faisait face. Soudain, je paniquai, quelque chose gênait ma respiration. Mon souffle se répercutait contre une barrière étouffante, humide et chaude. Un masque. Je respirai via un masque ! Je tentai de m’en défaire d’une main, l’objet devenant trop oppressant, mais quelqu’un intervint. Je relevai les yeux vers ce bourreau : un médecin au vu de sa tenue. Un hôpital. Comment avais-je atterri ici ? Comment… ?

Mes idées se paralysèrent et ma gorge s’obstrua. Je savais comment. Je refusais de le croire, et pourtant, mon corps endolori gisait sur ce lit médical. Je découvris plusieurs infirmières s’agitant tout autour de moi. Et ce bip-bip, bien que ralenti désormais, poursuivait sa mélodie dramatique et lancinante.

— N’essayez pas de l’enlever, Madame. Respirez calmement, tout va bien se passer.

Je luttai contre la main de cette femme en blouse blanche. Son teint hâlé et ses yeux noirs contrastaient avec la blancheur immaculée de tout le reste. Je tentai de rester consciente, mais je sentais au fond de moi que c’était perdu d’avance.

— Elle repart, Docteur !

Ce fut les derniers mots qui me parvinrent. Une seconde plus tard, ma vue se brouilla, mon cœur ralentit, et je retrouvai la douceur du néant.

* * *

Quelques heures plus tard.

— Madame Cooper, je sais que vous m’entendez. Nous allons avoir besoin de vous pour la suite. Je sais que ce n’est pas facile. Mais c’est la seule manière de mettre un terme à tout ceci.

La respiration difficile, je m’étais recroquevillée sur le côté le moins douloureux dans l’unique but de tourner le dos à mon visiteur. Cette femme semblait bien connaître le sujet, mais qu’importait. C’était trop tard pour moi, quoi qu’elle fasse, cela ne changerait rien. Personne ne pouvait  plus m’aider, pas même moi. L’assistante sociale que l’on m’avait envoyée tenta un dernier essai.

— Il faut déposer une plainte, Madame Cooper. C’est l’unique façon de l’empêcher de recommencer. 

Entre deux sanglots silencieux, je ris, amère, à bout. Non sans peine, je me tortillai pour regarder mon interlocutrice, droit dans les yeux. Mes côtes endolories me coupèrent le souffle un instant, je grimaçai, mais ne dis rien. La pire douleur n’était pas celle subie par mon corps.

— Vous voulez m’aider, vraiment ? lui lançai-je le regard plein de défi. Étouffez-moi ! 

La quinquagénaire en tailleur me dévisagea horrifiée. Je ne lâchai pas son regard, souhaitant lui faire comprendre une bonne fois pour toutes qu’il n’y avait plus personne à sauver dans cette pièce. Je lus un sentiment de peur, derrière les carreaux épais de ses lunettes. La compassion ou la pitié firent elles aussi leur apparition. Je grimaçai, dégoûtée par ce monde dont je ne voulais plus. D’une voix presque maternelle, l’assistance me jeta un regard empli de tristesse. Voilà qui me faisait une belle jambe. 

— Madame Cooper, nous avons un centre qui serait prêt à vous accueillir. Une place est sur le point de se libérer…

— Quand ? la coupai-je.

— Dans deux semaines, Madame.

Je ris. Je dus serrer mes côtes tant elles me blessaient. J’avais envie de pleurer, de crier et de me diriger vers cette fenêtre pour finir en beauté, par un saut de l’ange qui résumerait à merveille l’histoire de ma vie. Mais je ne pouvais pas bouger. À cause de lui. Et de toute façon, les soigneurs interviendraient avant que je n’atteigne ces barreaux. Je voulus me gratter le front, mais ma main se confronta à une compresse ; je m’estomaquai. Restait-il une seule parcelle de mon corps non recouverte de plaies, de bleus, de fractures ressoudées ou non ? À quoi bon réparer un jouet que l’enfant briserait à nouveau, maintes et maintes fois ? 

— Deux semaines, murmurai-je, lointaine.

— C’est tout ce que j’ai à l’heure actuelle. En attendant, je peux réserver cette place pour vous…

— Inutile, la coupai-je. À ce rythme, il n’y aura plus de Madame Cooper d’ici là. Laissez donc la place à quelqu’un dont la longévité s’annonce meilleure.

Ma remarque la fit taire définitivement. Cette pauvre femme ne faisait là que son métier, elle tentait de m’aider, mais le système ne l’aidait pas, elle, à faire les choses comme il faudrait. Le système n’aidait personne, certainement pas ceux qui en avaient le plus besoin. C’était ainsi depuis toujours, et rien ne viendrait changer la donne. C’était l’histoire de ma vie, en y repensant. J’avais toujours été en dehors des limites, trop originale pour les cases, trop différente pour y rentrer, et tant qu’à faire, toujours présente au mauvais endroit, au mauvais moment. Chacune des rencontres faites depuis dix ans n’avait été qu’un des nombreux maillons me poussant inexorablement vers cette fin, sombre et inéluctable. L’effet papillon, ironique et funeste, le rire moqueur d’un destin qui ne voulait pas de moi, voilà comment le mot « système » résonnait en moi. 

— Je suis désolée, Madame Cooper, souffla-t-elle en toute humilité. Je laisse ma carte sur votre chevet, il y a mon numéro dessus. C’est un numéro gratuit. N’hésitez pas à me contacter si vous changez d’avis.

Je hochai la tête par politesse, mais j’étais déjà loin. Je ne la regardai même pas quitter ma pièce, me laissant seule avec une infirmière qui surveillait mes constantes et les rapportait dans un dossier. Je soupirai, lasse, fatiguée de ce cirque interminable. 

— Vous ne souhaitez toujours pas que l’on contacte quelqu’un ? me demanda-t-elle d’une voix caressante.

Je déclinai, silencieuse. Qui pouvais-je bien prévenir ? Cliff avait pris soin d’éloigner de moi ce qu’il restait de ma famille au cours des huit années passées ensemble. J’avais coupé tous liens avec mon père, rendue idiote par l’amour que je portais à cet homme, trop jeune et trop naïve. Je ne l’avais pas même convié à notre mariage. Nous avions fait cela en cachette, emportés par une fougue dont je peine aujourd’hui à me souvenir. Depuis qu’il avait appris la nouvelle, six ans plus tôt, il refusait tout contact avec moi. Ma mère nous avait quittés lorsque je n’étais qu’une enfant, décimée par un foutu cancer détecté bien trop tard. Mon jeune frère, Xander, s’était enrôlé dans l’armée des États-Unis d’Amérique lors de son vingtième anniversaire. Il passait désormais le plus clair de son temps en mission à l’étranger. Et je préférais le garder loin de mes ennuis, de ma vie, et de Cliff. C’était ma manière de le protéger de tout ça. La seule chose que je pouvais encore contrôler dans mon existence : assurer mon rôle de sœur aînée en lui interdisant d’entrer dans ma vie.

L’infirmière quitta elle aussi les lieux après m’avoir indiqué le bouton qu’il me suffisait d’activer en cas de besoin. 

Je me retrouvais enfin seule. Seule face à moi-même, face à la réalité dramatique qui se jouait. Il me tuait à petit feu, et je n’avais aucune issue. Celui que j’avais autrefois aimé de toutes mes forces devenait désormais mon poison le plus mortel. Non content de diriger ma vie, il s’apprêtait aussi à décider de ma mort. Par chance, je ne l’avais pas vu depuis mon arrivée. De toute manière, je ne me rappelais pas de celle-ci. Souvent, je m’étais demandé comment nous en étions arrivés là. Je ne détenais pas la réponse. Un événement en entraînant un autre, j’imaginai qu’une série de choix et de consentements étaient à l’origine de cette chute vertigineuse. Mariés très jeunes, emportés par le désir de vivre ensemble, nous avions tout précipité. Cliff venait de reprendre l’entreprise familiale dans le bâtiment, et je l’aimais plus que de raison, comme toute jeune fille face à son premier amour. Je me voyais traverser le monde à ses côtés, affronter la vie d’adulte, porter ses enfants et vieillir à ses côtés. Et à cette époque, je crois que lui aussi partageait cet espoir. Cela semblait si loin désormais. La vie nous avait changés, faisant de mon époux l’ombre de lui-même, et de moi, son ombre à lui. Faible face à l’alcool, Cliff avait sombré rapidement. J’avais tout tenté pour le faire décrocher. Mais sans volonté de sa part, c’était peine perdue. Et l’effroyable se passa. Pour un mot de travers il m’octroya sa première gifle, violente et préméditée. Je pardonnai. Une fois, deux fois. Puis cela devint plus régulier. Toujours ce pardon, amoureuse en dépit de tout, éprise d’une relation toxique, mais dont je ne parvenais pas à m’échapper. La rêveuse enfouie au fond de moi espérait encore qu’un jour les choses reprendraient une tournure normale, que tout redeviendrat « comme avant ». Mais ce n’était que des foutaises. Le « comme avant » n’avait aucun sens. Personne ne faisait marche arrière, pas lorsque le vice devenait vital, plus encore que les sentiments. Chaque lendemain, il s’excusait, et me promettait qu’il changerait. Et cela marcha un temps, me laissant entrevoir une issue possible, un avenir plus doux. Mais lorsque son addiction lui fit perdre l’entreprise familiale, mon destin bascula avec le sien. Une chute assez lente pour me laisser le temps d’en admirer les conséquences, mais suffisamment rapide pour que je ne puisse m’agripper à rien pour me retenir.

Quelqu’un passa la porte de ma chambre, et je sursautai. Un médecin s’approcha de moi. Je reconnus le visage hâlé de ma sauveuse. Un sourire tendre sur des joues marquées par le temps, elle se présenta :

— Madame Cooper, bonjour. Je suis le Docteur Sanchez. 

— Bonjour, dis-je. Et merci…

Elle saisit le calepin mis à jour quelques minutes plus tôt par l’infirmière, et le lut attentivement. Elle le referma d’un coup, et le rangea sous sa manche, m’observant longuement.

— Bon. Commençons par le début. Vous souvenez-vous de votre arrivée dans mon service, ce matin ?

Je niais.

— Bien. Je vais vous l’expliquer, donc. Le service des urgences a reçu un appel des pompiers. Une jeune femme avait dévalé l’escalier de sa maison. Elle était inconsciente.

Ma mâchoire se serrait.

— L’homme ayant appelé, votre mari, a parlé d’un accident. 

Je ne dis rien. Que pouvais-je ajouter ? Mettre un nom sur ce qui se tramait ? Il faudrait ensuite que je témoigne devant la police, et je ne m’en sentais pas la force. Autant me jeter dans une fosse aux lions. Où que j’aille, Cliff me retrouverait. Et tôt ou tard, il me ferait payer mes paroles.

— Madame Cooper, nous savons toutes les deux qu’il ne s’agit pas d’une vulgaire chute. Il suffit de reprendre votre dossier médical… personne n’est maladroit au point d’accumuler autant « d’accidents ». 

— Où est mon mari ? la coupai-je.

— Il n’a pas souhaité venir dans l’ambulance. Je pense qu’il cherchait à se protéger… vu les circonstances.

Je ne répondis rien. Le docteur poursuivit.

— Vous avez eu de la chance, si je peux me permettre. Quelques côtes fêlées, un poignet cassé, le reste n’étant que des hématomes et quelques plaies superficielles. Cela aurait pu être bien pire.

Elle plongea ses iris noirs vers moi, attendant un geste de ma part, un mot qui traduirait une demande d’aide de ma part. Mais je ne fis rien. Je lus la déception sur son visage durant quelques secondes.

— Madame Cooper, je sais que vous avez refusé l’offre de l’assistante sociale… J’aurais peut-être une solution qui vous conviendrait mieux, vu l’urgence que représente votre situation.

Je détournai le regard, désabusée. 

— Une solution ? lâchai-je, amère.

Le docteur approuva de la tête. 

— Seriez-vous prête à l’entendre ?

— Dites toujours. Dans tous les cas, si je rentre chez moi, vous savez ce qui se passera. Dans le meilleur des cas, l’échéance sera simplement repoussée. Mais tôt ou tard, vous n’aurez plus besoin de m’aider…

Ma remarque fit mouche, une fois de plus. Je ne m’en sentais pas désolée. Je n’avais plus la force de prétendre que tout allait bien. J’étais coincée. 

— Bien. Je vais contacter la personne qui gère cet endroit. Il me semble qu’il lui reste une place. 

— Un centre d’accueil ?

— Un cadre familial.

Je ne comprenais pas où elle voulait en venir, mais qu’avais-je à perdre ? Le temps passé en sa compagnie équivalait à du temps en moins passé avec Cliff. L’hôpital devenait un refuge où, le temps de quelques examens, on me promettait le seul endroit où je ne risquais plus rien. Je respirai, doucement, calmement. Le docteur me sourit poliment et quitta la pièce en pianotant son bipeur.


CHAPITRE 2

Lorsque la porte de la petite chambre se rouvrit, un jeune homme au pas dynamique franchit le seuil. Les cheveux châtains coupés courts surplombés d’un épi naturel, des traits fins, un nez légèrement retroussé, il arborait une tenue verte, signe qu’il s’agissait d’un d’infirmier. Le sourire en coin, il ne semblait pas le moins du monde apitoyé sur mon sort. Pourtant, les bleus et les plaies, clairement visibles sur la blancheur naturelle de ma peau, ne laissaient aucune place au doute. Il avait sous le bras le dossier emporté par le médecin. Il le lut brièvement.

— Bonjour… Amy. Amy Cooper.

Il savait donc lire. Fantastique. L’infirmier releva ses prunelles sombres vers moi, il rejoignit la chaise juxtaposée à mon lit.

— Salut, je suis Zach Widmore.

L’intonation désinvolte de sa voix m’étonnait. Bien que j’appréciai de ne pas être regardée avec pitié, le contraste entre son attitude décontractée et la gravité de la situation me déstabilisait. Trouvait-il cela amusant ?

— Comme vous pouvez le voir, je ne suis ici qu’un humble infirmier, mais je ne viens pas pour vos soins. Le Docteur Sanchez m’a parlé de votre cas.

— De mon cas, répétai-je, vexée par le peu de considération dont ces mots faisaient preuve. 

Mon interlocuteur approuva d’un hochement de tête.

— Oui, Amy, votre cas, votre situation si le terme vous paraît plus… humain. Bref. J’ai peut-être une solution qui vous permettrait de vous mettre à l’abri dès votre sortie de l’hôpital.

— Vous cachez donc une baguette magique, Zach ? Le piquai-je, sans illusion aucune.

Ma remarque engendra un sourire en coin chez mon interlocuteur. Il en fallait plus pour lui ôter sa bonne humeur.

— Non, j’ai mieux que ça. En réalité, je suis propriétaire du HP, glissa-t-il énigmatique.

Il s’interrompit, et je m’impatientai. 

— Et c’est à ce moment-là que je suis censée vous demander ce qu’est le « HP » ?

Fier de sa démarche que je trouvai infantilisante, il acquiesça.

— S’il s’agit de l’abréviation pour hôpital psychiatrique, oubliez cette idée, je n’ai rien à faire dans ce genre d’établissement…

— Rien à voir, me coupa ce fameux Zach. HP signifie Happiness Palace. 

— Happiness Palace, répétai-je, incrédule. Ça sonne comme un Parc Disney pour des témoins de Jéhovah… Pitié, pas de thérapie par le rire…

Il accueillit ma réponse avec humour. Lorsqu’il reprit son sérieux, il m’apporta plus de précisions concernant sa solution miracle en laquelle je ne croyais pas. 

— Pour faire simple, j’ai eu la chance d’hériter d’une immense demeure. Et avant d’être infirmier ici, ma vie n’avait rien de glorieux… inutile de s’éterniser sur le passé. Toujours est-il que j’ai souhaité aider ceux qui en avaient besoin, de la même manière que l’on m’a aidé moi. 

— Un infirmier au grand cœur… 

— Je ne sais pas si j’ai un grand cœur, mais vous, Amy, je vous trouve bien acerbe. Je ne peux pas vous en blâmer. Nous sommes sept à vivre dans cette immense maison. On s’entraide, et on apprend à refaire surface, ensemble. Chacun a son propre passé, ses propres douleurs à effacer. L’amitié et le soutien que l’on s’apporte nous permet de sortir des décombres. 

— Ça semble joli comme rêve…

Zach ne releva pas cette énième remarque.

— L’une d’entre nous vient de nous laisser, ayant réussi à reprendre une vie normale, et loin de Black River. Une chambre vient donc de se libérer. Et vu l’urgence qui est la vôtre, je me permets de vous proposer cette place vacante.

Je restai muette, incertaine.

— Une vie en collectivité… ?

— Oui. Personne ne connaît l’adresse de la maison hormis les services sociaux et administratifs, le Dr. Sanchez et moi. Vous y serez donc en sécurité, et par-dessus tout, vous ne serez plus seule. 

Soudain, le doute s’empara de moi. Pouvais-je encore espérer m’en sortir ? N’était-ce pas là une énième déception à venir ? Je le détaillai, hésitante. Il semblait sincère, et il inspirait confiance — si tant était que je puisse encore avoir confiance en quelqu’un. Il m’était recommandé par le médecin qui m’avait sauvé la vie. Un gage de droiture, donc. 

— Pourquoi voudriez-vous m’aider ?

Je ne comprenais pas. Comment une si belle opportunité avait pu se frayer un chemin jusqu’à moi ? La vie avait pris l’habitude de me jouer de sales tours ces dernières années. Je craignais qu’une telle occasion, bien qu’attrayante de prime abord, ne cache quelque chose de dangereux pour ma vie.

— Parce que si je ne le fais pas, qui le fera ?

Sa réponse m’interloqua.

— Vous ne pouvez pas guérir toute la misère de la planète.

— Non, mais je peux vous aider, vous. Alors, je vous tends une main. À vous de voir si vous l’acceptez ou non.

Je déglutis. Cette proposition tombait comme par magie. Au moment où ma vie me semblait fichue, elle arborait la lumière d’un miracle. Trop souvent déçue par le destin, je n’osai y croire. 

— Il… il me suivra. Un jour ou l’autre, il se vengera….

— Pas s’il ne sait pas où vous chercher. D’ici là, vous aurez suffisamment repris confiance en la vie pour porter plainte, Amy.

— C’est étrange, vous semblez parler en connaissance de cause.

— Sans doute parce que l’une des nôtres a connu le même genre de situation. June.

Il gagna encore plus d’attention de ma part avec ces derniers propos.

— Et cette « June », s’en sort elle ?

— De mieux en mieux. Le temps fait bien les choses, et s’il y a bien un élément qui l’aide plus que tout, c’est le soutien que lui confère notre petit groupe d’amis soudés.

Son regard traduisait d’une franchise à toute épreuve. J’en fus déconcertée. Le parcours de cette « June » autorisait des espoirs trop longtemps enfouis.

— Je ne peux pas rentrer chez moi. Mais j’y ai toutes mes affaires…

— On se chargera de ça plus tard. Faites-nous confiance.

Je ne comprenais pas de quelle manière il prévoyait d’agir mais son ton ne laissait aucun doute planer. Ses certitudes me persuadaient doucement.

— Je n’ai pas d’argent, pas de boulot, pas de…

Il leva une main pour m’interrompre.

— Comme je vous disais, on est tous passé par là. Il faut commencer par réapprendre à vivre et reprendre confiance. Ensuite on envisagera une recherche d’emploi, et vous ne serez pas seule. 

— Mais qui paie pour tout ça ? 

— Je prends en charge une partie.

Face à ma mine incrédule, il crut bon de préciser :

— J’ai eu la chance de bénéficier récemment d’un important héritage. Ceux qui travaillent aident aussi en fonction de leurs possibilités. On vit comme un groupe, l’intérêt commun avant le reste.

J’en restai bouche-bée. Était-ce bien un rêve qu’il me vendait ?

— Le Happiness Palace, c’est un passage temporaire, le temps que les choses reprennent leur cours normal, le temps que chacun parvienne à se sortir de ses problèmes, chasse ses vieux démons. Le jour où l’on se sent prêt, on reprend son envol.

Je restai médusée. Ce serait mentir que de dire que je n’avais pas envie de tenter le coup. S’il n’existait qu’une seule chance de trouver une issue meilleure à celle qui m’attendait entre les mains de Cliff, j’étais prête à la saisir. Son argument de poids ? Ne plus être seule. Me sentir en sécurité. Les bleus et les hématomes s’effaceraient avec le temps, mes côtes se ressouderaient. Mais les traces indélébiles ancrées dans ma tête, dans mon cœur, dans mon âme, elles, nécessiteraient bien plus de soins, et surtout, beaucoup d’aide. J’hésitai, puis murmurai :

— Si j’accepte, c’est quoi la suite ?

Un sourire ravi s’empara du menton carré de mon interlocuteur.

— Déjà, on se tutoie, ce sera plus simple. On est de la même génération, autant éviter de se vieillir mutuellement avec trop de manières, plaisanta-t-il. Ensuite, tu signes une décharge pour autoriser ta sortie. L’unique condition est un rapport détaillé  au docteur Sanchez sur l’évolution de tes blessures, toutes les vingt-quatre heures, pendant trois jours, puis de façon plus espacée. C’est par simple mesure de sécurité. Ensuite, dès que je termine mon service, vers dix-sept heures si tout va bien, je t’accompagne au HP pour te présenter au groupe. Tu seras dans ton nouveau chez toi.

Tout cela me paraissait surréaliste. Un ange avait-il finalement décidé de conjurer le sort me concernant ? 

— En gros, t’es une sorte de mère Thérésa ?

Zach explosa de rire et nia d’un geste de la main.

— Non, je n’ai rien d’une nonne, et je n’ai certainement pas la prétention de lui arriver à la cheville. J’essaie juste de faire de mon mieux. Si je peux aider, autant le faire non ?

Autant de générosité impliquait inévitablement beaucoup de méfiance. Dans le monde actuel où l’intérêt individuel primait, il devenait de plus en plus difficile de croire qu’un être humain puisse s’avérer bon envers les autres, désintéressé. Quel autre choix avais-je que de tenter l’aventure ? C’était ça, au risque de me faire avoir, ou la mort certaine, sous les coups de mon mari …

— OK, finis-je par chuchoter.

— Parfait ! entonna Zach, visiblement heureux de ma décision. Il te reste quelques heures avant qu’on parte. Repose-toi. Ton corps en a besoin. Je me charge du reste.

Je le regardai s’éloigner de son pas nonchalant. Son allure sautillante me fit sourire, lorsque mes côtes me rappelèrent aussitôt à l’ordre. La vie m’offrait une revanche et je comptais bien la saisir. In-extremis.


CHAPITRE 3

Le Docteur Sanchez me regarda partir, le sourire aux lèvres. Dans ses yeux, j’avais l’impression d’être un oisillon prenant son envol. Un oisillon blessé. Cette femme aurait sans doute ma gratitude pour le temps qu’il me restait à vivre. Le prénommé Zach me soutenait d’un bras, et, doucement, nous gagnâmes l’ascenseur de l’hôpital, puis le parking. Il m’aida à m’installer à bord d’une Jeep noire. Durant tout le trajet, il me laissa profiter du silence, comprenant sans doute que je n’étais pas prête à discuter de la pluie et du beau temps comme si de rien n’était. Sage décision. Je regardais le paysage défiler. La petite ville de Black River, à l’est de la Pennsylvanie, sa verdure, son square bordé de barrières blanches en bois, sa large rivière où les bateaux de plaisance aimaient flâner, ses commerces locaux, ses bâtiments, témoins d’une époque coloniale pourtant loin maintenant, ses rues animées, ni trop, ni trop peu. Il faisait bon y vivre autrefois. Quand la vie ne m’en demandait pas tant ; pas tant d’efforts pour survivre. Car tel était le cas désormais. Je m’accrochais au peu qu’il me restait, en essayant tant bien que mal de ne pas sombrer. Parfois, comme ce matin, le poids attaché à ma cheville pesait trop lourd et m’entraînait avec lui dans les abysses. Une main tendue m’avait sorti la tête de l’eau, juste assez longtemps pour que je puisse reprendre un peu d’air avant la prochaine noyade. Mais je savais en mon fort intérieur, que si prochaine fois il y avait, alors ce serait la dernière. 

Lorsque mon nouvel allié gara le véhicule le long d’une petite allée pavée de pierres grises, je relevai le regard. Face à nous, une immense demeure de bois blanc trônait en maîtresse des lieux, entourée de peupliers et de saules pleureurs. Ses larges fenêtres donnaient directement sur la rivière, et en me retournant, je découvris même un petit ponton s’avancer au-dessus de l’eau. Je restai bouche bée. Certes, il fallait un immense bâtiment pour loger autant de personnes, mais le constater de visu était autre chose. 

— Bienvenue chez toi, me glissa Zach, visiblement amusé par ma réaction.

J’ouvris la portière en grimaçant, mes côtes me rappelaient qu’elles n’allaient pas bien. Non sans mal, je rejoignis le sol et mon chauffeur se précipita pour m’aider.

— Évite de forcer si tu ne veux pas revenir faire un séjour à l’hôpital.

Il me guida jusqu’à la porte d’entrée. Juste au-dessus, une pancarte en bois brut m’accueillit : dans une multitude de couleurs acidulées, les mots « Happiness Palace » étaient sculptés. Une invitation au bonheur, cela ne se refusait pas. Aucune clé ne fut nécessaire, c’était ouvert. Une certaine appréhension m’emplit. J’allais devoir intégrer un groupe déjà constitué, et bien que je fusse d’ordinaire avenante, mon état n’allait pas me faciliter la tâche. J’espérais surtout qu’ils comprendraient mon besoin impérieux de m’isoler, et qu’ils ne se montreraient pas trop envahissants pour ce qui était de ma vie privée. Je n’étais plus en mesure d’accorder facilement ma confiance, et encore moins de me lier d’amitié. Il me faudrait beaucoup de temps. Voilà l’unique remède qui m’aiderait. J’inspirai profondément.

Nous entrâmes dans une immense cuisine, où une table infiniment longue occupait l’espace. Au fond, quelques plans de travail en carreaux de céramique colorés, un évier double, un large frigo chromé, un congélateur tout aussi imposant, un piano de cuisson, un micro-ondes et quelques autres petits appareils.

— C’est le grand luxe, murmurai-je face à cette première pièce.

— Disons qu’on a tout ce qu’il faut, oui.

Il contemplait lui aussi ses acquis, pas peu fier. Je ne savais rien de lui, hormis le fait qu’il en avait bavé pour en arriver là, selon ses propres dires.

— Ne bouge pas, me glissa-t-il, tandis que je m’asseyais péniblement dans une chaise en bout de table.

Je l’entendis hurler depuis la pièce voisine. 

— Allô ! Réunion !

Un frisson me parcourut. Nous y étions. J’allais rencontrer mes futurs colocataires.

Zach revint à la cuisine, un large sourire enfantin hissé haut. Bras croisés, il attendit quelques secondes et un vacarme sourd de bois craquant résonna dans la maison. Un escalier. Plusieurs personnes.

— Tous ne sont pas là, m’indiqua Zach, mais on va déjà te présenter à la plus grande partie d’entre eux.

Une jeune femme passa la porte de la cuisine, intriguée par ma présence. Elle portait les cheveux noirs au carré, les traits de son visage indiquant des racines asiatiques. Une jolie fille, svelte et dynamique, d’environ mon âge, je présumais. Elle prit place sur l’une des chaises de droites. Bientôt, deux garçons nous rejoignirent, un grand maigrichon blond avec des élastiques un peu partout dans sa tignasse bouclée, l’air hagard, et un plus petit, plus trapu et brun. Un sportif, sans doute. Tous deux s’installèrent sur la gauche, interrogeant le propriétaire du regard. Enfin, une autre fille débarqua : une longue chevelure flamboyante, sauvage et bouclée, son teint de porcelaine était parsemé de taches de rousseur qui lui conféraient un air tendre. Elle me sourit, incrédule, et s’assit près de sa colocataire brune.

— Bien, lança Zach, debout en face de moi, à l’autre bout de la table. 

Il frappa dans ses mains pour attirer notre attention.

— Il ne manque que Marcus, il travaille à cette heure, je crois, glissa-t-il en observant brièvement sa montre. Laissez-moi vous présenter Amy, qui va nous rejoindre au HP.

Tous échangèrent un regard enjoué mais surpris. Zach n’avait donc pas préparé le terrain. J’étais la nouveauté de dernière minute. Youpi. Moi qui détestais me retrouver au centre de l’attention, c’était raté pour le coup.

— Bonjour, osai-je, la voix fébrile. 

Je tentai un sourire mais le stress le rendit incertain.

— Salut, me lança alors la jolie brune, d’un ton énergique. Bienvenue chez toi, Amy. Je m’appelle Soko. 

J’acquiesçai de la tête, touchée par son accueil chaleureux. Mon visage marqué par les coups ne fut la cible d’aucun jugement dans son regard, ce qui me permit de me relâcher un peu.

— Moi c’est June, me lança sa voisine, les prunelles emplies de curiosité.

— Salut, répondis-je poliment.

Le grand blond se présenta à son tour :

— Je suis Dennis, bienvenue parmi nous, Amy.

— Merci.

Le petit brun intervint :

— Et moi, c’est Nate.

Je hochai la tête, tentant de retenir chaque prénom prononcé et le visage qui s’y associait, mais rien ne garantissait que j’y parvienne. Bien trop épuisée, et encore sous le choc de la situation, l’étourdie que j’étais aurait sans doute tout oublié demain.

Zach reprit finalement la parole, captant aussitôt l’attention du petit groupe.

— Amy sort tout juste de l’hôpital, elle a besoin de repos. Ce serait sympa de lui laisser un peu de temps pour reprendre des forces et découvrir la maison avant de l’accabler de questions.

— Tu peux compter sur nous, lui répondit Soko avec un clin d’œil. Je vais aller préparer ta chambre.

Le regard qu’elle m’offrit aurait pu être celui d’une amie de longue date. Sa gentillesse me surprit, mais son sourire ne mentait pas. J’appréciai le geste et la remerciai.

— Super, poursuivit Zach. Comme ça tu seras libre de te reposer un peu et faire comme bon te semble. On te fera visiter les lieux quand tu te sentiras mieux, et on t’expliquera les grandes lignes de notre fonctionnement. Il y a quelques règles de base, c’est essentiel pour que la vie de groupe se passe de la meilleure manière possible.

— Oui, j’imagine, soufflai-je, déjà lointaine.

— Allez, viens, m’appela Soko, je vais te montrer ta chambre.

Je me relevai péniblement, et Zach accourut pour me soutenir. J’appréciai le fait qu’il n’ait pas étalé les détails de ma situation aux yeux de tous. C’était trop tôt, et moi-même, je ne savais pas comment aborder la chose. Soko parut surprise du fait que je ne puisse me mouvoir seule mais ne posa aucune question. Nous traversâmes brièvement un gigantesque salon ou trois canapés et deux fauteuils entouraient un écran de télé. Un billard trônait un peu plus loin. Le bois était de mise, jusqu’aux poutres du plafond, un style rustique et chaleureux qui correspondait parfaitement aux lieux. Une marche, puis une autre, il sembla s’écouler une éternité avant que je n’en voie le bout tant mon corps me pesait, douloureux et vidé de ses forces. Un long couloir en L nous attendait, et mes nouveaux amis me dirigèrent vers la troisième porte, tout au bout de la première allée. Je pénétrai au sein d’une chambre toute simple, baignant dans une harmonie de beige et de blanc doucement réchauffée par le soleil couchant qui donnait depuis la fenêtre. Surprise, je découvris la magnifique vue sur la rivière et le petit ponton de bois. Un immense lit et deux petits chevets en chêne, fidèles à l’esprit brut de la demeure. 

— C’est parfait, déclarai-je, gagnée par l’émotion.

Soko se chargea de trouver des taies d’oreillers, puis elle et Zach m’observèrent, aux petits soins.

— Si tu as besoin de quoi que ce soit, il y a toujours quelqu’un dans la maison, me glissa le propriétaire.

— Ma chambre est juste sur ta gauche, ajouta Soko, n’hésite surtout pas. Au début, c’est assez étrange de se retrouver ici. Mais on s’y fait vite. Et crois-moi, on s’y sent bien ! 

Je souris face à sa remarque. Je perçus sa volonté de me changer les idées, et cette attention me toucha beaucoup.

— Merci. Merci pour tout ça.

— Mais de rien, me répondit Zach. On te laisse. Rejoins-nous quand tu le souhaites. Si tu as faim, on a ce qu’il faut en bas. Avec tes côtes, les escaliers ne sont pas conseillés, mais tu demandes et on viendra t’aider. C’est comme ça que tout fonctionne ici, tu verras. Tu as une salle de bain juste là.

J’observai la direction montrée par son index et découvrais une salle d’eau attenante, du grand luxe ! 

— Bien, c’est noté, murmurai-je, encore sous le coup de toutes ces nouveautés.

Mes deux amis quittèrent la pièce et refermèrent la porte derrière eux, tandis que je m’approchai de la fenêtre, observant les dernières lueurs orangées qui caressaient l’étendue céleste. C’était étrange comme tout pouvait basculer en quelques heures. Je me tenais là, juste devant cette fenêtre, et tout ce que je souhaitais, c’était rejoindre l’épais matelas pour profiter d’un repos nécessaire. Plus de saut en vue. Plus la force de toute façon. La nuit portait conseil. Et bien qu’il fût risqué de croire en un bref espoir, je m’y autorisai, juste une ultime fois, sachant pertinemment qu’il s’agirait-là de ma dernière chance. Je me devais de la saisir, ne serait-ce que par égard pour ces anges gardiens tombés du ciel. Je le leur devais.