Chapitre 9
Joe
Un lointain mal de crâne m’habita dès le réveil. La fatigue faisait des siennes en dépit de la grosse nuit de sommeil que je m’étais autorisée. Mona m’avait demandé de revenir au Devil’s Trip pour dix-huit heures, ce qui me laissait la matinée pour me reposer, et l’après-midi pour vaquer à mes occupations. Mais une seule me venait en tête. Je n’étais pas là pour visiter les alentours. J’étais venue pour une raison. Mon père. Je pris le temps de me réveiller grâce aux saveurs corsées d’un café et décidai d’aller faire un saut en ville après une bonne douche afin d’acheter de quoi remplir le frigo. Mon estomac me tiraillait et je n’avais rien à me mettre sous la dent.
Je quittai mon appartement, me délectant de la douceur des rayons de soleil sur mes joues. Une légère brise balayait mes cheveux détachés, et je dévalai les escaliers, motivée par la faim. J’avais aperçu une petite supérette en arrivant la veille. Elle ne devait se situer qu’à quelques minutes en voiture. Je m’apprêtai à rejoindre ma Comet, mais une voix désormais familière me héla sur l’immense parking.
— Joe ! Salut !
Je reconnus aussitôt ce timbre grave et éraillé. Jerry se tenait devant le garage, et levait sa main pour me faire signe. Je lui souris et décidai de le rejoindre. Sous son blouson en cuir à l’effigie du club, il portait un tee-shirt sali par du cambouis.
— Salut, dis-je à mon tour. J’allais faire quelques courses.
Non, faire la discussion avec un père que l’on connaissait depuis la veille, ça n’avait rien de naturel. Alors j’improvisais.
— Dis, ça te dirait qu’on aille faire un tour ensemble quand tu reviens ?
J’ouvris de grands yeux, probablement comme l’aurait fait une fillette face à l’annonce d’une surprise. Un cadeau. Je hochai la tête avant qu’un son ne puisse sortir de ma bouche.
— Oui, bien sûr. Avec plaisir, même !
Je saluai furtivement Ash et Billy, un autre « ancien » aux longs cheveux blancs. À califourchon sur leurs motos, ils semblaient en pleine discussion mais prirent la peine de me répondre poliment d’un geste de la main.
— Je n’en aurais pas pour longtemps, lui expliquai-je.
— Prends ton temps. Je n’ai rien de prévu aujourd’hui.
— Le hasard fait bien les choses, plaisantai-je.
Le sourire qu’il m’offrit me laissa comprendre que j’avais visé juste : il s’était probablement arrangé pour se libérer un peu de temps. Pour moi. Je remarquai l’écusson de président brodé sur son blouson. Sa fierté, sans aucun doute.
— À tout de suite, Président, lançai-je pour détendre encore un peu l’atmosphère.
Mais alors que je tournai les talons pour rejoindre ma voiture, une Jeep beige rehaussée d’un gyrophare éteint franchit le portail. Je jetai un coup d’œil vers Jerry, il en fit de même vers ses gars, puis vers moi. L’inquiétude apparut aussitôt sur son front, mais il m’offrit un bref sourire, comme pour me rassurer. Le véhicule se gara juste devant nous, et une femme en descendit. Je reconnus l’étoile de shérif épinglée à sa chemisette marron. La quarantaine, une queue de cheval brune glissée sous son chapeau de service, je remarquai l’arme qu’elle portait à la ceinture. Je n’avais pas le souvenir d’en avoir déjà vue de si près. Sans le moindre sourire, elle s’avança vers Jerry et je l’observai, un peu en retrait. Comme un vieux réflexe, Ash et Billy quittèrent leurs motos pour nous rejoindre eux aussi, en gardant néanmoins une petite distance. L’atmosphère s’électrisa rapidement.
— Jerry, lança-t-elle d’un ton sévère et en lui offrant sa main.
Mon père la serra poliment, intrigué par la venue chez lui de la représentante des forces de l’ordre locales.
— Shérif Thompson, dit-il en lui serrant la main. Qu’est-ce que je peux faire pour vous ?
Son interlocutrice me salua d’un hochement de tête et jeta un regard furtif vers les deux bikers situés juste derrière nous.
— La police de Reno m’a contactée tôt ce matin, Jerry. Il semblerait que deux motards issus de votre groupe aient été aperçus au cours d’un échange de coups de feu, hier après-midi.
Je tressaillis. Un échange de coups de feu. Était-ce bien ce qu’elle venait de dire ? Mon père serait impliqué là-dedans ? Certes, il arborait le parfait look du gangster. Ses hommes aussi. Mais… et alors ? Ils n’étaient certainement pas d’un genre recommandable pour une jeune fille, mais de là à faire d’eux des malfrats capables de tirer sur quelqu’un en pleine journée, on nageait en plein délire. Mon père se racla la gorge, et afficha un sourire trop assuré. Un instant, il me fit douter. Non, impossible. Je restai suspendue à ses lèvres, mais ce fut finalement le shérif qui coupa le silence.
— Excusez-moi, mais vous êtes … ?
Je compris alors que c’était à moi qu’elle s’adressait.
— Une cliente, répondit aussitôt mon père. Un souci avec sa Comet. Rien de grave. Ces bagnoles sont bien jolies, mais l’entretien doit être fait correctement, sinon ça pète.
Je m’en tins à son discours, devinant qu’il agissait ainsi pour me protéger. Mais de quoi, au juste ? Le shérif m’analysa avant d’en conclure que je n’étais pas ce qu’elle était venue chercher.
— Pour hier, vous avez quelque chose à me dire, Jerry ?
Elle m’avait déjà oubliée, et affrontait de nouveau mon père sans détour. Peu discret comme méthode, alors qu’une prétendue cliente se trouvait dans les parages… ou au contraire, très malin, appuyant ainsi sur le nerf de la guerre pour mettre la pression à Jerry et ses gars.
— Je ne suis au courant de rien, répondit-il, d’un air certain.
Elle le jaugea un instant.
— Mmmh, grimaça-t-elle. C’est étonnant, parce que mon témoin a clairement identifié les blousons du club…
— Eh bien, je ne vois que deux options. Soit votre témoin est bigleux, soit il souhaite nous faire porter le chapeau pour les conneries d’un autre. On n’a pas que des amis, vous savez.
— C’est peu dire, railla le Shérif.
Mon père étouffa un rire amusé qui le fit presque tousser. Le franc-parler de son interlocutrice semblait le divertir. Sur ce point, ils étaient tous deux de la même trempe : directs, efficaces.
— Bien, si toutefois des infos vous parvenaient, il serait avisé de m’en parler.
— Mais bien entendu, Shérif, surjoua mon père.
Je le taclai du regard, et elle en fit de même. Pourquoi se permettait-il autant d’aises face à une représentante de la loi ? Il jouait avec le feu, et cela l’amusait comme un gosse inconscient. Je n’aimais pas cela.
— Messieurs…
Le shérif toisa tour à tour chacun des hommes présents, avant de retourner dans sa Jeep, visiblement agacée par le mutisme de mon père. Juste avant de repartir, elle ouvrit la fenêtre afin de leur adresser un dernier message.
— Jerry, vous en avez conscience, n’est-ce pas ? Le jour où tout va merder, vous préférerez être en bons termes avec moi… ne jouez pas au con, cela ne nous mènera nulle part. Ni vous ni moi. Nous voulons la même chose. Nous voulons ce qu’il y a de mieux pour Monty Valley. Nos moyens divergent, nos points de vue aussi. À vous de voir si vous êtes prêts à coopérer pour éviter le pire.
Le moteur ronfla, puis un crissement de pneus se fit entendre alors qu’elle quittait les lieux. J’entendis Ash soupirer de soulagement.
— C’était quoi, ça ?
Mon père grimaça, ne sachant sans doute pas comment répondre à ma question.
— Ça, dit-il, le regard encore fixé à l’horizon, c’était une journée comme les autres au club. Tu t’y feras.
Il semblait être sûr de lui. Assez sûr pour deux. Tant mieux, car soudain, je doutais de ma motivation. Ses deux amis vinrent finalement jusqu’à nous.
— Fallait s’y attendre, glissa Billy.
— Mouais, grogna Jerry.
Il me détailla un instant.
— J’imagine que tu te poses pas mal de questions. On en reparle à ton retour.
Ou comment expédier un sujet délicat. Je n’en démordrais pas, il ne s’en tirerait pas si facilement. S’il voulait que je partage sa vie, il devrait se montrer honnête envers moi. Il ne s’agissait pas d’une clause négociable.
— OK.
La seconde suivante, il avait déjà tourné les talons pour aller s’enfermer dans le petit bureau du garage. Je le vis donner un coup dans la paperasse qui s’y trouvait en grognant. Pour quelqu’un qui n’avait rien à se reprocher, la visite du Shérif l’avait bien perturbé, tout de même. Je me demandai dans quel foutoir j’avais accepté de mettre les pieds en décidant de rejoindre ce père que j’avais toujours voulu connaître. Le timbre éraillé de Ash me fit sortir de mes réflexions.
— Hier soir, je t’ai dit qu’on t’expliquerait les règles qui s’appliquaient à la vie du club. Ça commence aujourd’hui, ma jolie. Règle numéro un : moins t’en sais, mieux tu te portes.
Je l’observai, intriguée par sa mise en garde. Il poursuivit ce curieux apprentissage.
— Règle numéro deux : si ça sent la merde, si ça ressemble à de la merde, c’est que c’est de la merde. Tiens-toi éloignée. Ne pose pas de question. Rapport à la règle numéro un.
Je le dévisageai à présent. Et hormis le bleu intense de son regard, rien chez lui n’inspirait confiance. Les traits secs et marqués de son visage lui conféraient l’air d’une brute, et ses boucles noires en bataille, celui d’un fou. Il me fixait avec une telle insistance qu’il m’effrayait. Je compris qu’il attendait ma confirmation, celle qui lui prouverait que j’avais bien capté le message.
— J’ai pigé, c’est bon.
Non, ce n’était pas « bon » du tout, mais ça, je le garderais pour mon père, plus tard. Ash parut soulagé, et Billy vint en renfort.
— Pour ton bien, Joe, sache qu’ici, les femmes restent en dehors des histoires.
— Tant mieux, lui assurai-je amère. Je n’ai pas traversé l’état pour si peu. Je vous laisse gérer vos « merdes ».
Sur ce, je tournai les talons, remontée contre ces pseudo-avertissements, et la trouille au ventre, c’était une certitude. Les Wild Crows n’étaient pas de simples amateurs de motos, je venais d’en avoir le cœur net. Restait à voir ce que mon père s’autoriserait à me confier. Jusqu’où son désir de me voir évoluer à ses côtés jouerait sur sa sincérité ? Je ne tarderais pas à le découvrir.
*
Si Stonebridge n’avait rien d’une grande ville, Monty Valley s’apparentait presque à un village à côté. Cela se ressentait au sein de la petite supérette du quartier. Il ne fallait pas être difficile. Je remplis malgré tout mon panier et découvris en caisse les avantages financiers d’une vie à l’écart des grands axes routiers. Je saluai la caissière et m’apprêtai à regagner ma voiture quand une nouvelle voix m’interpella.
— Tu découvres le quartier ?
Je me retournai et aperçus Mack assis sur sa moto, casque enfoncé sur le crâne. Un sourire facétieux s’étendait dans sa barbe blonde. Ce type était un vrai cliché, je l’aurais sans doute trouvé à tomber en couverture de magazine. Il avait cette allure digne des modèles professionnels, une part d’ombre dans le regard, une once de dangerosité à fleur de peau. Il représentait à merveille la brute sexy dont la plupart des filles rêvaient. Oui mais voilà. Ce cher « Mack » n’était pas une silhouette dessinée sur papier glacé. Il était bien réel, et sans nul doute, aussi imbu de lui-même que son sourire le laissait suggérer. Il s’adressait aux autres comme si tout lui était dû. — corrigeons : il s’adressait aux femmes comme si toutes lui étaient dues. Bienvenue dans l’univers des bikers. La femme-objet en crédo. Il semblait s’y plaire. Par la même occasion, il représentait tout ce que je détestais chez la gent masculine. L’exemple même du macho avec deux trains de retard sur l’égalité des sexes. Et j’avais bien l’impression que cette vision archaïque des choses était monnaie courante dans ce milieu. Je devrais l’affronter chaque jour au sein du club. Combien de temps le supporterais-je ? Là était la question. Gonflaient-ils tous leurs muscles parce que j’étais nouvelle ? Peut-être aussi. La vie m’avait appris à me montrer patiente et à prendre du recul avant de me forger une opinion. Aussi, je répondis à Mack un sourire impeccable sur les lèvres.
— On peut dire ça comme ça. Salut.
— Salut, me répondit-il, rayonnant.
Il alluma une cigarette et je me demandai s’il était possible de conduire une moto et de fumer en même temps.
— Tu bosses, ce soir, fille de Jerry ?
Je ris sous ce nouveau surnom. Ça faisait beaucoup en si peu de temps.
— Oui.
— Parfait. On s’voit plus tard, alors.
Le blond tatoué me fit grâce d’un clin d’œil parfaitement étudié et de fossettes enfantines. Puis il répondit à la question saugrenue que je m’étais posée plus tôt, en faisant retentir le moteur de sa Harley Davidson, cigarette à la main. De l’autre, il baissa ses lunettes de conduite et fila à l’horizon. Quelques minutes plus tard, sa silhouette s’était fondue dans la ligne droite qui s’étendait plus loin.
Je regagnai ma vieille Comet et y rangeai mes achats. J’avais quelqu’un à voir, et je comptais bien lui forcer la main au besoin. Il me faudrait des réponses s’il tenait à ce que je reste.
Chapitres : 1 – 2 – 3 – 4 – 5 – 6 – 7 – 8 – 9
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