Wild crows – 1 – Addiction : chapitre 5

Chapitre 5

 

Joe

 

Jerry Welsh referma la porte derrière lui et je découvris une pièce étroite, un bureau métallique recouvert de piles de feuilles en désordre, un vieil ordinateur poussiéreux, un fauteuil en piteux état, une chaise sans doute réservée aux visiteurs, et sur les murs au crépi jauni, quelques posters de playmates dénudées. Aucun doute ne subsistait, nous étions bien dans un garage de seconde zone. Il m’indiqua de prendre place sur la chaise et se vautra dans l’assise à roulettes située de l’autre côté du bureau. Puis il croisa ses mains devant lui, me détaillant de nouveau comme un ovni. Je remarquai les énormes bagues en argent sur ses larges phalanges, puis je pris place, incertaine, ne sachant pas par où commencer.

— Alors, c’est quoi ces conneries ? Je ne t’ai jamais vue de ma vie, ma belle… commença-t-il d’une voix grave à faire trembler les murs.

Je devais être bien pâlichonne, soudain, face à ce costaud qui ressemblait à un vétéran de guerre surentraîné. En dépit de son âge, sa carrure restait impressionnante sous son tee-shirt et son cuir.

— Ce ne sont pas des conneries. En réalité, je ne sais même pas comment vous l’expliquer… j’ai pourtant cherché la meilleure manière de m’y prendre pendant mes presque huit heures de trajet.

Ma remarque lui fit hausser les sourcils de surprise. Si la durée de mon périple pour lui rendre visite l’étonnait, il n’était pas au bout de ses peines ! Face à sa mine perdue et ses épais sourcils intimidants, je me lançai, avec la grâce d’un éléphant dans un musée de céramique.

— Ma mère est décédée la semaine dernière…

Son front se plissait de plus en plus et il m’interrompit d’un geste de la main.

— Je suis désolé pour toi, gamine, mais je ne vois pas en quoi je peux t’aider. Tu frappes à la mauvaise porte si tu veux du fric ou autre chose dans le genre.

J’inspirai pour me donner le courage de poursuivre.

— Je ne veux pas de fric. Ni « autre chose », le détrompai-je. Ma mère m’a laissé une lettre contenant le nom de mon père biologique.

J’hésitai une ultime seconde, puis me jetai dans le vide — sans parachute, ç’aurait été trop facile.

— Et il s’avère que ce père, c’est vous.

Peu délicat, certes. Mais au moins, c’était dit. Le grand costaud grisonnant me dévisagea comme si j’étais folle durant une minute. Il fallait que j’agisse maintenant, ou je perdrai toutes mes chances de poursuivre mon chemin ici.

— Margaret Blake. Son nom était Margaret Blake.

Il se figea aussitôt. Son front se détendit un instant. Le prénom de ma mère semblait faire écho dans ses souvenirs. Ce fut son tour de pâlir.

— Ma… Maggie… ? murmura-t-il.

Je hochai la tête, saisissant à deux mains l’attention que j’étais parvenue à capter chez lui.

— Oui. Je suis née en 1990, à Stonebridge, dans l’Oregon.

Il s’adossa brutalement au dossier de sa chaise à roulettes et me dévisagea, le regard lointain. Puis une large main passa sur sa bouche. Je venais de lui asséner un coup puissant, à défaut d’être mortel. Je lui avais jeté son passé en pleine face, alors qu’il devait le penser résolu.

— Tu… tu…

Disparu le biker trop sûr de lui. Je ne voyais plus que l’homme désormais, désemparé face à la nouvelle que je lui apportais.

— Oui, je sais, dis-je. Moi aussi, ça m’a fait un choc au début. Je ne m’attendais pas à connaître votre nom un jour…

Il ne bougea pas d’un pouce, complètement abasourdi.

— Je sais que ma mère ne vous a jamais parlé de moi. J’imagine que c’est une sacrée surprise pour vous de me voir débarquer comme ça…

Il souffla par le nez, acquiesçant ma remarque et se passa de nouveau la main sur le visage, puis dans les cheveux. Je venais de mettre K.O. un motard en cuir, fallait le faire tout de même ! Son malaise me peinait. Je compatissais tellement… J’étais comme un vieux dossier qu’on aurait préféré ne jamais trouver, ne jamais ouvrir non plus. Mais dorénavant, je savais. Je savais qui était mon père, ou tout du moins, à quoi il ressemblait. Certainement pas ce à quoi je m’étais attendue.

Jerry Welsh se racla la gorge à plusieurs reprises, le regard tantôt fuyant, tantôt sur moi, examinateur et curieux.

— Alors celle-là, je ne l’avais pas vu venir…

Il marqua une pause, ébahi.

— Tu es venue de Stonebridge pour me voir ? parvint-il à articuler.

Je lui confirmai en hochant la tête et il esquissa un sourire fugace. Puis il posa sur moi des yeux navrés.

— Je me souviens de Maggie… c’était il y a tellement longtemps.

Je décelai dans son regard une lueur nouvelle. Ses iris clairs brillaient plus que de raison. Avait-il aimé ma mère ou bien était-ce l’annonce de son décès qui éveillait cette tristesse en lui ? Les deux peut-être. Je le vis se redresser dans son siège, comme pour se redonner un peu d’allure.

— Et non, elle ne m’a jamais parlé de toi. Je suis désolé…

— Moi non plus, je n’avais jamais entendu parler de vous avant ça. Nous sommes donc ex æquo.

Un nouveau sourire répondit à ma tentative de détendre l’atmosphère. L’humour me permettait de ne pas me laisser bouffer par l’émotion intense qui bouillonnait en moi. Si souvent au cours de mon adolescence je m’étais interrogée au sujet de ce père inconnu dont ma mère avait refusé de me parler « pour mon bien ». Et aujourd’hui, il se tenait là, devant moi, aussi tétanisé que moi par notre confrontation.

— J’ai… une famille, m’expliqua-t-il avec une douceur insoupçonnée. Une femme, un fils.

Je l’arrêtai tout de suite.

— Un fils… waouh. J’ai donc un … frère.

J’assimilai la nouvelle et compris aussitôt ses inquiétudes.

— Je ne suis pas venue pour vous poser de problèmes. Je voulais juste vous rencontrer, après toutes ces années sans savoir…

Ma remarque l’étonna.

— Et, donc, tu voudrais rester un peu en ville, j’imagine ?

Je haussai les épaules, n’osant crier trop fort mon souhait d’apprendre à le connaître de peur de le faire fuir.

— Quelque temps, oui. Si vous me le permettez.

De nouveau, sa tête rencontra sa main, alors qu’il se demandait sans doute dans quel foutoir je venais de le plonger. Je me retins de lui dire que je n’en pensais pas moins dans l’autre sens.

— Je ne vais tout de même pas te demander de repartir alors que tu as déjà passé la journée à rouler.

Première victoire. Il me tolérait temporairement dans sa vie bien établie.

— Je me demande juste comment je vais annoncer ça à ma femme… C’est complètement dingue.

— Je sais… ça l’est pour moi aussi, lui rappelai-je.

— Tu loges où ?

— Dans l’Oregon… ?

— Non, ici, en ville. Tu es à quel hôtel ?

— Oh, à vrai dire, je n’ai pas pris le temps de m’arrêter en venant. Je vais aller chercher quelque chose en partant.

Il leva une paume en l’air, pour mettre un terme à mon plan.

— Il y a un petit appartement au-dessus du bar. Personne ne l’occupe en ce moment. Tu peux t’y installer le temps que tu resteras.

C’était plus que je ne pouvais espérer. J’en restai muette sur le coup.

— C’est quoi ton nom ?

— Joe. Joséphine, précisai-je en grimaçant.

Je ne portais pas vraiment mon prénom dans mon cœur. Aussi, je lui préférais de loin son diminutif.

Un étrange sourire se dessina dans la courte barbe grise et blanche de Jerry. De mon père.

— Cela ne m’étonne pas de ta mère. Cela fait trente ans, mais je me souviens très bien d’elle, admit-il, une pointe de regret dans la voix. Elle aimait la musique, l’art, le cinéma. Une hippie dans l’âme.

Il disait vrai. Aucune erreur au tableau. Celui qui se tenait devant moi avait bel et bien connu ma mère, peu de temps avant moi. Soudain, un voile sombre tomba sur sa mine presque réjouie quelques secondes plus tôt.

— Comment est-elle…

— Morte ? l’aidai-je. Un cancer.

— Saloperie, grogna-t-il, un poing serré sur le bureau.

— Mouais. Une sacrée saloperie, surenchéris-je, amère.

— Je suis désolé pour toi.

Il me fixa un instant puis baissa finalement le regard. Le grand solide qui me faisait face tentait de rester fort face à ses émotions. La pudeur en blouson de cuir.

— Merci, dis-je, touchée.

Jerry Welsh se leva et contourna le bureau. Puis il s’y adossa, juste devant moi. Sa main ne cessait de passer sur sa bouche, et son regard brillait de mille questions. Il inspira bruyamment.

— Alors, j’ai une fille…

— Et moi, un père…

Un nouveau sourire éphémère apparut au coin de ses lèvres, laissant apparaître une large fossette sur sa joue mal rasée.

— Il va me falloir un peu de temps pour m’y faire.

— Je peux le comprendre.

— Et pour l’expliquer aux miens.

— Évidemment.

Je jetai un regard vers l’extérieur et aperçus plusieurs nouveaux venus parmi les hommes laissés là-bas quelques minutes plus tôt.

— Alors, tu diriges un bar, un motel, un garage et un club de moto ?

Je me rendis compte que le tutoiement s’était imposé de manière naturelle. Une légère gêne s’éprit de moi, et mes joues chauffèrent une seconde. Jerry sembla le déceler, et m’offrit un sourire en coin.

— Ouais, ce sera plus simple si l’on se tutoie, je crois.

Il pencha la tête et approuva.

— Et oui, je dirige tout ça.

— Impressionnant.

— Je vais te faire visiter, si tu veux.

Intimidée, j’appréciai le geste et me relevai.

— Avec plaisir.

Je mentis un tout petit peu. S’il était vrai que j’avais envie d’en savoir plus sur mon père, je ne piétinais pas d’impatience en revanche à recroiser le chemin des loubards qui l’accompagnaient. Et quelque chose me laissait penser que les deux étaient indissociables.

 

separation

Chapitres : 1234 – 567 89

 

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *