wild crows Chapitre 1

Wild crows – 1 – Addiction : chapitre 1

Chapitre 1

 

Joe

 

Je me souviens encore de cette fois, oĂč, alors que je n’étais ĂągĂ©e que de neuf ou dix ans, j’avais empruntĂ© les plus belles robes de sa penderie. PerchĂ©e sur des escarpins bien trop grands pour moi, la dĂ©marche dangereusement bancale, j’avais dĂ©cidĂ© d’offrir Ă  ma mĂšre, un dĂ©filĂ© digne de ce nom, aprĂšs en avoir aperçu un Ă  la tĂ©lĂ©vision. Mon choix s’était portĂ© sur deux vĂȘtements. Étant incapable de choisir entre les strass noirs de l’un et le velours rouge de l’autre, j’avais optĂ© pour les deux, en Ă©ternelle indĂ©cise. Et sans aucun mal, je me rappelais l’éclat de rire cristallin qui s’était alors Ă©levĂ© dans le salon, provenant de ma plus grande admiratrice. À la simple Ă©vocation de ce souvenir, un sourire s’épanouit instantanĂ©ment sur mes lĂšvres. Ses longs cheveux blonds ondulĂ©s et ses joues rondes lui confĂ©raient un air divin, en parfaite adĂ©quation avec les notes qui s’élevaient de sa voix, telles une caresse. Elle Ă©tait mon modĂšle, mon pilier. Sans doute mon double aussi. Avec le courage d’une lionne, elle avait affrontĂ© bien des obstacles, Ă  commencer par le fait de devoir m’élever seule. Rares furent les hommes capables de gagner son cƓur, et dans leur lĂąchetĂ©, tous avaient fini par la dĂ©laisser. Le dernier en date, un certain Dwayne, l’avait abandonnĂ©e au petit matin sans la moindre explication, aprĂšs plusieurs mois de relation pourtant idylliques. Cela l’avait anĂ©antie. La raison ? Je la connaissais trop bien. Il s’agissait de la mĂȘme que celle qui m’amenait ici ce matin. La joie de mes souvenirs s’estompa pour laisser place Ă  un sentiment indomptable d’injustice. Pourquoi elle ? Ma mĂšre avait Ă©tĂ© un modĂšle d’hygiĂšne de vie durant plus de soixante annĂ©es, et pourtant ! Le destin avait choisi de la malmener, une derniĂšre fois, avec un goĂ»t Ă©vident pour l’acharnement. Cette saletĂ© de crabe l’avait rongĂ©e jusqu’à l’os, en commençant par ses poumons. Et tout du long, elle avait tenu bon, malgrĂ© la maladie, gardant devant moi ce sourire qui resterait Ă©ternellement gravĂ© dans ma mĂ©moire. Alors mĂȘme que les traitements l’avaient Ă©puisĂ©e, elle se contentait de me dire que tout irait bien. Je l’avais crue. Pour elle ; et pour moi, un peu aussi. Un long parcours semĂ© de difficultĂ©s parfois insurmontables, de faux espoirs lors de ses phases de rĂ©mission, toutes suivies de rĂ©cidives, comme un rappel Ă  la dure rĂ©alitĂ©. Ma mĂšre n’était plus, et je me devais de suivre les procĂ©dures administratives en consĂ©quence.

— Madame Blake ?

Une femme en tailleur gris se tenait face Ă  moi, de l’autre cĂŽtĂ© d’un bureau. Le regard interrogateur, elle m’intimait poliment de regagner la rĂ©alitĂ©. J’aurais voulu m’enfuir, loin. TrĂšs loin. Elle m’offrit un sourire de convenance et je parcourus la piĂšce du regard, ayant presque oubliĂ© l’endroit dans lequel je me trouvais. Le bois verni recouvrait une partie des murs, et de vieilles bibliothĂšques supportaient des annĂ©es d’archives tout au fond, prĂšs de la fenĂȘtre.

— Bien, je vous remercie d’ĂȘtre venue ce matin.

Je hochai la tĂȘte, pas vraiment sĂ»re d’ĂȘtre complĂštement prĂ©sente. La notaire ouvrit un dossier cartonnĂ© marquĂ© au nom de Margaret Blake. Cette fois-ci, l’évidence me percutait de plein fouet, aucune Ă©chappatoire possible. Le carrĂ© blond foncĂ© et parfait de mon interlocutrice s’harmonisait parfaitement avec ses lunettes Ă©paisses et trop classiques. Elle inspira un peu plus profondĂ©ment, puis se lança.

— Nous sommes donc ici toutes deux pour lire ensemble le testament rĂ©digĂ© par votre maman.

Le terme de « maman » prononcĂ© par la bouche d’une inconnue pour parler de celle qui m’avait Ă©levĂ©e me dĂ©plaisait. Je trouvais cela infantilisant. J’étais la seule en droit de l’appeler ainsi, ce mot avait un tout autre sens entre mes lĂšvres. Il revĂȘtait tout l’amour que je lui portais, et dĂ©sormais, il irradiait d’une douleur lancinante qui me suivrait probablement pour toujours. Mais je ne relevai pas et hochai la tĂȘte pour abrĂ©ger au mieux cette rencontre dĂ©sagrĂ©able.

— Dans son testament, madame Blake a Ă©mis le souhait de vous lĂ©guer sa maison.

Je n’en fus guĂšre surprise. Ma mĂšre m’avait dĂ©jĂ  prĂ©parĂ©e Ă  tout cela. Elle m’en avait tenue informĂ©e, bien qu’à l’époque, parler de « l’aprĂšs elle » Ă©tait tout bonnement insupportable pour moi. J’approuvai en silence. Madame Dorsay tourna un document dans mon sens en me tendant un stylo.

— Si vous l’acceptez, il vous faut signer au bas de chaque page, s’il vous plaüt.

Une profonde douleur remontait depuis mes entrailles jusque dans ma gorge. Apposer ce fichu gribouillis sur ces quelques bouts de papier revĂȘtait un sens bien plus profond que cela n’en avait l’air. Cela signifierait alors que j’acceptai le sort que la fatalitĂ© avait rĂ©servĂ© Ă  ma mĂšre, et que je rĂ©alisai que jamais plus je ne la reverrai. L’estomac plus que nouĂ©, je me penchai vers le dossier, essuyant une larme d’un revers de manche. Je m’appliquai, prenant mon temps, et relus les dĂ©tails du document. Jamais une signature n’avait Ă©tĂ© si Ă©prouvante. La notaire, bien que probablement habituĂ©e Ă  ce genre de drames humains, dut se rendre compte de mon Ă©tat incertain, puisqu’elle m’offrit un sourire chargĂ© d’empathie en rĂ©cupĂ©rant les feuillets. Elle me tendit les clĂ©s, et je les fourrai dans mon sac sans mĂ©nagement aucun, comme si elles connotaient quelque chose de privĂ©, de familial, qu’il fallait prĂ©server de tout le reste.

— Bien. Vous recevrez les copies dans la semaine. Votre maman a Ă©galement souhaitĂ© vous remettre un courrier personnel.

Incertaine, je relevai le regard vers l’enveloppe qu’elle me tendait. De nouveau, j’apposai ma marque sur un bout de papier pour certifier avoir reçu le courrier en main propre, ce jour. Nous rĂ©glĂąmes les derniers dĂ©tails de la succession, mais une partie de moi Ă©tait dĂ©jĂ  partie ailleurs, loin dans mes pensĂ©es, dans un petit espace oĂč ma mĂšre vivait encore, le temps de quelques souvenirs.

 

*

 

Apathique, je tournai la clĂ© dans ma vieille Comet noire. Le vrombissement si particulier du moteur me fit l’effet d’une caresse apaisante, couvrant mon cƓur Ă©miettĂ© d’une sonoritĂ© habituelle et rassurante. Je me rĂ©fugiai dans un cocon, me coupant du reste du monde. L’enveloppe encore scellĂ©e gisait sur le siĂšge passager, sur le tas de documents. Je n’étais pas prĂȘte Ă  l’ouvrir, pas encore. Je n’étais pas assez forte pour lire les adieux que ma mĂšre avait pris soin de me faire par Ă©crit. Je l’observai en silence, puis dĂ©marrai en trombes, avec l’insatiable besoin de fuir loin de tout ceci.

 

 

separation

Chapitres : 1234 – 567 89

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